Depuis la parution en 1990 de l’ouvrage de Gøsta Esping-Andersen The Three Worlds of Welfare Capitalism [1], les chercheurs en sciences sociales investis dans les comparaisons internationales sont nombreux à reprendre la typologie qui y est proposée en y apportant parfois quelques correctifs en fonction des objectifs qu’ils visent et des pays qu’ils prennent en considération. Son intérêt est de permettre la comparaison de la structuration des sociétés modernes à partir de leurs modes spécifiques de régulation sociale.
Cette typologie porte sur les systèmes de protection sociale. Le principe de « démarchandisation » (decommodification) est au cœur de la notion de welfare state. Esping-Andersen, à la suite de nombreux travaux sur la relation entre classes sociales et citoyenneté, retient que les sociétés occidentales, notamment après la Seconde Guerre mondiale, ont toutes cherché à offrir aux individus une plus grande sécurité face aux aléas de la vie et au risque de pauvreté. Il s’agissait de faire des individus autre chose qu’une marchandise échangeable et de définir pour chacun d’entre eux des droits économiques et sociaux, que d’aucuns ont pu définir comme l’équivalent d’une « propriété sociale » [2]. Mais ce processus de « démarchandisation » n’a pas été conduit de la même manière dans tous les pays du monde occidental, ce qui a conduit à distinguer plusieurs régimes de welfare. Des critiques lui ont toutefois été adressées et des doutes sont régulièrement émis sur la pertinence de cette typologie à rendre compte, à elle seule, des différences structurelles entre les sociétés modernes.
Je propose dans ce texte de revenir sur cette typologie et sur les principales critiques dont elle a fait l’objet depuis les années 1990. Il s’agira ensuite de partir d’une conception plus large des solidarités humaines en ne se limitant pas au système de protection sociale. C’est dans ce sens que je propose d’élaborer une typologie des régimes d’attachement social au sens de la pluralité et de l’entrecroisement de plusieurs types de liens sociaux [3]. Il s’agit donc d’adopter une autre perspective théorique pour comparer les sociétés modernes. Je tenterai ensuite de vérifier ce qui distingue empiriquement ces deux typologies.
Le système de protection sociale au cœur de la typologie d’Esping-Andersen
En prenant en compte à la fois l’octroi des droits sociaux accordés sur la base de la citoyenneté et la manière dont les activités de l’État sont coordonnées avec les fonctions attribuées au marché et à la famille, Gøsta Esping-Andersen distingue trois régimes de welfare : le régime « libéral », le régime « conservateur-corporatiste » et le régime « social-démocrate ».
Les exemples typiques du régime « libéral » sont les États-Unis, le Canada et l’Australie, pays où l’État-providence est fortement dominé par l’assistance sociale et dans lesquels les droits sont moins attachés au travail qu’à un besoin démontrable [4]. L’État encourage le marché, se limite à une intervention minimale pour assurer la protection sociale la plus élémentaire et parfois même cherche à favoriser l’essor des assurances privées. Il s’agit donc d’un processus de « démarchandisation » très faible. Le régime « conservateur-corporatiste » des pays d’Europe continentale est fondé, au contraire, sur le système des assurances obligatoires, organisé dans un esprit corporatiste de défense des intérêts et des droits acquis liés au secteur d’activité ou au métier. Ce régime favorise le maintien des différences de statut social. Il se fonde aussi sur une conception traditionnelle du rôle de la famille où les femmes sont encouragées par le système des allocations familiales à se tenir en marge de la sphère professionnelle et à se consacrer avant tout à l’éducation de leurs enfants. C’est la raison pour laquelle Esping-Andersen qualifie ce régime de « conservateur ». Les pays qui en sont proches sont l’Autriche, la France, l’Allemagne et l’Italie. Enfin, le régime « social-démocrate » des pays nordiques dans lequel le principe de l’universalité des droits sociaux est appliqué de la façon la plus systématique, permet à l’ensemble de la société, la classe moyenne comme la classe ouvrière, de bénéficier d’un très haut niveau de protection sociale, sous la forme notamment de services publics universels. Ce régime favorise l’émancipation des individus par rapport aux lois du marché, mais aussi par rapport à la famille. C’est le modèle dans lequel le processus de « démarchandisation » est le plus avancé.
