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Laïcité et tolérance en démocratie

À propos de : Brian Leiter, Pourquoi tolérer la religion ? Une investigation philosophique et juridique, Markus Haller & Marc-Antoine Dilhac, La tolérance, un risque pour la démocratie ? Théorie d’un impératif politique, Vrin


par Julie Saada , le 16 mars 2015


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Le modèle républicain peut-il parvenir à prendre en compte le pluralisme des identités ? La tolérance, fondement de nos sociétés démocratiques, doit-elle aujourd’hui être refondée ? Deux ouvrages, l’un américain, l’autre français, répondent à ces questions.

Recensés : - Brian Leiter, Pourquoi tolérer la religion ? Une investigation philosophique et juridique, trad. L. Muskens, préface de P. Brunet, Genève, Éditions Markus Haller, 2014, 233 p.
 Marc-Antoine Dilhac, La tolérance, un risque pour la démocratie ? Théorie d’un impératif politique, Paris, Vrin, 2014, 238 p.

Peut-on autoriser le blasphème et interdire les discours négationnistes ? Doit-on faire des exemptions à la loi commune en raison d’engagements religieux ou, à l’inverse, restreindre les expressions religieuses quel qu’en soit le coût pour les croyants et ce, au nom de l’égalité ? L’enseignement d’une morale à l’école favorise-t-il la tolérance et le pluralisme démocratique, ou les réduit-il en imposant une conception du bien ? Si l’actualité montre que la tolérance est à la fois consensuelle dans ses invocations, complexe et souvent contre-intuitive dans ses modalités de réalisation, les deux ouvrages publiés récemment par Brian Leiter (Professeur de philosophie et de droit à l’Université de Chicago) et Marc-Antoine Dilhac (Professeur adjoint en éthique et philosophie politique à l’Université de Montréal), la repensent à partir d’un certain nombre de problèmes auxquels ils apportent des solutions issues du libéralisme politique et de certaines de ses critiques. Ils permettent aussi de renouveler le débat public et de formuler des alternatives à une tradition républicaine française qui considère la pluralité des identités comme un épouvantail « communautariste », alors même que ce modèle républicain, s’il veut être maintenu, doit relever le défi d’intégrer de nouvelles formes de pluralisme culturel et religieux [1].

Tolérer la religion ? Loi générale et exemptions de conscience

Sous le titre provocateur et stimulant de l’ouvrage de B. Leiter (initialement : Why Tolerate Religion ?, Princeton University Press, 2013) est en réalité formulé le projet d’évaluer les raisons morales qu’aurait l’État d’accorder des exemptions de conscience religieuses à la loi générale. L’État devrait-il tolérer des exemptions lorsque les lois entrent en conflit avec des obligations religieuses, mais non lorsqu’elles contreviennent à d’autres obligations de conscience tout aussi sérieuses ? (p. 31).

La question est d’autant plus vive que ces dernières années, aux demandes d’exemptions pour motif de conscience religieuse (pensons à des refus « en conscience », émises par des dépositaires de l’autorité publique, de marier des couples homosexuels) s’est ajoutée une reformulation de la tolérance en termes de respect : des caricatures portant sur des thèmes religieux exprimeraient ainsi moins des opinions qu’un manque de respect à l’égard des croyants, dont elles nieraient la dignité – si bien que la liberté de blasphémer constituerait une forme d’intolérance à l’égard des fidèles. Alors que, chez Locke notamment, les exemptions de conscience étaient assimilées à la désobéissance civile (si chacun fait valoir ses opinions contre la loi, alors la loi devient impuissante), on veut désormais donner un statut juridique à ces demandes au nom du respect des personnes, identifiées à leurs convictions. Tout l’intérêt du livre de B. Leiter est d’examiner les raisons morales de cette « nouvelle tolérance », pour aboutir à une critique de ce que d’autres ouvrages – depuis ceux de J. Baubérot et C. Laborde, ou plus récemment de S. Hennette-Vauchez et V. Valentin – ont nommé la « catho-laïcité » en France.

