Pour fêter le centenaire de la VIe République (2012), dont la création est due à l’introduction du tirage au sort dans les procédures démocratiques françaises, le ministère de l’Instruction et de la Citoyenneté a demandé à un collectif d’historiens de revenir, à l’intention des jeunes générations, sur ce tournant décisif.
Lors du forum « Refaire société », qui se tiendra à Grenoble du 11 au 13 novembre prochains, l’Atelier du futur reprendra ce thème avec de nombreuses conférences en direct du XXIIe siècle.
Rétrospectivement, les années 2010-2013 apparaissent dans l’histoire comme le moment de basculement du système politique français. Les contemporains ne saisirent pas tout de suite l’importance de la mutation en cours. Et pourtant, des signes s’accumulaient.
Premières expérimentations
Le 12 décembre 2010, le groupe local d’Europe Écologie-Les Verts de Metz s’était réuni pour tirer au sort les candidats qui allaient le représenter à l’occasion des élections cantonales de mars 2011. Trois chapeaux étaient disposés sur la table, contenant respectivement les noms des quatre cantons dont le siège était à pourvoir et ceux des membres du groupe qui s’étaient portés volontaires, avec d’un côté les hommes, et de l’autre côté les femmes. Une militante tira successivement le nom du premier canton, un nom masculin et un nom féminin pour le titulaire et la suppléante – et alternativement un nom féminin et un nom masculin, afin qu’une fois tous les cantons attribués, hommes et femmes se répartissent à part égale entre titulaires et suppléants. Le recours à cette procédure permit de faire surgir des vocations. Des personnes qui n’auraient pas imaginé se lancer dans la bataille électorale se sentirent finalement habilitées à participer. Tous ceux qui avaient eu un mandat dans le passé, même minime comme celui de conseiller communal, avaient été préalablement écartés.
L’engagement était de travailler étroitement en équipe pendant la campagne et d’appuyer les candidats pour qu’ils puissent se former. Si la procédure fit grincer des dents, les candidats tirés au sort reçurent l’appui de José Bové (un leader paysan, pionnier de l’agriculture durable qui s’est imposée peu à peu au XXIe siècle, qui s’était fait connaître à la fin des années 1990 en démontant un magasin MacDonald, une enseigne très connue à l’époque), venu à Metz pendant la campagne. Malgré les craintes, le résultat électoral fut satisfaisant : avec 10 % en moyenne, le groupe fit un score comparable à la moyenne départementale. Si les relations restèrent tendues avec certains élus, les militants qui s’étaient engagés dans l’aventure apparaissaient très soudés et le fonctionnement collectif de l’équipe sembla remarquable. Résumant l’intérêt de l’initiative, l’une des candidates, venue du monde associatif, expliqua que « le tirage au sort permet d’expliquer aux gens qui font de la politique depuis toujours et qui considèrent que c’est leur chasse gardée qu’en fait, ce n’est pas le cas ». Faisant un parallèle avec le militantisme contre le nucléaire, longtemps marginal mais dont l’action aboutit à l’abandon de l’énergie atomique suite à l’accident de Fukushima le 11 mars 2011, un autre candidat décrivait ainsi la dynamique engagée : « Le tirage au sort fait partie de cette frange souterraine qui travaille » et qui pourrait un jour déboucher sur des mutations d’ampleur.
Les dimanche 9 et 16 octobre 2011, les électeurs de gauche se déplacèrent en masse pour désigner leur candidat aux élections présidentielles, démentant les sceptiques qui étaient légion quelques mois auparavant. L’expérience marqua les esprits. Les réformateurs qui pensaient que ce processus suffirait à redonner leur souveraineté aux citoyens furent cependant déçus. L’histoire s’accéléra : la Grèce fit faillite à la fin 2011, le Portugal et l’Irlande suivirent début 2012. En juin de la même année, ce fut le tour de l’Italie. La victoire de la gauche aux élections présidentielle et législatives de mai-juin 2012 intervint dans un contexte explosif. Les banques étaient dans la tourmente, la note de la France était fortement dégradée, la zone euro en plein désarroi. La dette souveraine du pays menaçait de devenir ingérable. Le mécontentement des citoyens explosa, à la mesure des angoisses. Il se manifesta par un soutien massif aux mouvements sociaux qui agitaient l’Hexagone. Menés par Stéphane Hessel (nonagénaire, cet ancien résistant avait un connu un succès planétaire inattendu en 2010 avec la publication d’un petit livre intitulé Indignez-vous !), les Indignés, un mouvement de base indépendant des partis politiques, clamèrent leur refus de payer pour les erreurs des banquiers et des politiques. Ils occupèrent la place de la Bastille. En juillet, le chaos menaçait. La droite était hors de combat, mais la concurrence s’aiguisait à gauche. Écologistes et communistes claquèrent la porte du gouvernement, Arnaud Montebourg et Ségolène Royal, qui avaient sans succès tenté d’être désignés comme candidats officiels du Parti socialiste lors des primaires, appelèrent à de nouvelles élections. Le nouveau président de la République, François Hollande, était sur la défensive. Martine Aubry, la Première Ministre, en profita pour affirmer son autorité. Elle parvint alors à convaincre la majorité de gauche à l’Assemblée et au Sénat de radicaliser le processus de révision constitutionnelle.
