La guerre irrégulière – cette forme de guerre conduite en dehors des cadres et principes juridiques censés la réguler – a longtemps été considérée comme une exception dans l’histoire des guerres et des grands conflits ayant marqué le XXe siècle. En raison de son manque de noblesse, mais aussi probablement parce qu’elle se présente volontiers, à tort, comme une stratégie des faibles face aux puissants, elle est restée un phénomène peu étudié par les historiens. Bien sûr, de nombreuses études de cas prenant en compte la dimension irrégulière des conflits contemporains existent, soulignant notamment le flou caractérisant la distinction entre combattants et civils, l’évolution des tactiques utilisées ou encore les nouveaux théâtres d’affrontement qui se présentent comme de multiples figures de la guerre irrégulière. Peu d’entre elles adoptent cependant une perspective globale, traitant généralement d’un groupe armé spécifique sans l’étudier comme la déclinaison singulière d’un phénomène plus général. L’ouvrage d’Élie Tenenbaum propose, lui, une approche globale de la guerre irrégulière, telle qu’elle a pu être conceptualisée et menée par les armées occidentales, principalement britannique, française et étatsunienne.
En adoptant le point de vue de l’Occident, considéré ici à travers les trois grandes puissances militaires que sont la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis, l’auteur met au jour les logiques ayant motivé l’émergence de nouvelles tactiques, les doctrines et les différents profils d’acteurs stratégiques qui ont caractérisé la guerre irrégulière au XXe siècle. Le choix de se concentrer sur ces trois pays est justifié par la domination occidentale exercée sur le reste du monde depuis le XIXe siècle, et leur rôle central dans la production et l’importation de tactiques et doctrines de guerre irrégulière. Si cette perspective peut paraître restrictive et reproduire une compréhension du monde et de l’histoire globale aujourd’hui largement contestée par la théorie critique [1], elle n’en présente pas moins l’intérêt de montrer la façon dont la guerre irrégulière a pu se présenter comme une forme d’innovation stratégique face à de nouveaux types de conflits, tout en restant considérée comme un type de guerre située en marge de la modernité occidentale.
De la constitution d’une communauté stratégique irrégulière, née de la coopération entre armées occidentales engagées dans les guerres de décolonisation, à la globalisation des savoirs stratégiques irréguliers et au déclin progressif du recours à cette forme de guerre à partir des années 1970, le cheminement proposé par l’auteur est chrono-thématique et aborde l’ensemble des grands conflits ayant marqué la seconde moitié du XXe siècle. L’histoire de la guerre irrégulière telle qu’elle est présentée par Tenenbaum est d’abord celle d’une progressive ascension, marquée notamment par les luttes pour l’indépendance et le démantèlement des empires coloniaux dans un contexte de Guerre froide. Alors que les nouvelles techniques révolutionnaires employées par les maoïstes en Chine se voient rapidement reprises par les mouvements d’insurrection qui émergent dans les pays colonisés voisins, l’Asie apparaît comme un véritable « laboratoire stratégique de la guerre irrégulière » (p. 21). De l’Indochine à la Malaisie en passant par les Philippines, le théâtre asiatique se présente comme un espace de formulation et d’expérimentation de diverses techniques de la guerre irrégulière, comme le contrôle de la population et la formation d’unités mobiles légères. S’y croisent et y collaborent bon nombre de personnalités, militaires ou politiques, qui seront considérées par la suite comme des experts de la contre subversion à l’heure de sa globalisation. Le Britannique Robert Thompson ou le Français David Galula, deux officiers ayant servi sur de nombreux théâtres, apparaissent ainsi comme des figures récurrentes de ce grand récit de la guerre irrégulière. Ils ont joué un rôle décisif dans la circulation internationale des savoirs stratégiques entre les différentes puissances occidentales engagées sur le terrain de la guerre irrégulière, mais aussi et surtout dans l’effort de théorisation dont elle a fait l’objet.
