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En 1954, l’arrêt Brown v Board of Education rendu par la Cour Suprême met fin à la ségrégation scolaire. Dix ans plus tard en juillet 1964, le Congrès vote le Civil Rights Act qui interdit toutes formes de discriminations raciales, religieuses, ou fondées sur la nationalité. Au cours de l’année 1965, sont adoptés successivement le Voting Rights Acts (restreignant toute entrave au droit de vote, en particulier dans le Sud) ainsi qu’un décret sur l’Affirmative Action (discrimination positive). Le président Lyndon Johnson, soutenu par une grande partie de la gauche américaine (liberals) propose un nouvel idéal, la « Grande société », celle qui entend mettre un terme à l’exclusion et à la pauvreté. Cet idéal repose lui-même sur un pacte social républicain renouvelé où chaque individu disposerait, théoriquement du moins, d’une égale opportunité des chances. En mettant fin d’un point de vue juridique à plusieurs siècles de ségrégation raciale et de discrimination, les États-Unis tournaient symboliquement la page de la discrimination raciale [1]. La Cour Suprême, présidée par le juge E. Warren, voyait son prestige symbolique rehaussé, même si, on l’oublie souvent, nombreux furent les juristes qui estimèrent – souvent pour des raisons racistes dissimulées derrières des arguments formels de non-respect des compétences constitutionnelles – qu’elle était allée beaucoup trop loin dans ses prérogatives.
L’envers du décor apparaît moins reluisant. On pourrait le résumer par la trajectoire de Derrick Bell, figure charismatique et précurseur du mouvement de la Critical Race Theory (ci-après CRT)). Issu d’une famille de la petite bourgeoisie noire qui, comme beaucoup, a migré du Sud vers le Nord-Est, Bell débute à l’école de droit de l’Université de Pittsburgh. Malgré ses excellentes notes, il ne trouve aucun stage en cabinet d’avocat ni de poste d’assistant auprès d’un juge fédéral prestigieux. Plutôt que de faire carrière au ministère de la Justice (où il fait finalement son stage), Bell préfère s’engager au sein de la NAACP (National Association for the Advancement of Coloured People), association historique de défense des droits des Africains-Américains. En 1959, il organise plusieurs formes de « testing » afin d’éprouver l’effectivité du nouveau dispositif antidiscriminatoire mis en œuvre après l’arrêt Brown. Que ce soit dans les bars, les services publics ou les aéroports du Sud, Bell fait l’amère expérience des résistances farouches aux lois instaurant la fin de la ségrégation raciale (entre 1959 et 1969).
En 1970, Bell est le premier Afro-Américain recruté à l’école de droit de Harvard en raison de sa grande expérience pratique dans la lutte pour les droits civiques. Il était de bon ton, à l’orée de cette nouvelle ère post-ségrégationniste, de recruter parmi les minorités. Bell monte un cours critique à l’égard du nouveau dispositif issu du Civil Rights Act, proposant une analyse sur le long terme de l’impensé racial américain d’un point de vue juridique. Ce cours n’existe alors dans une aucune faculté d’élite. Aussi, le livre majeur de Bell issu des séminaires données à Harvard, Race, Racism and American Law, réédité à six reprises et publié pour la première fois en 1973, apparaît décisif dans la structuration du mouvement CRT. Il propose un travail colossal de systématisation du droit américain à l’aune du problème racial et de ses héritages institutionnels. Il constitue aussi un pavé dans la mare des juristes libéraux que lisent et citent les juges de la Cour suprême dans leurs opinions sur le droit de la non-discrimination. La parution du livre de Bell en 1973 est suivie de celle d’un autre juriste important du mouvement sur les droits civiques, Leon Higginbotham, qui publie deux ouvrages majeurs articulant le droit et les questions raciales [2]. L’appui déterminant des Critical Legal Studies (K. Klare, A. D. Freeman, D. Kennedy, M. Tushnet, M. Fineman, C. MacKinnon, M. Becker, etc.) permet de créer des espaces de dialogue et de réflexion critique dédiés aux étudiants minoritaires qui se réclameront par la suite des CRT.