Le précédent islandais
L’expérience de Metz était vivement discutée à cette époque, mais c’est surtout l’Islande qui s’imposa comme point de référence : elle venait d’adopter par référendum une nouvelle Constitution à l’issue d’une expérimentation démocratique inédite. Après la faillite des banques en 2008, d’énormes manifestations avaient imposé des élections anticipées qui portèrent au pouvoir une coalition de gauche. Par deux référendums successifs, les Islandais rejetèrent les accords concoctés par les banquiers et les gouvernements. Parallèlement, une Assemblée citoyenne de 1 200 personnes tirées au sort et de 300 personnalités était rassemblée à l’initiative d’associations civiques pour dégager les valeurs fondamentales sur lesquelles le système politique et économique devrait se baser. L’expérience fut réitérée en novembre 2010, cette fois avec le soutien étatique. La tâche de l’Assemblée citoyenne, composée d’un millier de personnes sélectionnées de façon aléatoire sur la base de quotas permettant la parité hommes / femmes et une représentation de toutes les régions, était de faire ressortir les axes sur lesquels devait porter la réforme constitutionnelle. Son fonctionnement fut exemplaire : les travaux en petits groupes, animés par des facilitateurs neutres et préalablement formés, furent synthétisés en suivant la procédure du town meeting électronique.
Dans la foulée, un Conseil constituant fut élu, composé de 25 citoyens « ordinaires ». Les 523 candidatures étaient individuelles, et la campagne électorale réduite au minimum. Les articles du projet constitutionnel furent ensuite mis en ligne au fur et à mesure de leur rédaction, le public pouvant faire des commentaires et émettre des suggestions via des pages Facebook, Twitter ou Flickr, les grands médias sociaux de l’époque. L’assemblée législative accepta de soumettre le projet au peuple en n’y apportant que des modifications secondaires.
Le passage à la VIe République : un bouleversement politique
Sous la pression, les députés et sénateurs français décidèrent à l’été 2012 de confier à une Assemblée citoyenne, tirée au sort, le soin d’élaborer un nouveau projet de constitution, s’inspirant au passage de l’expérience de la Colombie britannique, qui avait au cours des années 2000 vu une telle institution rédiger un projet de loi sur les modes de scrutins. Début août, 1 000 citoyens furent ainsi sélectionnés, qui représentaient un mini-public représentatif de la diversité de la société française. Rémunérés comme des députés, ils alternaient pendant quatre mois travail en petits groupes et séances plénières, auditionnant des experts et des responsables politiques ou associatifs. Les contributions qui affluèrent on-line contribuèrent à renforcer l’audace des propositions. Certaines sessions furent retransmises par la télévision, et toutes pouvaient être visionnées sur Internet. L’opinion publique se passionna pour ces débats. Les responsables politiques les plus novateurs chevauchaient le mouvement pour s’imposer contre leurs adversaires. En décembre 2012, le projet issu des travaux de cette Assemblée citoyenne fit l’objet d’un référendum. Les citoyens l’approuvèrent à une large majorité : la VIe République était née.
Le système politique français en fut bouleversé. Si le président restait élu au suffrage universel, ce n’était plus lui qui gouvernait. Son rôle était seulement d’incarner la Nation et d’être le garant des institutions et du long terme. À tous les échelons de gouvernement, la fonction de la tête de l’exécutif était redimensionnée selon la même logique. Le cumul des mandats était désormais strictement interdit. La proportionnelle avec prime majoritaire devint la règle pour tous les scrutins. Le référendum d’initiative populaire ayant valeur décisionnelle fut légalisé à toutes les échelles, du quartier à la Nation. Une troisième Chambre, composée de représentants tirés au sort, fut également créée. Elle était chargée de veiller à la préservation des équilibres du long terme, et se vit dotée d’un pouvoir de veto suspensif. Elle pouvait juger les responsables politiques mis en cause devant la justice durant leur mandat. Elle fut enfin chargée d’élaborer les futures modifications des règles du jeu politique, celles-ci devant en tout état de cause être validées par référendum.
La procédure de désignation des élus fut réformée en profondeur par des dispositions législatives précises. Les candidats à l’élection présidentielle et les deux têtes de liste (une femme et un homme) dans les autres scrutins devaient être désignés à l’issue de primaires, qui pouvaient être ouvertes à tous les citoyens ou aux seuls sympathisants (les petits partis voulant ainsi éviter d’être en butte à des tentatives de manipulation). Les autres candidats étaient tirés au sort sur la base d’un vivier que les partis étaient libres de désigner comme ils le souhaitaient, mais qui devait compter au moins quatre fois plus de noms que de places à pourvoir et qui devait respecter la parité hommes / femmes.
La prise de décision et la sélection des dirigeants s’effectuaient donc désormais à travers un mixte d’élections, de référendum et de tirage au sort. Grâce aux primaires, les citoyens pouvaient mieux qu’avant choisir les gouvernants aux plus hautes fonctions, mais l’enjeu présidentiel était moindre. Le suffrage universel continua de déterminer les équilibres politiques majeurs. Les éléments de démocratie participative et directe permettaient l’intervention du peuple dans la législation. La suppression du cumul des mandats et le recours au tirage au sort élargissaient et diversifiaient considérablement la représentation politique. La sélection aléatoire, qui jouait dans la constitution des listes des candidats, contribuait aussi à réduire les conflits de personnes qui pourrissaient la vie partidaire. Elle garantissait l’impartialité de la troisième Chambre : tournée vers le futur, garante des règles du jeu, elle se voyait découplée des enjeux électoraux de court terme.
La sortie de la crise économique s’effectua peu à peu, à la suite de décisions courageuses alliant justice sociale, modernisation de l’État, reconversion écologique et rigueur budgétaire. Le nouveau dispositif institutionnel facilita les choses, en favorisant la qualité du débat démocratique et en diminuant fortement l’autisme de la classe politique. L’équilibre qu’il instaura fut par la suite considéré comme une base durable, bien mieux adaptée aux exigences démocratiques et écologiques du XXIe siècle.
Yves Sintomer, « La révolution du tirage au sort »,
La Vie des idées
, 8 novembre 2011.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/La-revolution-du-tirage-au-sort
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