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Recension Politique

La laïcité se faisant

À propos de : Julia Martínez-Ariño, Urban Secularism. Negotiating Religious Diversity in Europe, Routledge


par Frédéric Dejean , le 16 juin 2021


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Loin des débats théoriques et surplombant sur les règles et les institutions, une sociologue enquête sur la « laïcité vécue » : changement d’échelle qui permet d’analyser la mécanique de la laïcité en contexte urbain, avec ses implications sociales et politiques.

L’actualité de la laïcité en France ne prend pas de pause, même en période de crise sanitaire. Le printemps 2021 fut ainsi marqué par la disparition de l’Observatoire de la laïcité, une administration relevant directement du Premier ministre, et dont la mission était d’assister « le Gouvernement dans son action visant au respect du principe de laïcité en France ». Parce que l’Observatoire établissait un lien constant entre les milieux de pratiques à l’échelon local et les autorités nationales, il n’est guère étonnant de le retrouver à maintes reprises dans l’ouvrage Urban Secularism. Negotiating Religious Diversity in Europe de la sociologue Julia Martínez-Ariño. Précisons tout de suite que le sous-titre est trompeur puisque l’enquête menée sur plusieurs années concerne trois villes françaises : Toulouse, Bordeaux et Rennes. Cette enquête structurée par des entrevues et des séquences d’observation porte sur ce que Martínez-Ariño appelle la « laïcité urbaine [1] » (« urban secularism »), expression qui désigne la traduction locale de la laïcité et ses différentes formes d’adaptation aux réalités du terrain.

Les objectifs du livre

Trop souvent, les enjeux induits par la laïcité sont ramenés à des débats théoriques qui insistent sur les systèmes normatifs et institutionnels [2]. C’est dans le but de mettre en avant la « laïcité vécue » ou « la laïcité en train de se faire » que Julia Martínez-Ariño opère un changement d’échelle et analyse la mécanique de la laïcité en contexte urbain. Ce déplacement s’inscrit dans le sillage de travaux plus anciens qui souhaitaient précisément avec des approches jugées trop surplombantes et désincarnées de la laïcité. Dès 2001, dans un ouvrage précurseur, Franck Frégosi et Jean-Paul Willaime montraient ainsi que la régulation locale du pluralisme religieux – recouvrant des domaines aussi variés que l’implantation des lieux de culte, les regroupements occasionnels comme des processions ou encore les interdits alimentaires dans des établissements scolaires – prenait des formes différentes selon les contextes municipaux et que le débat public gagnerait à tenir compte de ce que les acteurs sur le terrain font de la laïcité.

Le premier objectif d’Urban secularism est de montrer que la régulation locale du religieux ne se résume pas en la stricte application de règles et de principes généraux, notamment contenus dans la loi du 9 décembre 1905, mais consiste avant tout en un jeu complexe de négociations entre des normes juridiques inscrites et un contexte local qui a des conséquences sur la façon dont le fait religieux se trouve abordé. Le second objectif, plus original, s’appuie sur la conceptualisation de la laïcité proposée par l’anthropologue Saba Mahmood qui, dans Religious difference in a secular age (Princeton University Press, 2016) la définit comme « the modern state’s sovereign power to reorganize substantive features of religious life, stipulating what religion is or ought to be  » (« la puissance souveraine de l’État moderne de réorganiser des caractéristiques constitutives de la vie religieuse, stipulant ce qu’est ou ce que devrait être la religion », Mahmood, 2016 : 3). Pour Julia Martínez-Ariño cette définition rappelle que la laïcité n’est pas seulement un système juridico-politique qui garantit un modus vivendi entre les groupes religieux et l’État, mais qu’elle a également des implications sociales et politiques. Elle participe, en effet, d’un travail sans cesse contesté de définition de ce qu’est la religion et établit les frontières du religieux normal ou acceptable. Aussi la sociologue peut-elle indiquer que son livre étudie « comment ces politiques urbaines et les négociations qui en découlent recréent et reproduisent les discours dominants sur la religiosité acceptable et la place de la religion dans la sphère publique au lendemain des attentats terroristes du 13 novembre 2015 et de janvier 2015 contre Charlie Hebdo  » (« how these urban policies and the negotiations around them re-cast and reproduce “dominant discourses” on “acceptable religiosity” and the place of religion in the public sphere in the aftermath of the 2015 Charlie Hebdo and 13 November terrorist attacks in Paris », p. 2).