Ces modèles permettent de comprendre les modes d’organisation des sociétés occidentales en fonction de la protection sociale en général et les formes spécifiques de stratification sociale qui en découlent. Cette typologie a suscité de nombreux débats. Plusieurs auteurs, sur la base de travaux empiriques, ont proposé des terminologies différentes et des regroupements de pays autres que ceux proposés par Esping-Andersen sans toutefois dévier par rapport à la problématique initiale qu’il avait retenue [5]. L’un d’entre eux, Maurizio Ferrera, a proposé d’ajouter un autre type, en l’occurrence le modèle méditerranéen, pour rendre compte de la spécificité des pays du Sud de l’Europe (Espagne, Portugal, Italie, Grèce), avec notamment un très faible niveau de protection sociale en général, une forme clientéliste d’accès aux droits sociaux et une gestion parcellaire et localisée de la pauvreté [6]. Mais la critique la plus saillante a porté sur l’absence de la question des inégalités de genre [7]. Cette typologie ne prend pas en compte la contribution des femmes au système de protection sociale, notamment dans la participation à l’économie domestique, l’éducation des enfants et, de façon plus générale, dans les fonctions vitales du care. Certains auteurs ont également tenté d’enrichir la compréhension des différents régimes de welfare en prenant en compte l’empreinte des religions [8].
Mais, en dépit des critiques, le principe de cette typologie, sous des formes variées qui lui sont apparentées, s’est imposé [9]. Personne aujourd’hui ne conteste l’effet du système de protection sociale sur la stratification sociale. Prenons un exemple. La condition des chômeurs est incontestablement liée à la façon dont ils sont indemnisés et accompagnés dans la recherche d’un emploi, ce qui permet de vérifier l’effet du régime de welfare [10]. Mais épuise-t-on pour autant l’expérience du chômage en se limitant à la dimension institutionnelle de la politique sociale ? Ne faut-il pas prendre en compte également les rôles familiaux, les formes de sociabilité, le système d’éducation, les services publics, le rapport aux institutions, etc. ? Le rôle des politiques sociales est essentiel, mais il ne suffit pas à lui seul à comprendre la complexité de la régulation des sociétés modernes. Il peut paraître douteux qu’un seul indice de « démarchandisation » puisse à lui seul en rendre compte.
Trois décennies après la publication du livre d’Esping-Andersen, force également est de constater que l’État-providence dans la plupart des pays est en recul sous l’effet de politiques néo-libérales définies et diffusées à l’échelle mondiale. D’aucuns soulignent même une tendance de fond à la « re-marchandisation ». On pourrait dès lors faire l’hypothèse que cette typologie perde peu à peu sa force explicative au fur et à mesure que l’on s’éloigne des conditions de formation des systèmes de protection sociale définis au XXe siècle dans un contexte national de productivisme et de forte croissance économique. Or, en dépit de ce processus général, des analyses récentes confirment toujours la pertinence de cette typologie pour rendre des différenciations structurelles des sociétés modernes, le néo-libéralisme pouvant se décliner de façon spécifique dans chaque régime [11]. Mais, fort de ce constat, on peut faire aussi l’hypothèse que si les différenciations entre les sociétés modernes se maintiennent, c’est qu’il existe d’autres variables cachées, que la perspective exclusive des régimes de welfare a contribué à passer sous silence.