Tolérance sans vertu et religion sans pluriel

Le premier chapitre du livre de B. Leiter définit la tolérance en récusant son sens de vertu morale interindividuelle porté par B. Williams, pour se centrer sur la tolérance étatique et dégager trois significations : (1) elle est un « compromis hobbesien » qui met en avant les effets anti-sociaux de l’intolérance et justifie la tolérance par des raisons instrumentales et égoïstes ; (2) elle repose sur l’impuissance de l’État à changer les croyances d’un groupe (thèse déjà présente chez Locke ou Bayle) ; (3) elle résulte d’une « incompétence gouvernementale » (F. Schauer) par laquelle il n’est jamais certain que l’État fasse le bon choix en matière morale.

B. Leiter formule alors la tolérance par principe comme la reconnaissance par un groupe qu’il existe des raisons morales et épistémiques de permettre au groupe désapprouvé de continuer à croire et à agir selon ses convictions (p. 43). Deux types d’arguments, moral et épistémique, sont mobilisés. L’argument moral est tantôt déontologique (il existe un droit à la liberté d’adopter des croyances et des pratiques), tantôt utilitariste (la tolérance à leur égard est essentielle à la réalisation de biens moralement importants). L’argument épistémique, issu de J. S. Mill, souligne la contribution de la tolérance à la connaissance des vérités morales en nous confrontant à des croyances différentes.

Si ces justifications de la tolérance impliquent néanmoins de limiter cette dernière par la considération de la liberté ou du bien-être des autres membres de la communauté, la question reste de savoir s’il existe des raisons de penser que cet idéal moral ne s’applique qu’aux revendications de conscience religieuses. B. Leiter construit alors une définition de « la » religion, suffisamment abstraite pour les inclure toutes, en empruntant à la fois à Durkheim, T. Macklem et J. Witte. « La » religion recouvre ainsi des croyances qui (1) prescrivent catégoriquement certaines actions, quels que soient les désirs de l’individu et le contexte social, et qui sont des choses que les croyants doivent faire pour rendre leur vie digne d’être vécue ; (2) sont isolées des standards de preuve et de justification rationnelle ordinaire du sens commun et de la science ; (3) impliquent, explicitement ou implicitement, une métaphysique de la réalité ultime, comprise comme l’aspect le plus important pour une vie humaine épanouie ; (4) sont des consolations existentielles qui rendent compréhensibles et supportables les faits élémentaires de l’existence humaine, comme la souffrance et la mort. Les croyances religieuses requiert-elles alors qu’on leur accorde une protection spéciale, de sorte qu’elle puissent justifier des exemptions à la loi générale ?

L’auteur répond négativement aux deux arguments qui soutiendraient une telle protection. Le premier, déontologique, s’appuie sur Rawls : placés sous un voile d’ignorance, les individus choisiraient de protéger leurs revendications de conscience pour motif religieux. B. Leiter soutient, à l’inverse, qu’ils voudraient protéger leurs revendications de conscience pour des motifs moraux en général, non spécifiquement pour des motifs religieux. Les demandes d’exemptions pour motifs religieux sont donc inutiles. Le second, épistémique et utilitariste, récuse la thèse de J. S. Mill : rien ne permet d’admettre que la tolérance à l’égard de croyances sans preuves contribuera à la connaissance de la vérité ou à un plus grand bien-être. B. Leiter souligne à l’inverse la propension des croyances religieuses à nuire à autrui, tout en montrant qu’il faudrait alors avaler la « pilule spéculative », c’est-à-dire adopter un préjugé favorable à la religion. L’État peut ainsi octroyer des exemptions de conscience en général, non de conscience religieuse spécifiquement.

Tolérance, respect, laïcité

Mais s’il n’existe pas de raisons morales de tolérer la religion en tant que telle, existe-t-il de bonnes raisons de la respecter ? Soutenue par M. Nussbaum, la thèse du respect-évaluation souligne la valeur de la faculté qu’ont les êtres humains à s’interroger sur le sens de l’existence et fait de cette valeur le fondement moral à la liberté de croyance, donc aussi au respect qui lui est dû. B. Leiter rétorque que « les cas de conscience qui prescrivent catégoriquement certaines actions et qui sont irrationnels et invérifiables, tout en offrant néanmoins de la consolation existentielle » (p. 124), ne justifient que la tolérance et non le respect et, de manière plus générale, que notre égalité dans notre capacité à nous tromper étend la tolérance à toutes les opinions, et pas seulement aux croyances religieuses.