Structure de l’ouvrage

L’ouvrage – dense, mais concis (environ 120 pages de texte) – est organisé en 5 chapitres. L’autrice commence par rappeler comment les enjeux religieux se trouvent définis dans les trois villes concernées par l’enquête et dessine la constellation des acteurs individuels et institutionnels engagés dans la gouvernance de la diversité religieuse. Une fois ces éléments de contexte précisés, l’analyse se concentre sur les multiples usages de l’expression « vivre-ensemble [3] ». Julia Martínez-Ariño montre comment cette expression fourre-tout, dont les définitions sont aussi nombreuses que les personnes qui l’utilisent, se trouve mise au service de ce qu’elle appelle un « urban myth of conviviality  » (« mythe urbain de la convivialité ») (p. 57). En écho à la conception de la laïcité proposée par Saba Mahmood, elle montre que, dans les trois villes étudiées, la gouvernance de la diversité religieuse a pour corollaire un travail de définition de ce qui constitue une « religious normality » (« normalité religieuse », p. 79). Enfin, l’ouvrage se clôt sur le renversement de la perspective communément adoptée : en effet, la sociologue montre comment des controverses locales débouchent sur des dispositifs juridiques ayant une portée nationale. Une telle démarche n’est pas sans rappeler la proposition de la sociologie pragmatique d’un Luc Boltanski qui, dans L’amour et la justice comme compétence (1990), montre comment des affaires locales sont susceptible d’un changement d’échelle et d’une montée en généralité.

Montrer ce que la laïcité fait à la religion

L’apport original de l’ouvrage réside dans la discussion proposée quant à la « dimension discursive de la gouvernance » (p. 2) et à la manière dont des « policies, actors and discourses shape and format religion, thereby establishing normative definitions of accepted public expressions of religiosity » (« politiques, des acteurs et des discours donnent une forme particulière à la religion et établissent du même coup des définitions normatives des expressions publiques de la religiosité socialement acceptée », p. 2). La démonstration est sous-tendue par l’idée que la gouvernance de la diversité religieuse s’inscrit dans une mécanique politique qui concerne plus largement les valeurs et les normes de civilité mises de l’avant et parfois instrumentalisées par les édiles municipaux. Pour ce faire, Julia Martínez-Ariño aborde tout d’abord de façon critique la notion de « vivre-ensemble » qui, en France, est étroitement associée à la question religieuse.

En 2010, les auteurs de la Mission d’information sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national présentaient la laïcité comme « un principe moteur dans la construction de notre vivre-ensemble » (p. 88), le terme n’étant à aucun moment explicitement défini. On comprend néanmoins que le vivre-ensemble recouvre un ensemble de pratiques et d’attitudes, à la fois individuelles et collectives, qui sont au fondement de la cohésion de la communauté nationale de sorte que « le voile intégral exprime enfin, et par nature, le refus de toute fraternité par le rejet de l’autre et la contestation frontale de notre conception du vivre-ensemble », p. 87). Dans les trois villes sur lesquelles porte l’enquête, le vivre-ensemble est mis au service de « mythes urbains de la convivialité » qui servent autant à mettre en scène la bonne entente par-delà les frontières religieuses qu’à établir les critères de la convivialité religieuse. Sur le plan local, le vivre-ensemble se trouve également associé à la laïcité et fonctionne à trois niveaux : il témoigne tout d’abord de la volonté des différents groupes religieux en présence d’affirmer leur rôle dans le maintien d’un tissu social de qualité ; ensuite, il permet aux élus locaux de donner à voir le caractère apaisé des relations intercommunautaires dans leur ville ; enfin, par sa dimension performative, il est une invitation, voire une injonction, adressée à l’ensemble des groupes religieux à ne pas prendre la voie du communautarisme (p. 72 à 75). À ce titre, le vivre-ensemble n’est pas seulement la célébration d’une diversité apaisée et heureuse, mais il participe également d’un travail de définition du religieux socialement acceptable, objet du chapitre suivant.

Le quatrième chapitre [4] est l’occasion pour Julia Martínez-Ariño de mettre en évidence le fait que la gouvernance locale de la diversité religieuse n’est pas sans effet sur les groupes religieux et leurs pratiques. Le point de départ est une rencontre en 2016 du Comité consultatif laïcité de Rennes au cours duquel la question de la prière durant les heures de travail est discutée. La discussion portait notamment sur le fait de savoir si les employés de confession musulmane en charge des espaces verts étaient autorisés à effectuer une prière lors de leur pause-déjeuner. Un tel exemple témoigne de la capacité des acteurs municipaux à établir les limites de ce qui est acceptable en public et indique que « certain practices, namely those that are considered too pious or too visible, are deemed unacceptable, whereas those considered private—such as individual  » (« certaines pratiques – à savoir celles qui sont perçues comme trop pieuses ou trop visibles – sont jugées inacceptables, contrairement à celles qui sont considérées comme étant intimes », p. 79). Prenant largement appui sur les travaux récents de la sociologue Valérie Amiraux (2016), elle montre que le religieux socialement acceptable au niveau local se trouve étroitement articulé à la question de la visibilité et à la définition de la « normative representation Europeans have of the religious  » (Amiraux, 2016 : 41).