Autrement dit, la variable dépendante, en l’occurrence le système de protection sociale, pourrait être elle-même déterminée par un ensemble d’autres variables non prises en compte dans les modèles explicatifs. Il est également frappant de constater qu’en partant d’autres variables dépendantes, comme les politiques de l’emploi et du travail [12] ou les politiques éducatives [13], les chercheurs ont abouti à des classifications de pays à peu près équivalentes à celle d’Esping-Andersen. Si quel que soit le type d’action publique étudié, on aboutit au même résultat, ne doit-on pas considérer qu’il faut rechercher au-delà de ces politiques sectorielles les fondements structuraux des sociétés modernes ? C’est dans cet esprit d’ouverture qu’il me semble utile aujourd’hui de proposer une perspective théorique complémentaire.
Partir de l’entrecroisement des liens sociaux
Dans mes recherches comparatives sur la pauvreté, j’ai vérifié que le risque de ruptures cumulatives varie fortement d’un pays à l’autre sans que l’on puisse pour autant en attribuer exclusivement la cause au régime de welfare [14]. J’en suis venu à rechercher un cadre analytique plus global et à effectuer un décentrement par rapport au système de protection sociale.
L’objectif est de partir, non pas de celui-ci, mais des différents types de liens qui attachent les individus les uns aux autres et à la société. Ce qui lie les êtres humains entre eux devient alors l’objet premier à étudier. Dans cette perspective, ce qui contribue à différencier les sociétés modernes du point de vue des formes de solidarité relève des normes qui encadrent les processus de socialisation. Il s’agit alors d’étudier la structuration des sociétés modernes à partir de l’entrecroisement de différents types de liens sociaux, et renvoyant à différentes sphères de la morale collective au sens de Durkheim, auteur que ne cite pas Esping-Andersen.
Dans son cours sur L’Éducation morale, rédigé à la fin des années 1890, Durkheim définit le concept d’attachement aux groupes [15]. C’est ainsi qu’il a esquissé pour ainsi dire une théorie de la pluralité des attachements, mais qui n’a pas connu jusqu’à aujourd’hui une réelle postérité. Durkheim distingue plusieurs groupes d’attachement : la famille, le groupe professionnel, l’association, la patrie, l’humanité. Il s’est posé ensuite la question de la hiérarchie de ces derniers. Si l’on ne retient que les trois dont il discute le plus – la famille, la patrie et l’humanité –, sa réponse est catégorique. Si chacun des trois est vital, la patrie est un groupe social d’un ordre plus élevé, tant la famille se confond souvent avec les intérêts personnels et tant l’humanité, qui n’a pas d’organisation propre, reste un terme trop abstrait pour lui subordonner un groupe plus restreint existant réellement. En plaçant ainsi la patrie au sommet, il fait du lien de citoyenneté – et donc de la morale civique – une sorte d’idéal à atteindre pour réguler le système normatif et assurer la cohésion sociale la plus aboutie. La hiérarchie qu’il instaure entre les différents types de liens est parfaitement cohérente avec la représentation qu’il a de l’État et de la patrie, mais il faut reconnaître que cette conception est sur ce point plus normative que sociologique. Pour éviter ce jugement de valeur, il convient d’analyser comment s’effectue, à partir de la production des normes et de la mise en cohérence de l’ordre social, l’attachement des individus aux groupes et à la société en soulignant la pluralité des formes historiques et anthropologiques de ce processus. La question n’est plus de savoir quel est le groupe que l’on doit placer, une fois pour toutes, en haut de la hiérarchie des attachements, mais comment les différentes sociétés hiérarchisent elles-mêmes ces groupes : autrement dit, comment régulent-elles les fondements moraux de la solidarité ? On peut partir de l’hypothèse que chaque société, par son système normatif, en donne une version plus ou moins précise.
En prolongeant cette perspective analytique, je suggère de redéfinir sociologiquement le concept d’attachement aux groupes en lui substituant celui d’attachement social pour insister sur le travail normatif des sociétés [16] et d’élaborer des indicateurs statistiques pour comparer des pays situés dans des aires culturelles différentes. Il s’agit donc de reprendre la discussion là où Durkheim l’avait laissée et de proposer un cadre analytique nouveau pour distinguer et interpréter les formes contemporaines de l’attachement social.