Achevant sa démonstration en faveur de la tolérance par principe, B. Leiter soulève trois objections contre l’existence de facto de reconnaissances légales d’exemptions pour motif de conscience religieuse. La première, jadis formulée par Locke, soutient qu’accorder un statut légal à toutes les revendications de conscience (quel que soit leur objet, au-delà des seules revendications religieuses) reviendrait à constitutionnaliser le droit à la désobéissance civile. La solution, consistant à n’admettre des exemptions que pour les croyances et les pratiques socialement avérées, donc authentiques, conduit à une seconde objection, de type épistémique : juge et législateur se feraient alors interprètes des textes sacrés et des pratiques tout en exigeant la neutralité de l’État. Un compromis consisterait à n’admettre que les revendications s’enracinant dans des traditions communes ou de groupe, mais il pénaliserait alors les croyances et les pratiques minoritaires (celles de végétaliens, des défenseurs des animaux, indique B. Leiter) – ce qui conduit en définitive à prôner l’égalité dans la considération accordée aux revendications de conscience. Enfin, la troisième objection distingue les effets sur autrui des exemptions à la loi générale. Des exemptions qui impliquent d’imposer à autrui des charges supplémentaires (un « transfert de charge ») ne peuvent être admises – ainsi, l’exemption de service militaire au nom de l’objection de conscience morale implique-t-elle une charge supplémentaire en cas de guerre pour ceux qui ne se prévalent pas de ce motif, souligne B. Leiter. Cet argument justifie a contrario les exemptions qui n’impliquent aucun transfert de charge pour autrui, et qui constituent un fardeau pour ceux dont la loi générale contrevient à leurs choix moraux ou religieux.

Cet argument revêt une pertinence spécifique pour la France, dont la loi de 2004 sur l’interdiction du port ostensible de signes religieux à l’école constitue un coût pour les musulmans, principalement visés, alors que les lois doivent êtres neutres quant à leur but pour être conformes au principe de tolérance. En outre, le port ostensible de signes religieux n’impliquerait aucune charge nouvelle pour autrui ni nuisance spécifique. B. Leiter dénonce ainsi une loi qui, sous couvert de neutralité, viserait à ne pas tolérer une religion particulière, s’inscrivant dans un risque plus général de voir l’État opprimer toute revendication de conscience désapprouvée en prétendant poursuivre un but d’intérêt public. Passant d’un concept très abstrait de « la » religion à un contexte empirique précis, B. Leiter souligne à quel point chercher à exclure une religion de la sphère publique est intolérant et inadmissible (p. 152).

La démonstration menée par B. Leiter, qui identifie les opinions religieuses à des conceptions compréhensives du bien comme les autres et n’admet dès lors des exemptions que si elles n’impliquent aucun transfert de charge sur autrui, a pour grand intérêt de penser la tolérance en la démarquant de la vertu, du respect, et de la conception dominante issue du libéralisme politique – position originelle rawlsienne qui postule l’égalité des individus – mais à partir d’un questionnement sur ce qui constitue, ou non, la spécificité d’une croyance religieuse. Le caractère abstrait du concept de religion qu’il produit ne peut néanmoins que décontenancer le lecteur averti de la dimension sociale des croyances et des pratiques religieuses. Faisant fi de la variété des religions et sans considération de leur dimension sociale, le raisonnement de B. Leiter, d’une rigueur apparente qui séduira les néophytes autant que les pourfendeurs des naïvetés humaines (auxquelles la préface de Pierre Brunet ramène superbement toute religion), s’empêche précisément de penser les conditions d’émergence même des problèmes qu’il formule. On est ainsi surpris que « la » religion soit une simple affaire d’opinion, sans lien avec la construction des identités, des contextes de choix, des médiations sociales et historiques qui produisent la pluralité – et ce, alors même que la référence à Durkheim pourtant présente dans l’ouvrage, ainsi que les objections bien connues adressées à Rawls par les communautariens, eux aussi soucieux d’égalité, permettaient largement de formuler. Lorsque au fil de la lecture, on en vient à se demander si ce livre a un objet, on peut se réconforter en pensant qu’il a au moins un but : présenter tous les arguments possibles qui contestent toute forme d’accommodement raisonnable [2]. La tâche n’est pas illégitime, mais elle semble se contredire en supprimant toute prise en considération des contextes spécifiques qui rendent précisément nécessaire la tolérance.

