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Dossier / Réformer les minima sociaux

Réformer les minima sociaux

Le RMI à la Réunion : leçons d’un décentrement

À propos de : N. Roinsard, La Réunion face au chômage de masse, PUR.


par Nicolas Duvoux , le 21 mai 2008


En étudiant la société réunionnaise, où le recours massif à la solidarité nationale transforme sans les détruire les solidarités privées, Nicolas Roinsard est conduit à relativiser le concept de désaffiliation, conçu par Robert Castel pour analyser la question sociale en métropole. Une relativisation peut-être excessive.

Recensé : Nicolas Roinsard, Sociologie d’une société intégrée. La Réunion face au chômage de masse. Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2007, 313 p., 18 €.

Cette recension reprend les principaux éléments d’un texte paru dans Population année 2008, volume 63, numéro 1, Bibliographie critique. Coordonnée par Abdia Touahria-Gaillard et Isabelle Parizot. Equipe de Recherche sur les Inégalités Sociales (ERIS) du Centre Maurice Halbwachs. « Pauvreté, précarité et démographie »

L’ouvrage de Nicolas Roinsard est issu d’une thèse. Son titre, Une sociologie des réaffiliations. Les effets sociaux du RMI à la Réunion, indique implicitement le concept auquel l’auteur se propose de réfléchir en étudiant l’impact du RMI sur l’intégration sociale dans la société réunionnaise. Il s’agit de la désaffiliation, concept forgé par Robert Castel pour rendre compte du caractère processuel et multidimensionnel de « l’exclusion » caractéristique de la « nouvelle question sociale » dans la France des années 1980 et 1990. Relativiser ce concept constitue, pour Nicolas Roinsard, un préalable indispensable pour comprendre comment la société réunionnaise a intégré le RMI à partir de sa logique propre. La notion de « pauvreté intégrée » se révèle, selon lui, bien plus pertinente pour penser les formes de vie et de survie qui se déploient dans l’Ile, à la marge du salariat.

Ce réexamen critique est opéré à partir d’une procédure de recherche singulière. Celle-ci consiste à identifier l’impact, dans une société particulière, de l’application d’une mesure – le RMI – conçue pour une société profondément différente. A partir d’enquêtes ethnographiques effectuées pendant plusieurs années, Nicolas Roinsard montre comment le système social dont l’Ile a hérité est parvenu à intégrer le choc exogène qu’a constitué à l’origine l’introduction du RMI. La Réunion en effet se singularise dans sa régulation du chômage de masse par la reproduction d’une « pauvreté intégrée » dans des cercles concentriques de protections rapprochées, au sein desquels le RMI s’est intégré tout en les infléchissant.

La relecture du concept central de Robert Castel, que l’on trouve dans l’introduction, constitue un apport essentiel pour l’étude de la pauvreté. L’auteur rappelle d’abord que ce concept a été élaboré pour penser une « double vulnérabilité économique et relationnelle » dont le RMI n’est finalement que le « réceptacle ». L’approche en termes de désaffiliation est saluée à plusieurs égards, en particulier pour la « clarification d’un processus collectif de déqualification et de marginalisation des chômeurs de longue durée » (p. 16).

Cependant, l’objet de Nicolas Roinsard étant d’étudier « la validité d’une telle sociologie passé le cadre de l’Hexagone » (p. 16), il effectue un décentrement de l’approche de la pauvreté à la fois par une extension dans l’espace et une réévaluation de l’ancrage historique de la société salariale. Sur ce dernier point, l’auteur commence par indiquer les risques qu’il y a à se référer à la norme de l’intégration salariale caractéristique des Trente glorieuses alors qu’en métropole même, ce modèle est « beaucoup plus une parenthèse dans l’histoire (…) qu’un modèle social et économique fortement ancré et aujourd’hui fragilisé. » (p. 17)

La comparaison avec d’autres sociétés salariales invite également à interroger la portée du concept de désaffiliation. Si la corrélation entre chômage des individus et isolement relationnel est valide en France métropolitaine, il semble au contraire que dans les pays méditerranéens (Italie, Portugal, Espagne) et dans une moindre mesure dans les pays de tradition protestante (comme les Pays-Bas et le Royaume-Uni), ce sont les individus qui occupent un emploi stable qui connaissent la plus grande probabilité de vivre un isolement relationnel familial. Or, les pays latins et la société créole de la Réunion partagent de nombreux traits communs qui, selon Nicolas Roinsard, « rendent cette idée de désaffiliation peu opérante. » C’est que le phénomène de pauvreté intégrée y constitue, selon lui, une véritable alternative à l’intégration salariale ; il existe plusieurs circuits économiques et des solidarités privées destinées à la protection sociale des familles et des groupes d’inter-connaissance.

Ces différentes critiques débouchent logiquement sur l’idée que « c’est d’abord au prix d’une relativisation de l’intégration par le travail salarié que nous sommes amenés à relativiser la notion de désaffiliation. » (p. 20) Cette relecture introductive serrée est également stratégique dans la mesure où les critiques formulées annoncent les principales dimensions de l’intégration sociale de la « société intégrée » de la Réunion, dont une sociologie est proposée dans l’ouvrage. Ainsi, le premier chapitre montre que dans un contexte social donné, l’intégration sociale est le produit de l’emboîtement de différents types d’appartenance sociale. Dans le cas de la Réunion, le groupe familial, le groupe résidentiel et le groupe ethno-religieux sont des vecteurs d’obligations réciproques de solidarité solidement intégrées dans les systèmes de valeurs qui définissent les groupes.