Quatre régimes d’attachement social
Dans le prolongement de cette réflexion, je distingue quatre types de liens sociaux : le lien de filiation (au sens des relations de parenté), le lien de participation élective (au sens des relations entre proches choisis), le lien de participation organique (au sens de la solidarité organique et de l’intégration professionnelle) et le lien de citoyenneté (au sens des relations d’égalité entre les membres d’une même communauté politique). Ces quatre types de liens sociaux renvoient à quatre sphères distinctes de la morale collective : le lien de filiation relève de la morale domestique, le lien de participation élective de la morale associative, le lien de participation organique de la morale professionnelle et le lien de citoyenneté de la morale civique.
Ces types de liens sont complémentaires et entrecroisés. Ils constituent le tissu social qui enveloppe l’individu. Dans chaque société, ils constituent la trame sociale qui préexiste aux individus. Le concept d’attachement social permet de qualifier ce processus d’entrecroisement normatif de ces types de liens. Cet entrecroisement se réalise tout d’abord en chaque individu par le processus de socialisation. Il est inégal, car l’intensité de ces liens sociaux varie d’un individu à l’autre en fonction des conditions particulières de sa socialisation. Le risque de fragilité ou rupture de chacun des types de liens est plus élevé dans les classes populaires et diminue progressivement selon l’échelle sociale. Il est donc possible d’étudier ce type d’inégalité à l’échelle locale, entre les quartiers urbains par exemple.
Mais cet entrecroisement vaut aussi à l’échelle de la société dans son ensemble et l’analyser de façon comparative permet d’appréhender, ce que Marcel Mauss appelait le « tout social » en poursuivant ainsi le projet sociologique de Durkheim. Chaque société n’accorde pas la même importance aux quatre types de liens. Elle les hiérarchise le plus souvent si bien qu’on peut déterminer le lien prééminent dans telle ou telle société. Le rôle que jouent par exemple les solidarités familiales et les attentes collectives à leur égard est variable d’une société à l’autre. L’aptitude à former des associations pour défendre les intérêts multiples de la société civile n’est pas valorisée avec la même intensité dans tous les pays. Les groupes professionnels n’ont pas non plus la même consistance organisationnelle et ne sont pas protégés et reconnus de façon équivalente. Enfin, l’importance accordée au principe de citoyenneté comme fondement de la protection et de la reconnaissance varie fortement d’un contexte national à l’autre.
C’est dans le sens de cette régulation sociale globale que l’on peut parler de régime d’attachement social, lequel a pour fonction de produire une cohérence normative globale afin de permettre aux individus et aux groupes de vivre ensemble, par-delà leurs différenciations et leurs rivalités. Quatre types de régimes d’attachement peuvent ainsi été définis : familialiste, volontariste, organiciste et universaliste. Chacun d’entre eux est une combinaison inégale des quatre types de liens dont l’un assure une fonction régulatrice par l’influence qu’il exerce sur les trois autres. Le régime de type familialiste a pour caractéristique principale d’être régulé par le lien de filiation ; la morale domestique y est dominante. Le régime de type volontariste est régulé par le lien de participation élective et se fonde principalement sur la morale associative, le régime de type organiciste est régulé par le lien de participation organique et se nourrit de la morale professionnelle. Enfin, le régime de type universaliste se régule à partir du lien de citoyenneté et prend toute sa force à partir de la morale civique.
Partir de la pluralité des liens sociaux et des sphères de la morale collective n’a pas le même sens que partir du système de protection sociale, même si un certain recoupement est possible. Il existe en effet une différence de conceptualisation. Dans la typologie des régimes d’attachement social, le système de protection sociale n’est pas la dimension fondatrice de la typologie, laquelle repose de façon plus large sur les fondements normatifs qui encadrent le processus de socialisation.