Le terme Critical Race Theory est attribué à K. Crenshaw. Il renvoie à des différences de priorité d’agenda intellectuel et militant avec les Critical Legal Studies (ci-après CLS), tout en ayant des similarités avec ce dernier par certains aspects. Les CRT s’inscrivent dans la filiation des CLS, courant né sur les campus étatsuniens durant la guerre du Vietnam et politiquement situé à gauche [3], les CLS partagent avec les CRT une forme de scepticisme à l’égard des idéologies faisant de la neutralité du droit l’un des moteurs de l’unité du corps social.
Peu de choses ont été écrites sur les Critical Race Theories dans le champ du droit au sein de l’espace francophone. Ce silence contraste avec la réception d’autres courants apparus dans la même période (Law and Economics par exemple). Les CRT figurent pourtant en bonne place dans les ouvrages contemporains de sociologie, philosophie ou théorie du droit. Elles occupent aussi une place incontournable dans les principaux manuels nord-américains du droit de la non-discrimination.
Afin de saisir pleinement l’apport de ce courant de pensée, deux points aveugles hexagonaux méritent au préalable d’être évoqués. Le premier, d’ordre épistémique, a trait aux différences de structuration disciplinaire. La frontière entre droit et sciences sociales n’a pas la même étanchéité en France qu’aux États-Unis. Très tranchée dans les facultés de droit françaises, elle apparaît plus poreuse dans les Law Schools étatsuniennes. Il n’est pas rare, ce faisant, que des auteurs américains formellement rattachés à une faculté de droit soient assimilés en France à des auteurs de sciences sociales [4].
Un deuxième point aveugle relève du comparatisme. Référence incontournable pour le droit comparé — ne serait-ce que par le lien très fort entre l’inspiration de la rédaction des deux déclarations des droits —, l’analyse française comparative du droit étatsunien fait généralement abstraction de la question raciale [5]. Tout se passe comme si, sur ce point précis, la forme républicaine consubstantielle à l’État américain pouvait être dissociée des inégalités qui lui sont consubstantielles et qui se traduisent dans le système juridique. La comparaison privilégie généralement les abstractions essentialistes cherchant à opposer les « modèles » américains et français.
Il faut croire que la réception des CRT n’a, en France, pas eu la même fortune que le Law and Economics. Faut-il s’en étonner, quand on sait que le poids de l’histoire continue de lester l’usage du mot « race » des représentations ordinaires qui lui sont attachées — selon lesquelles les races n’existent pas — [6] ? Ces représentations ordinaires (qui se traduisent par un non-usage) dominent largement les facultés de droit françaises. De fait, la réception ou à tout le moins la discussion des CRT s’est opérée de manière indirecte : d’abord par le biais de textes relevant des études féministes et par le truchement des sciences sociales ensuite.
Il faut attendre l’année 2017 pour qu’enfin un livre collectif, dirigé par M. Möschel et H. Bentouhami dans la collection « à droit ouvert » de Dalloz, fasse état des principaux textes du mouvement CRT. Dans la recension consacrée à cet ouvrage , nous soulignions le risque de sa marginalisation au sein des facultés de droit, car il était dirigé par un collègue certes juriste , mais étranger au monde académique français, et une philosophe. Double risque de marginalisation plus précisément : lié pour l’un à la tentation de reléguer le mouvement CRT à un débat proprement étatsunien et pour l’autre au frein naturel adossé au sens commun déjà évoqué de l’usage du mot « race », quasiment pas discuté dans la doctrine française. Quelques articles ont contribué à introduire pour le lectorat francophone, le mouvement des CRT. Ces efforts n’ont pas permis, on le craint, de sortir le mouvement CRT de l’extrême indifférence dont il fait encore l’objet plus de trente années après son éclosion.