Une telle représentation est structurée autour de deux couples : espace public et espace privé d’une part, et forum internum et forum externum (Ferrari, 2012) d’autre part. Une confusion entre les notions d’espace public (comme espace géographique) et de sphère publique (domaine des affaires publiques) conduit à faire accepter l’idée que l’espace légitime du religieux serait l’espace domestique. Celle-ci prend par ailleurs appui sur une conception moderne (et chrétienne) de la religion, définie avant tout par les croyances et les convictions intimes (forum internum) auxquelles l’individu adhère, et non pas tant par des pratiques, qu’elles soient individuelles ou collectives (forum externum).

Pour autant, toutes les traditions religieuses ne se trouvent pas logées à la même enseigne. En effet, «  two things characterise most of the examples of boundary setting I have explained so far : they primarily affect minority religions and they constrain certain religious practices  » (« les exemples concernant ce processus d’établissement des limites partagent deux traits communs : ils concernent en premier lieu des groupes religieux minoritaires et font peser des contraintes sur certaines pratiques religieuses », p. 88). Dans les trois villes étudiées, une façon d’associer la mairie aux manifestations religieuses du groupe majoritaire, à savoir le catholicisme, consiste à opérer deux processus liés l’un à l’autre que l’autrice désigne comme « culturisation » et « heritagisation » et que l’on pourrait plus simplement désigner en français comme « patrimonialisation » : « Whereas the religious dimension of minority practices is emphasised and therefore often deemed incompatible with secularism, majority practices are often framed as culture  » (« alors que l’accent est mis sur la dimension religieuse des pratiques des groupes minoritaires, jugées incompatibles avec la laïcité, les pratiques du groupe majoritaire sont présentées comme relevant de la culture », p. 89). En France, la messe à laquelle participe traditionnellement le maire de Lyon à l’occasion du renouvellement du « Vœu des échevins » le 8 septembre, en est un exemple. De l’autre côté de l’Atlantique, la sociologue Geneviève Zubrzycki (2016) a montré comment le maintien du crucifix du « salon bleu » du Parlement de Québec avait été rendu possible au prix d’une resémantisation du crucifix devenu « le symbole de la culture et de l’héritage religieux du Québec, de son histoire collective » (Zubrzycki, 2016 : 316).

Conclusion

Urban secularism s’inscrit dans une série de travaux qui offrent une approche ethnographique et pragmatique de la laïcité : il ne s’agit pas tant de voir comment les pratiques locales sont l’application de normes établies par des instances supérieures, mais plutôt de montrer comment l’échelon local est lui-même producteur de normes qui, à l’occasion, vont connaître un destin national à la faveur d’une généralisation de la situation locale. À ce titre, l’enquête de Martínez-Ariño permet de discuter la partition traditionnelle entre les échelons local et national et donne à voir la relation dialectique qui les unit.

Julia Martínez-Ariño, Urban Secularism. Negotiating Religious Diversity in Europe, London et New York : Routledge, 2020, 154 p.

par Frédéric Dejean, le 16 juin 2021

Aller plus loin

• Amiraux, V. (2016). Visibility, transparency and gossip : How did the religion of some (Muslims) become the public concern of others ? Critical Research on Religion, 4(1), 37 56.
• Boltanski, L. (1990). L’amour et la justice comme compétence. Trois essais de sociologie de l’action. Paris : Métailié.
• Dejean, F., Lavoie, B. et Koussens, D. (2020). Détournement des espaces et gestion asymétrique du religieux dans les établissements d’enseignement supérieur québécois. Studies in Religion/Sciences Religieuses, 49(3), 328 346.
• Ferrari, S. (2012). Law and Religion in a Secular World : A European Perspective. Ecclesiastical Law Journal, 14(3), 355 370.
• Frégosi, F. et Willaime, J.-P. (2001). Le religieux dans la commune : régulations locales du pluralisme religieux en France. Genève : Labor et Fides.
• Mahmood, S. (2016). Religious difference in a secular age : a minority report. Princeton : Princeton University Press.
• Martínez-Ariño, J. (2019). Governing Islam in French cities : defining ‘acceptable’ public religiosity through municipal consultative bodies. Religion, State and Society, 47(4-5), 423 439.
• Zubrzycki, G. (2016). Laïcité et patrimonialisation du religieux au Québec. Recherches sociographiques, 57(2 3), 311 332.

Pour citer cet article :

Frédéric Dejean, « La laïcité se faisant », La Vie des idées , 16 juin 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-laicite-se-faisant

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Notes

[1Rappelons pour le lectorat francophone que le terme laïcité est traduit en anglais par «  secularism  ». Il en découle fréquemment des confusions entre la laïcité comme ensemble de dispositifs politico-juridiques qui vise à réguler les relations entre l’État et les groupes religieux et le processus de sécularisation, prise de distance de la société dans son ensemble des institutions religieuses.

[2Sur ce point voir Dejean et al., 2020.

[3L’autrice emploie l’expression française dans un titre de chapitre et la traduit dans le corps du texte par «  living together  ».

[4Plusieurs éléments forts de ce chapitre, en particulier la notion de «  religieux acceptable  », se retrouvent dans un texte récent (Martínez-Ariño, 2019).

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