Une classification des pays différente sur de nombreux points
À la différence de Durkheim, nous disposons aujourd’hui à l’échelle internationale de sources statistiques issues d’enquêtes réalisées sur la population générale dans plusieurs pays. Nous pouvons donc y avoir recours pour étudier les variations nationales (et régionales selon les sources) des liens sociaux à partir d’indicateurs synthétiques et pour vérifier ainsi les différents types de régimes d’attachement social. Le choix de ces derniers reste toutefois limité à la disponibilité et à la fiabilité des sources statistiques. Puisque les indicateurs recherchés sont variés, ils nécessitent de recourir à plusieurs sources dans le même pays. Il a parfois fallu écarter certains pays qui ne disposaient pas de toutes les sources nécessaires à la comparaison. Au prix d’un patient travail de collecte, la base finale de données a été établie pour 34 pays qui se répartissent en onze aires culturelles et donne ainsi une grande amplitude à la comparaison internationale. La méthodologie a consisté à définir à l’aide de tous ces indicateurs un indice synthétique pour chacun des autres types de liens sociaux [17]. Sur la base de ces quatre indices, une classification par ascendance hiérarchique a fait ressortir cinq clusters distincts.
Dans le cluster 1 qui comprend 7 pays (Chili, Colombie, Pérou, El Salvador, Guatemala, Mexique, Nicaragua), il existe une très nette prééminence du lien de filiation sur les autres, ce qui nous autorise à le rapprocher d’un régime d’attachement très familialiste.
Dans le cluster 2 qui comprend 11 pays (Argentine, Brésil, Estonie, Pologne, Hongrie, Grèce, Espagne, Japon, Corée du Sud, Afrique du Sud, Turquie), le lien de filiation est un peu plus faible, mais quand on le compare aux autres types de liens, il reste très nettement supérieur, ce qui nous permet de conclure qu’il correspond, lui aussi, à un régime d’attachement familialiste. Pour distinguer ces deux clusters, le croisement avec d’autres indicateurs socio-économiques de développement a permis de constater que le premier est plutôt à tendance traditionnelle et le second plutôt à tendance moderne.
Le cluster 3 se compose de 4 pays (France, Italie, Slovénie, Uruguay). Le lien de participation organique apparaît cette fois très élevé comparativement aux trois autres, ce qui correspond parfaitement à la définition du régime d‘attachement organiciste.
Le cluster 4 comprend 4 pays (États-Unis, Canada, Nouvelle-Zélande, Grande-Bretagne) pour lesquels le lien de participation élective est nettement plus élevé que les trois autres. Sans hésitation, nous pouvons donc rapprocher ce cluster du régime d’attachement volontariste.
Enfin, le cluster 5 comprend 8 pays (Danemark, Norvège, Finlande, Suède, Pays-Bas Allemagne, Suisse, Australie) pour lesquels lien de citoyenneté est le plus élevé. Dans ce cluster, le lien de filiation est très faible, en revanche, le lien de participation organique et le lien de citoyenneté sont tous deux consistants. Puisque le lien de citoyenneté est le plus élevé, nous pouvons rapprocher ce cluster du régime d’attachement universaliste. Mais ce résultat nous conduit aussi à préciser que ce type de régime pourrait être défini par une deuxième caractéristique, celle d’un fort entrecroisement de trois types de liens sociaux complémentaires : le lien de citoyenneté, le lien de participation organique et le lien de participation élective, avec une légère prééminence du premier sur les deux autres. Ainsi, alors que dans les quatre autres clusters, un type de lien social se dégageait nettement des autres, cela reste moins net dans ce dernier cas, tant le lien de citoyenneté apparaît associé au lien de participation organique et au lien de participation élective, lesquels, ensemble, s’opposent radicalement au lien de filiation.