Les conséquences d’une telle mise à l’écart participent d’une méconnaissance des CRT qui prête le flanc aux interprétations les plus caricaturales, pour ne pas dire à un silence convenu qui n’en est pas moins complice. Dans le sillage des rares travaux écrits sur le sujet, cet essai entend apporter un éclairage sur ce mouvement dont il est bon de rappeler qu’il fut initié par des juristes. Sans prétendre à l’exhaustivité, il s’agit de situer l’émergence des CRT et d’évoquer quelques débats contemporains qui traversent ce courant. On peut formuler le cœur de la préoccupation intellectuelle des CRT par les questions suivantes : comment expliquer qu’un système de droit républicain, adossé à une déclaration des droits proclamée antérieurement à la France, ait abouti en pratique à asseoir une domination raciale blanche pendant plusieurs siècles ? L’institution d’un nouveau modèle post-ségrégationniste suffit-elle à solder l’héritage de cette domination ? Abordée en ces termes, la question n’est pas propre, on le voit, aux États-Unis. Ses répercussions s’étendent aussi au droit français puisque, dès 1791, les révolutionnaires français s’interrogent sur le sort à réserver aux esclaves. La question ne trouvera une issue formelle qu’après l’abolition définitive de l’esclavage en 1848, mais elle sera suivie par une domination coloniale qui traversera pas moins de cinq Républiques. Voilà au moins une bonne raison de se saisir du débat initié par les CRT.
Comme le souligne K. Bridges , on peut caractériser les CRT à partir de quatre éléments :
1) elles défendent l’idée que la « race », comprise comme une catégorie analytique, n’est certes pas une évidence biologique, mais bien une construction sociale ;
2) les CRT partent de l’hypothèse qu’il existe un problème d’ordre racial propre à la société étatsunienne — mais aussi aux sociétés coloniales. Ce problème ne se situe pas aux marges de l’ordre juridique, mais en son cœur. Mieux : nombre d’institutions sociales telles que le droit contribuent, dans certains cas, à perpétuer les inégalités raciales antérieures ;
3) proches de la gauche radicale, les CRT rejettent la compréhension traditionnelle de la gauche traditionnelle (liberals) sur la manière de résorber le racisme. Derrière cette querelle, il y a surtout la question de savoir si par racisme, il faut comprendre ou non un ensemble d’actes subjectifs irrationnels isolés. Les CRT affirment que, dans certains cas, le racisme constitue un phénomène inconscient et pas nécessairement assumé comme tel ;
4) Enfin, les CRT considèrent — et ce point est important à comprendre dans le débat français — qu’une lecture par le prisme de la « race » est tout aussi importante que celle fondée sur la classe, le genre ou la religion. Les critiques sont principalement adressées au dispositif du droit de la non-discrimination mis en place après la ségrégation raciale (Titre VII du Civil Rights Act de 1964) : pensé par les élites dominantes, la teneur de ce droit ne tient qu’accessoirement compte des aspirations des minorités, auxquelles il prétend pourtant s’appliquer.
Naissance et structuration des CRT dans un contexte hostile
La génération de ceux qui se réclament des CRT, celle des K. Crenshaw, K. Thomas, M. Matsuda, etc. n’a pas connu la ségrégation, à l’instar de D. Bell. Il s’agit d’une génération qui intègre massivement dans les années 1970 les formations supérieures en droit délivrées par les universités d’élite. Cette génération, qui accède au rang de professeur à la fin des années 1980, doit faire face à de multiples contraintes. Il lui faut, en premier lieu, structurer au plan national un mouvement académique qui ancre l’étude des questions raciales dans les facultés de droit. Cet ancrage passe par une émancipation envers les CLS, comme on va le voir. En second lieu, le contexte dans lequel arrive la génération qui se réclame des CRT émerge après le mouvement des droits civiques. Les États-Unis amorcent déjà leur révolution conservatrice. L’économie de marché a favorisé l’essor d’une bourgeoisie issue des minorités (Afro-Américains, Latinos, Asiatiques) acquise pour une grande partie à l’idéologie d’égalité des chances par le marché. Cette seconde génération arrive après l’éclatement du mouvement sur les droits civiques : certains libéraux estimant que les politiques d’affirmative action allaient trop loin, tandis que d’autres pensent, au contraire, qu’elles n’étaient nullement à la hauteur de la situation. Le parti démocrate amorçait sa conversation au libéralisme économique même si, en apparence, elle était plus limitée qu’au sein du parti républicain.