Le second chapitre indique que cette multi-appartenance, qui laisse la plus grande part aux solidarités privées pour réguler une pauvreté relativement généralisée, a été construite historiquement et culturellement dans le cadre d’un système de la plantation – dont l’auteur livre une description aussi utile que précise. Le statut et la fonction sociale du travail, en effet, sont marqués par l’héritage de l’économie de plantation qui a dominé l’Ile pendant plusieurs siècles. Celle-ci, longtemps bâtie sur l’esclavage, a ensuite recouru aux « engagés » recrutés en Asie et en Afrique dans des conditions qui les soumettaient, en fait, au travail forcé. S’est ainsi construite « une image négative et traumatisante du travail » (p. 67) qui permet en partie de comprendre que la société réunionnaise ne renvoie pas au modèle d’intégration par le travail salarié.

C’est dans ce contexte que s’est opérée la justement nommée « révolution RMI » dans l’Ile. Le dispositif y a en effet connu un développement immédiat qui ne s’est jamais démenti. Ainsi, fin 2004, la part des personnes couvertes par cette prestation dans la population locale était de 26%. Et l’auteur de chercher à « comprendre la nature et l’étendue des effets qu’a produit cette prestation auprès de ses bénéficiaires » par la voie de l’approche ethnographique. Celle-ci s’est déroulée dans deux types de quartier emblématiques des deux formes contrastées de l’habitat contemporain réunionnais (quartier traditionnel d’habitat horizontal en tôles ou parpaing et quartier vertical de type HLM) et couvrant la diversité des formes sociales de l’Ile : société paysanne ; société de plantation ; micro-société des pêcheurs.

Le recours massif à la solidarité nationale transforme sans les détruire les solidarités privées. La société réunionnaise a opéré une appropriation du dispositif RMI au point que celui-ci est devenu « le ciment d’un nouveau lien social dans la société réunionnaise en compensant la faiblesse des revenus du travail et en confortant l’exercice des solidarités familiales et amicales. » (p. 25) Ainsi, les nouvelles affiliations à l’Etat-providence et à leur relais sur le territoire (mairies et associations notamment) impulsées par le RMI et l’insertion ont conduit à un ajustement des solidarités préexistantes tandis que le travail salarié est moins que jamais perçu comme un vecteur d’intégration sociale. Ce résultat est bien entendu paradoxal si l’on pense que les promoteurs du dispositif avaient au contraire l’ambition de concilier réinsertion et travail.

On peut cependant se demander si l’auteur interroge assez le prix de cette absorption du choc exogène qu’a représenté l’introduction du RMI par la société réunionnaise. Son souci, louable, d’éviter l’ethnocentrisme occidentaliste le conduit peut-être à minorer les effets délétères, notamment en termes d’image – et d’intériorisation d’une image négative – de l’intégration dans la « dépendance ». Si, comme l’auteur l’affirme en conclusion, il y a « dépendance et dépendance » et si « l’impact du RMI à la Réunion peut être interprété comme un facteur essentiel d’une relative autonomisation des individus et des groupes sociaux restreints, là où en métropole on aurait tendance à ne voir qu’un retour de la dépendance » (p. 286), la Réunion n’en est pas moins marquée par un stigmate du fait des proportions qu’y a prises la « société de transferts » qu’elle est en partie devenue. On peut s’interroger sur le prix que les habitants de l’Ile paient en termes symboliques en contrepartie de la possibilité de choisir l’assistance et la débrouille plutôt que l’intégration au salariat disqualifié. Si l’identité de l’outre-mer ne se définissait que par sa logique propre et si ses modes d’intégration et de solidarité pouvaient se reproduire de manière strictement endogène, il n’y aurait sans doute pas matière à critiquer la « sociologie de la société intégrée » qui nous est proposée. On peut cependant douter de la capacité de ce territoire à se définir sans référence à la métropole.

Enfin, l’auteur montre bien que, s’il a compensé la faiblesse des revenus du travail et conforté l’exercice des solidarités familiales et amicales, le RMI a également eu pour effet de renforcer la « logique de domination et de clientélisme » (p.80) exercée par les notables de l’Ile : élus locaux, responsables administratifs, voire associations gestionnaires des dispositifs d’insertion. Ce point évoque une similitude avec le contexte métropolitain dont l’étude aurait pu être approfondie. En effet, dans les deux contextes, les dispositifs d’insertion par l’activité économique compensent un éloignement du marché du travail plus qu’ils n’incitent à l’insertion ou à la réinsertion professionnelle. Et à la Réunion comme en métropole, le choix de certains individus de se contenter d’un revenu de solidarité s’explique davantage par la faible qualité des emplois proposés que par le refus de travailler. Est ainsi proposée une ultime leçon, indissociablement sociologique et politique, de ce décentrement de l’intégration salariale par la mise en lumière des réaffiliations créoles  : il faut prendre en compte le travail dans sa matérialité, et non seulement le statut de l’emploi, pour comprendre les stratégies individuelles auxquelles l’assistance offre un support.

par Nicolas Duvoux, le 21 mai 2008

Pour citer cet article :

Nicolas Duvoux, « Le RMI à la Réunion : leçons d’un décentrement », La Vie des idées , 21 mai 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-RMI-a-la-Reunion-lecons-d-un

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