Le défi démocratique de la tolérance

Si la conclusion de l’ouvrage de M.-A. Dilhac porte le même jugement que celui de B. Leiter sur les transformations de la laïcité en France, tout en défendant à l’inverse des exemptions pour motif religieux, il procède selon une méthodologie très stimulante qui articule la réflexion normative à l’analyse empirique, dans un cadre théorique plus large qui invite à repenser – principalement à partir de Rawls – la démocratie.

Chaque chapitre s’ouvre en effet sur un contexte à partir duquel une question spécifique liée à la tolérance est examinée. On voit ainsi se succéder le procès en 1925 de John Thomas Scopes, qui enseigne l’évolutionnisme, contre l’État du Tennessee au nom du Butler Act, lequel interdit l’enseignement des doctrines non créationnistes ; les caricatures de Mahomet au Danemark en 2005 ; Christine Boutin brandissant la Bible à l’Assemblée nationale lors du débat sur le PACS en 1998, et l’affaire Yoder relative à l’âge obligatoire de scolarisation pour les enfants Amish aux États-Unis. Ces contextes ne sont pas décoratifs ni rhétoriques : ils forment les cadres empiriques complexes adoptés par l’auteur pour penser la neutralité de l’État et les désaccords raisonnables (chap. 1), la liberté d’expression (chap. 2), la neutralité ou la place des convictions morales et religieuses dans la délibération politique (chap. 3), les exemptions à la loi générale pour motif de conscience religieuse (chap. 4) et la loi française de 2004 (conclusion).

Partant de l’idée que la tolérance est l’idéal négatif (car différent du respect ou de l’estime) et politique d’un monde commun qui rend possible le développement des désaccords moraux et de la conflictualité politique sans la guerre, M.-A. Dilhac la pense comme inhérente à la démocratie dès lorsqu’elle formule « l’idéal d’inclusion de la diversité des citoyens idéologiquement et culturellement divisés au sein d’une même société politique », idéal qui refuse l’exclusion « sans raisons justifiables publiquement » (p. 8-9). Elle est en ce sens une valeur libérale – le libéralisme renvoyant à son sens politique classique qui fait de la liberté individuelle un bien fondamental – car elle consiste à protéger la liberté de penser et d’agir d’une manière qui déplaît aux autres. Si la tolérance a longtemps été comprise comme l’expression d’une domination d’un pouvoir monarchique qui supporte les déviances, et plus récemment tantôt comme un principe inégalitaire (entre tolérant et toléré) incompatible avec l’égalité démocratique, tantôt comme une revendication de type « communautariste » – à laquelle il paraît bon d’opposer la laïcité républicaine – M.-A. Dilhac soutient à l’inverse qu’elle est inhérente à un régime démocratique d’égalité. Sa réflexion sur la démocratie se déploie à partir du libéralisme politique de Rawls, nuancé par un recours au communautarisme – notamment celui de Kymlicka.

Politique, vérité et blasphème

Car l’ensemble de l’ouvrage expose les thèses de Rawls, par lesquelles sont analysés différents contextes politiques et cas judiciaires. Le premier chapitre est consacré à la critique de l’argument faillibiliste en faveur de la tolérance, retracé à partir de J. S. Mill, K. Popper et H. Marcuse, selon lequel la tolérance produirait des bénéfices épistémiques qui permettraient d’accroître notre savoir et de parvenir au vrai (rendant la tolérance dès lors inutile en supprimant le pluralisme), alors que l’intolérance y ferait obstacle. M.-A. Dilhac soutient à l’inverse que la tolérance doit s’affranchir de la question de la vérité et défaire le lien qui unit celle-ci à la politique, précisément parce que l’usage libre de la raison en démocratie exclut d’imposer une conception qui, inévitablement, ne peut être acceptée par tous. Prenant le pluralisme au sérieux, l’auteur montre que les désaccords raisonnables inhérents aux démocraties impliquent que l’État ne puisse promouvoir aucune conception substantielle de la vie réussie, ni aucune vision du monde ou conception de la vérité comme totalité.