Arrivé au pouvoir, R. Reagan nomme plusieurs juges ouvertement conservateurs à la Cour suprême : A. Scalia (1986) et A. Kennedy (1988). George H. W. Bush nomme, en remplacement de Thurgood Marshall, Clarence Thomas, juge afro-américain ouvertement hostile aux politiques d’action positive. À ce titre, la Cour suprême, présidée par W. Rehnquist (1986), met fin aux derniers acquis nés de l’arrêt Brown dans le domaine des droits civiques. À l’université, le prolongement de la révolution conservatrice est en marche dès les années 1970 dans des mouvements tels que Law and Economics, Public Choice, etc. dont des représentants éminents, R. Posner, J. Buchanan ou G. Tullock, proposent une nouvelle philosophie politique faisant de l’État et de l’interventionnisme de véritables problèmes sociaux.
La poursuite de l’héritage de Derrick Bell se déroule donc essentiellement dans l’espace académique. Son ouvrage de référence suscite une prise de conscience importante : celle du refus d’un consensus implicite selon lequel cette seconde génération devrait accepter, comme certains de ses aînés, les micro-agressions racistes quotidiennes rencontrées au sein des facultés de droit. De là naît la pratique du Story Telling mobilisée par des auteurs tels que K. Thomas, M. Matsuda, P. Williams, R. Delgado ou D. Bell. Très controversée, cette pratique consiste à introduire des formes de narration personnelle, paraboles, chroniques, rêves, poésie au sein des travaux académiques produits par les CRT. Inspiré d’une forme de postmodernisme (Lacan, Derrida, Butler), le Story Telling met en scène de courtes histoires relatant les expériences individuelles des CRT avec la question raciale, généralement au sein du monde académique. Une des vertus de cette pratique, soutiennent D. Carbado et M. Gulati, a consisté, pour les universitaires minoritaires, à s’identifier aux multitudes de micro-récits individuels dans un univers supposé fondé sur des valeurs méritocratiques, mais qui, en pratique, demeure dominé par un ensemble de codes sociaux définis par la majorité en place. C’est donc de manière structurée et avec une plus grande conscience d’approfondir la voie ouverte par Bell et d’autres que les CRT émergent.
Un vrai débat de fond s’installe entre CLS et CRT en 1987 lors d’un symposium organisé à l’université du Wisconsin intitulé : The Sound of Silence : Racism and the Law. La question qui sera au cœur de ce débat est la possibilité de concilier une critique du droit en termes de classe et de « race ». Les termes de ce débat, dont on voit qu’il ne date pas d’hier, se trouvent dans le numéro spécial de la Harvard Law and Civil Liberties Review de 1987 (Minority Critiques of the Critical Legal Studies Movement). Il s’agit de savoir dans quelle mesure la « race » peut constituer un concept d’analyse pertinent au sein du mouvement CLS, alors dominé par la pensée structuraliste. Autrement dit, d’articuler critique sociale du droit et persistance des inégalités raciales. Les tenants de ce qui va devenir le mouvement CRT estiment que les CLS, en se murant dans une déconstruction radicale de la norme et du système juridique américain, se sont empêchés de réfléchir aux aspirations d’émancipation issues des populations minoritaires, qu’il s’agisse des formes de réparations héritées de l’esclavage et de la ségrégation, de l’appropriation des droits subjectifs « empowerment » par les minorités, etc.