Au total, cette classification ascendante hiérarchique a validé globalement la typologie des régimes d’attachement social élaborée de façon idéal-typique dans un premier temps. Elle a, en effet, permis de vérifier l’hypothèse que les quatre types de liens sociaux n’ont pas la même force normative dans tous les pays et qu’il est même possible de distinguer empiriquement celui qui domine les autres, c’est-à-dire celui qui assure une fonction de régulation de l’ensemble en imprégnant les autres de sa prééminence.
À ce stade, il est sans doute possible de rapprocher la classification des pays selon les régimes d’attachement social de celle qui relève des régimes de welfare : le régime universaliste du régime social-démocrate, le régime organiciste du régime continental, le régime de volontariste du régime de libéral et le régime familialiste du régime méditerranéen. Mais puisque la conceptualisation est différente, il n’est pas anormal que les tous les pays de coïncident pas. Sur les 34 pays de la première, seulement 19 sont répertoriés dans la seconde. Et les non-correspondances sont nombreuses. 3 pays sur 8 du cluster universaliste sont classés par Esping-Andersen dans le modèle continental (les Pays-Bas, l’Allemagne, la Suisse) et l’un d’entre eux, l’Australie, dans le modèle libéral. Parmi les pays du cluster organiciste, l’Italie, selon Ferrera, correspond au régime méditerranéen. Et enfin, parmi les pays du cluster familialiste à tendance moderne, on trouve le Japon qu’Esping-Andersen avait, après hésitation, considéré comme un modèle hybride, au sens où il emprunterait des éléments au modèle continental et au modèle libéral [18].
Soulignons enfin que la typologie des régimes de welfare porte essentiellement sur les sociétés occidentales, les seules pour lesquelles il semble possible de parler d’un véritable processus de « démarchandisation », alors que celle des régimes d’attachement social permet de prendre en compte un nombre plus large de pays, y compris les pays pauvres ou émergents.
Autrement dit, la conceptualisation des deux typologies diffère fortement et la classification des pays est loin d’être identique. Pour le prouver de façon encore plus précise, une analyse statistique a permis de croiser les 5 clusters d’attachement social avec un indice composite de protection sociale comprenant la couverture classique des risques chômage, accidents de travail, vieillesse et santé (et pouvant exprimer le degré de « démarchandisation » des pays de la base constituée). Cette analyse a confirmé non seulement l’écart considérable entre les clusters « familialiste » et « universaliste », mais aussi le caractère progressif quand on passe d’un cluster à l’autre. Le test statistique effectué a montré toutefois qu’il n’existe pas de différence significative entre les clusters « organiciste », « volontariste » et « universaliste ». Par conséquent, les différences entre les régimes d’attachement social ne sont pas réductibles à un indicateur unique de protection sociale.
Expliquer la dynamique de changement
Les spécialistes des régimes de welfare qui raisonnent principalement à partir des dispositifs institutionnels des politiques sociales ont montré que ceux-ci ne se transforment pas aussi rapidement qu’on pourrait le souhaiter. Ils sont ancrés dans l’histoire des institutions de chaque pays et donc difficilement transférables d’un pays à l’autre. C’est ce qu’ils appellent la path dependence ou dépendance au chemin emprunté. Cette approche théorique, qualifiée de néo-institutionnaliste, s’est développée au cours des années 1990 pour rendre compte de la continuité des trajectoires des politiques publiques. Le poids des choix effectués dans le passé par les institutions s’avère déterminant sur les décisions présentes.
Pour expliquer la force de reproduction des régimes d’attachement social, je ne me suis pas limité au processus institutionnel de la protection sociale. Les liens sociaux sont le produit de la socialisation. Ils se maintiennent durablement dans la vie collective parce qu’ils sont profondément intériorisés par les individus et les groupes. J’ai ainsi insisté sur le triptyque de ce processus : le contrôle social, l’habitus et la mémoire collective. Ces trois dimensions se complètent alors qu’on les aborde le plus souvent de façon séparée. Elles interviennent de façon souvent spécifique selon les groupes sociaux.