Mais existe-t-il des limites raisonnables à l’expression de ce pluralisme ou, plus précisément, la tolérance d’un régime démocratique libéral implique-t-elle la liberté d’offenser ? La thèse soutenue par M.-A. Dilhac sur ce point consiste à défendre la liberté d’expression quand bien même elle heurterait la sensibilité de certaines personnes. Cette dernière ne constitue pas une raison suffisante et légitime pour la limiter. Mais contre R. Dworkin et de P. Singer, pour qui proscrire le négationnisme et autoriser la publication de caricatures blasphématoires est incohérent, politiquement hypocrite et désastreux (les négationnistes étant alors exclus du processus démocratique), M.-A. Dilhac reprend l’argument de Rawls : on ne doit certes pas restreindre l’usage de la liberté quand il produit des actions ou des opinions que l’on juge indésirables et dérangeantes, mais cette restriction est requise lorsque l’expression des opinions produit une contradiction dans l’usage de la liberté (p. 91). Tant qu’il ne réduit pas le système des libertés, tout acte de liberté de conscience et d’expression doit être toléré. Les seules limites sont celles de l’exercice légitime des facultés nécessaires à la pleine citoyenneté démocratique et celle du danger manifeste et imminent.

On aurait apprécié que l’auteur précise la nature d’un tel danger : à considérer en effet, par exemple, les usages de la notion juridique d’ « ordre public » en droit français, qui tendent de plus en plus à soutenir un ordre immatériel ou symbolique, on ne peut que constater à quel point l’indétermination sémantique des concepts juridiques est souvent tranchée au profit d’une conception majoritairement acceptée, et non dans le cadre d’une raison publique soucieuse d’équité. La tolérance est en effet un risque à assumer pour la démocratie, non seulement parce qu’il n’est pas de démocratie sans la possibilité de faire un usage déplaisant de la liberté, mais aussi parce que nos concepts politiques et juridiques sont en permanence l’objet d’interprétations et de contre-interprétations qui nous obligent à les redéfinir sans cesse.

Une critique de la neutralité, ou l’inclusion par l’exception

S’il montre avec Rawls que l’État doit mener une politique publique caractérisée par la neutralité du but et une neutralité procédurale relevant d’une « raison publique agnostique » (p. 133), de sorte que les individus n’ont pas de raison légitime d’utiliser l’État pour promouvoir leur conception du bien ou combattre celle des autres, M.-A. Dilhac se démarque cependant de la tolérance rawlsienne lorsqu’il s’agit d’analyser la partialité culturelle des institutions. Ces dernières ne pouvant être neutres, l’auteur soutient alors qu’un communautarisme ouvert (p. 162, 189), dont il n’adopte pas néanmoins les présupposés philosophiques, permet de corriger la tolérance libérale en prenant en compte la pluralité culturelle. Parce que les individus ne peuvent faire de choix signifiants que dans un contexte d’appartenance communautaire qui fournit le langage commun et les significations partagées permettant de valoriser certaines options et d’en dévaloriser d’autres, ou de choisir parmi un éventail de choix qui n’est lui-même pas choisi (p. 164), il est nécessaire de définir des aménagements qui permettent à ceux qui sont pénalisés par la répartition des droits et des devoirs de pouvoir mener leur vie conformément à leur conception du bien. La tolérance libérale appliquée au contexte multiculturel doit ainsi prendre la forme d’une politique d’exemptions et d’accommodements raisonnables, laquelle assure paradoxalement l’inclusion des minorités (p. 154).