Un dialogue, qui s’étale sur plusieurs années, s’instaure entre d’anciens CLS devenus CRT, les CLS et, plus largement, le champ académique des juristes étatsuniens. Des questions, aujourd’hui discutées en France, telle que « lire le droit par le concept de race n’est-ce pas faire le jeu du racisme ? », sont alors abordées. Est aussi discutée la question de savoir s’il faut interpréter les actes racistes comme de simples actes individuels, isolés et irrationnels ou s’il faut comprendre que le racisme est ancré plus profondément dans la société ? Entre 1987 et 1997, les CRT organisent plusieurs séminaires de discussion qui déboucheront sur des avancées et raffinements notables dans le domaine du droit et des sciences sociales. Il est impossible ici de faire état de l’ensemble des travaux publiés. Une tendance de fond peut toutefois être relevée. Tout comme les CLS, les CRT tirent leur analyse originale d’une déconstruction affûtée du droit et de la jurisprudence. Ce travail de déconstruction, inspiré des auteurs de la French Theory, aboutit généralement à identifier nombre de points aveugles dans les arrêts rendus par les juges, constituant autant de biais raciaux dans la lutte contre les discriminations. C’est à partir d’une lecture critique de décisions juridictionnelles [7] que K. Crenshaw construit le concept d’intersectionnalité. Plusieurs femmes noires, employées par General Motors avaient saisi un juge au motif qu’elles étaient victimes de discrimination en tant que femmes et noires. Cette discrimination était liée au système d’ancienneté instauré par l’entreprise, antérieur à l’adoption du Civil Rights Act de 1964. Le dispositif antérieur réduisait à néant les chances de promotion des requérantes. La District Court rejette leur prétention estimant que la catégorie spécifique « femme et noire » dont elles se prévalent ne peut constituer une catégorie entrant dans le champ d’application du droit de la non-discrimination. Les juges analysent les critères évoqués — femme et noire — comme alternatifs et non cumulatifs. C’est à partir de ce point d’entrée que K. Crenshaw interroge la double invisibilisation résultant de l’arrêt. Les discriminations vécues par des femmes noires et ouvrières ne peuvent valablement être comprises par la doctrine juridique qu’à la condition d’appréhender ces discriminations d’une manière globale et complexe (par le prisme du genre et de la race) et non catégorielle. Par ce travail, K. Crenshaw démontre l’imbrication de la race à d’autres formes possibles de marginalisation fondées sur le genre, la sexualité, le handicap et la classe.
Un autre représentant important du mouvement, I. Haney Lopez, propose de réinvestir le concept de « race » d’un point de vue critique et analytique, en discutant pied à pied les positions éliminationnistes [8] développées par K-A. Appiah. L’analyse débouche sur un ouvrage magistral, White by Law , qui retrace, à travers l’histoire du droit américain, les différentes mobilisations développées par les juges du concept de « race » (scientifiques et naturalistes). Le même Haney Lopez est à l’origine d’un travail conceptuel remarquable sur la manière de penser le racisme systémique. C. Harris discute, quant à elle, de la manière dont le statut juridique lié à l’identité blanche durant l’esclavage, a influé sur le régime juridique contemporain de la propriété. En d’autres mots, de quelle manière la domination raciale par le truchement des attributs du droit de propriété — ce qu’elle dénomme par Whiteness — s’est-elle, au fil des années, intimement mêlée à la représentation du droit de propriété ?
Un autre apport essentiel des CRT tient, à la suite des théories féministes, dans l’analyse serrée de ce que les sociologues qualifient de réflexivité. D’où parlent les juristes ? Et surtout sont-ils conscients que la production de leurs savoirs est elle-même située dans un espace social déterminé ? Car prendre conscience d’un savoir situé, non surplombant et supposé objectif, c’est aussi prendre conscience des potentiels biais liés à la production de ce savoir, notamment lorsqu’il s’agit d’aborder les phénomènes raciaux.
À la fin des années 1990, les CRT constituent un mouvement structuré dont l’enseignement est proposé dans plusieurs facultés d’élite. Ces acquis n’empêchent pas d’observer que les CRT acquièrent un poids plus important en dehors des facultés de droit d’élite traditionnelles.