Le contrôle social ne s’exerce pas avec la même intensité dans tous les milieux sociaux, il existe évidemment des habitus de classe et la mémoire collective reflète également les disparités sociales et spatiales. Mais ces trois dimensions peuvent également s’appréhender à une échelle nationale : par exemple, le contrôle social est plus intense en Norvège ou au Danemark qu’il ne l’est dans un pays latino-américain. Depuis Norbert Elias, nous savons que l’habitus peut prendre une forme nationale et les recherches menées depuis Maurice Halbwachs ont également insisté sur la fabrication de la mémoire collective comme fondement de la cohésion nationale. Autrement dit, si les liens sociaux perdurent, perdure également leur entrecroisement normatif. C’est la raison pour laquelle les sociétés ne peuvent pas passer facilement d’un régime d’attachement à un autre.
Étudier la pérennité des régimes de welfare par le principe de la path dependence et celle des régimes d’attachement social par le triptyque « contrôle social, habitus, mémoire collective » ne correspond donc pas non plus aux mêmes enjeux et interprétations théoriques. L’approche par les régimes d’attachement social fait appel, contrairement à l’approche des régimes de welfare, aux mécanismes de la socialisation et aux concepts classiques de la sociologie dans ce domaine. Mais les pays ne sont pas pour autant figés à tout jamais dans un modèle. Des évolutions sont évidemment possibles, mais elles ne sont pas prévisibles dans le court ou le moyen terme. Elles sont inévitablement lentes et c’est le plus souvent à l’occasion de crises majeures que des mutations peuvent se produire.
Une des critiques que l’on adresse généralement aux typologies est qu’elles conduisent à insister davantage sur la robustesse et la pérennité des types que sur la dynamique de changement. Elles auraient ainsi le défaut d’enfermer les unités étudiées dans des ensembles clos et d’occulter ce qui pourrait les faire évoluer et, éventuellement, passer d’un type à l’autre. Il faut reconnaître que ce risque existe aussi bien dans la typologie des régimes d’attachement social et dans celle des régimes de welfare. Mais en partant des normes sociales et des différentes sphères de la morale collective, il est possible d’analyser les contradictions internes à chacun des régimes d’attachement social et d’y voir l’amorce de changements en cours. Aucun régime n’en est exempt. Par ailleurs, contrairement à la typologie des régimes de welfare qui se prête par définition à une analyse à l’échelle nationale, la typologie des régimes d’attachement social peut se déployer à une échelle infranationale puisqu’il est possible de définir des indicateurs de liens sociaux au niveau régional ou local, ce qui est précieux notamment lorsque les pays sont vastes, et où des différences existent, par exemple entre les différents États des États-Unis ou du Brésil, mais aussi lorsque les pays, du fait de leur histoire, sont assez peu homogènes [19].
À l’opposé, rien n’empêche non plus d’examiner en quoi l’équilibre des régimes d’attachement social peut aujourd’hui être en partie menacé par des normes produites à l’échelle supranationale.
Autrement dit, l’approche en termes de liens sociaux, par la diversité des sphères de la morale collective qu’elle intègre et par le croisement des échelles qu’elle permet, explique le système des normes collectives qui permet aux individus de tenir ensemble. Ce système des normes est à la fois stable et instable, soumis à des contradictions et des tensions qui s’expriment dans des luttes sociales et des appels au changement. Après avoir établi et vérifié empiriquement ces différents régimes, il reste à étudier les facteurs de leur dynamique potentielle de changement sur le long terme.
La typologie des régimes d’attachement social n’invalide évidemment pas l’approche néo-institutionnaliste qui a présidé à la définition des régimes de welfare et pourrait même être décrite comme complémentaire, mais elle ne saurait pour autant y être apparentée tant elle mobilise un cadre théorique différent, ancré dans l’analyse sociologique des mécanismes de la socialisation et attentif en cela aux formes plurielles et aux fondements sociaux de la solidarité humaine.