La laïcité communautarienne

M.-A. Dilhac fait aussi un usage critique du communautarisme pour contester l’évolution récente de la laïcité en France. La loi de 2004 fait des conventions vestimentaires de la communauté culturelle majoritaire la norme qui doit prévaloir. Elle admet les symboles compatibles avec l’expression de la foi majoritaire (petites croix chrétiennes) tout en excluant les symboles étrangers à la culture majoritaire afin de se donner l’illusion de l’universalité par l’uniformité symbolique. On pourra ainsi relever la pertinence du constat dressé par l’auteur quant aux évolutions de la laïcité, dont la contradiction est flagrante : elle devient communautarienne tout en faisant du communautarisme un épouvantail.

Si l’ouvrage présente des arguments rigoureusement articulés, qui relèvent le défi de penser à la fois du point de vue normatif et dans des contextes politiques et juridiques situés, la question de savoir comment une politique d’accommodements raisonnables peut être définie dans des contextes qui ne sont pas ceux du multiculturalisme anglo-saxon reste posée. On aurait aussi aimé trouver d’autres sources de justification de la tolérance que celles offertes par Rawls, malgré la correction communautarienne mobilisée de manière très fructueuse par l’auteur, tant les questions soulevées constituent des enjeux complexes et cruciaux que le libéralisme rawlsien est loin d’épuiser – ainsi d’autres travaux ont-ils montré la pertinence d’une théorie de la non-domination ou du républicanisme critique de P. Pettit pour une analyse normative de la tolérance en démocratie. Il n’en reste pas moins que l’ouvrage présente un très grand intérêt tant pour la philosophie politique normative que pour penser nos propres engagements au présent.

par Julie Saada, le 16 mars 2015

Aller plus loin

BAUBÉROT Jean, La laïcité falsifiée, Paris, La Découverte, 2014.

DURKHEIM Émile, Les formes élémentaires de la vie religieuse : le système totémique en Australie, 5e éd., Paris, Presses Universitaires de France, 2005.

DWORKIN Ronald, « Even Bigots and Holocaust Deniers Must Have Their Say », The Guardian, 14 février 2006.

HENNETTE-VAUCHEZ Stéphanie & VALENTIN Vincent, L’affaire Baby-Loup ou la Nouvelle Laïcité, Paris, L.G.D.J., 2014.

KYMLICKA Will, Liberalism, Community, and Culture, Oxford, Clarendon Press, 1989.

LABORDE Cécile, Français, encore un effort pour devenir républicains !, Paris, Editions du Seuil, 2010.

MACKLEM Timothy, « Faith as a secular Value », McGill Law Journal, n°45, 2000, p. 1-63.

NUSSBAUM Martha, Les religions face à l’intolérance. Vaincre la politique de la peur, trad. N. Ferron, Paris, Climats, 2013.

NUSSBAUM Martha, Liberty of Conscience : In Defense of America’s Tradition of Religious Equality, New York, Basic Books, 2008.

PETTIT Philip, Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement, trad. P. Savidan et J.-F. Spitz, Paris, Gallimard, 2004.

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RAWLS John, Théorie de la justice, trad. C. Audard, Paris, Points, 2009.

SCHAUER Frederick, Free Speech : A Philosophical Enquiry, Cambridge, Cambridge University Press, 1982.

SINGER Peter, « Liberté d’expression, Mahomet et l’Holocauste », La libre Belgique, 24 février 2006.

WILLIAMS Bernard, « Toleration : An Impossible Virtue ? », in David Heyd (dir.), Toleration : An Elusive Virtue, Princeton, Princeton University Press, 1996, p. 18-27.

WITTE John Jr., Religion and the American Constitutional Experiment, 2e éd., Boulder, Westview, 2005.

Pour citer cet article :

Julie Saada, « Laïcité et tolérance en démocratie », La Vie des idées , 16 mars 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Laicite-et-tolerance-en-democratie-2977

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Notes

[1Cf. Jean Birnbaum, Interview à Libération, 7 février 2015, p. 24-25.

[2Issu du droit canadien, l’accommodement raisonnable désigne l’assouplissement d’une norme afin de contrer la discrimination que cette norme peut engendrer sur des personnes, au nom du droit à l’égalité.

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