Critiques adressées aux CRT et nouvelles perspectives
Les critiques, d’ordre interne et externe, adressées aux CRT sont la preuve de la vitalité intellectuelle suscitée par ce mouvement. Le registre des critiques externes trouve un écho dans le débat français actuel. Elles proviennent autant d’approches conservatrices que centristes. Les plus virulentes émanent de Richard Posner, éminent représentant du courant Law and Economics et Law and Littérature. Posner critique la pratique du Story Telling, estimant qu’elle ne rime à rien, sinon à une mise en scène larmoyante d’universitaires minoritaires en mal de reconnaissance. Sans surprise, l’argument de la frustration et de l’excellence s’est substitué à l’examen des habitus et des inégalités raciales liées à la distribution du capital culturel au sein du monde académique.
Randall Kennedy, professeur de droit afro-américain, estime que la pratique du Story Telling renforce le communautarisme et que les CRT ne peuvent, sur les questions identitaires, se revendiquer d’un quelconque monopole victimaire. Un autre livre, rédigé par D. Farber et S. Sherry (deux anciens militants pour les droits civiques), adresse une critique non moins féroce, cette fois-ci à l’ensemble des mouvements féministes, CLS et CRT au sein des facultés de droit. Farber et Sherry renvoient dos à dos les mouvements conservateurs et ceux d’extrême gauche (qualifiés de radical multiculturalists). Ils accusent les CRT de se retrancher derrière leurs propres histoires personnelles comme argument d’autorité permettant d’imposer leurs points de vue respectifs. Par-là, les CRT chercheraient à masquer le manque de reconnaissance académique et méritocratique dont ils feraient l’objet. Farber et Sherry mettent plus généralement en cause la critique par les mouvements postmodernes (fondés sur une approche constructiviste radicale) qu’ils accusent de vouloir liquider l’héritage des Lumières.
Sur sa gauche, la CRT fait aussi l’objet de critiques externes de la part de penseurs marxistes qui maintiennent qu’il est plus utile de raisonner en termes de différences de classe plutôt que de « race ».
Depuis 2007, les CRT inscrivent résolument leur approche méthodologique dans le sillage du mouvement Law and Society. Un tournant empirique s’est opéré, faisant appel à davantage d’enquêtes ethnographiques et historiques : la parentalité des mères minoritaires, la sociologie du droit des lieux de ségrégation, l’analyse du rôle des avocats de la NAACP dans leur capacité à représenter dans les tribunaux les causes défendues durant la ségrégation, la complexité du comportement des esclaves au sein des tribunaux, la fluidité des catégories raciales, etc.
Dans l’ouvrage qui recense les principaux écrits du mouvement CRT, les auteurs formulent le vœu d’étendre l’analyse dans deux directions. La première du côté méthodologique, en confrontant les travaux des CRT avec les penseurs tiers-mondistes des pays du Sud, Fanon ou Claude Ake [9] par exemple. La seconde consiste à établir des éléments de comparaison avec les systèmes juridiques occidentaux, anciennement esclavagistes et coloniaux. Sur ces deux points, les CRT ouvrent des perspectives fructueuses de discussion et de comparaison entre la France, l’Europe et les États-Unis. Sans nier les différences entre ces différents systèmes, l’analyse de l’impensé racial du système juridique français reste encore à écrire. Une lecture faisant tenir ensemble l’idéal républicain inscrit dans les textes et son double négatif lié aux entreprises coloniales, mérite d’être entreprise. Il convient du reste d’inclure dans la généalogie communément admise en matière de droits de l’homme la révolution haïtienne et, plus largement, la réception par les dominés d’hier des idéaux à portée universelle. Le traitement égalitaire des minorités issues de l’immigration maghrébine, subsaharienne et asiatique constitue, dans un État républicain laïc et démocratique, un défi intellectuel majeur dont les juristes ne peuvent s’abstraire. D’un point de vue méthodologique, les travaux produits par les CRT ont montré qu’il était possible de proposer une lecture du social ancrée dans le matériau juridique. Mieux : les CRT ont ouvert la voie à l’introduction d’une approche réflexive au sein de la discipline juridique, dont on sait combien elle a tendance à se revêtir si facilement du manteau de la neutralité scientifique.