L’ouvrage montre en effet avec beaucoup de précision la montée en puissance d’une doctrine de la guerre irrégulière, depuis l’expérience française en Algérie, qui malgré son échec indiscutable connaît un rayonnement international, jusqu’à l’élaboration d’une véritable doctrine de contre-insurrection pendant la présidence de Kennedy. Cet effort de théorisation de la guerre irrégulière se voit motivé en partie par l’influence croissante de think tanks dédiés à la pensée stratégique comme la RAND corporation, principalement aux États-Unis, mais aussi en Europe, par lesquels transitent des « passeurs stratégiques » comme le fameux Galula.
La guerre irrégulière telle qu’elle est conçue par l’Occident peine malgré tout à s’institutionnaliser durablement en tant que doctrine stratégique et la lutte antisubversive connaît un véritable reflux à partir de la fin des années 1960. La lutte contre subversive est discréditée par son utilisation sur le territoire national pour faire face à « l’ennemi intérieur », avant d’être finalement considérée comme un péril politique. L’auteur montre notamment comment des tactiques irrégulières ont pu être employées dans le but de rétablir l’autorité face à des mouvements contestataires de différentes natures comme le mouvement des droits civiques aux États-Unis, l’Irish Republican Army en Grande-Bretagne ou les mouvements d’extrême gauche trotskistes ou maoïstes en France. La mise en œuvre de procédés irréguliers sur le territoire national amène des dérives qui entrent en contradiction avec l’État de droit et finiront pas discréditer l’emploi de procédés irréguliers pour assurer la paix domestique.
Cette méfiance à l’égard de la lutte contre-subversive s’accompagne par ailleurs d’un désinvestissement doctrinal plus général, qui fait suite aux échecs de la guerre d’Algérie et du Vietnam. Cet effacement de la guerre irrégulière se manifeste au niveau des institutions, militaires notamment, mais aussi sur le plan intellectuel. En France, la doctrine de « guerre révolutionnaire », terme désignant la doctrine française irrégulière, se voit considérée par les autorités civiles comme une manifestation de politisation croissante de l’armée, qui fut définitivement abandonnée après la tentative de putsch de 1961. Aux États-Unis, les tensions provoquées entre les institutions militaires et la société civile amènent à une remise en question de la culture stratégique étatsunienne et une réorientation vers des horizons plus conventionnels. On observe alors une forme de « reconventionalisation » de la guerre alors plus volontiers axée sur la modernisation technologique, ainsi qu’au désengagement des grandes puissances occidentales des conflits du Tiers-Monde, à quelques exceptions près (comme le montre l’implication américaine en Amérique Centrale).
Mais c’est surtout dans le cadre de la reconfiguration des rapports de force entre nations à la fin de la guerre froide que s’opère le véritable retrait de la guerre irrégulière telle qu’elle a été conceptualisée par l’Occident. Alors qu’elle acquiert la reconnaissance internationale en étant admise comme État membre des Nations Unies en 1971 où elle finit par occuper un siège permanent au Conseil de Sécurité des Nations Unies, la Chine temporise son discours de guerre révolutionnaire et réduit son soutien aux mouvements insurrectionnels. S’il ne suffit pas à en finir avec les luttes armées menées au travers du monde, ce retrait chinois minimise significativement leur portée stratégique et l’implication de l’Occident. Les guerres civiles qui éclatent à la fin de la guerre froide ne présentent que peu d’intérêt stratégique pour les puissances occidentales qui ne s’y engagent qu’au travers d’opérations de maintien de la paix sous l’égide de la communauté internationale.
Les années 1970 marquent par ailleurs l’émergence du terrorisme comme stratégie à part entière aux mains de groupes armés, plus particulièrement en Europe et au Moyen-Orient, des Brigades rouges italiennes au Fatah palestinien en passant par le mouvement basque ETA. Face à cette nouvelle menace, les nations occidentales adoptent un ensemble de dispositifs législatifs d’exception et investissent dans la coopération internationale au niveau juridique mais aussi en matière de renseignement. Au niveau opérationnel, elles conçoivent de nouveaux types d’intervention comme l’élimination ciblée ou la libération d’otages. Ces reconfigurations n’empêchent pas cependant l’Occident de sombrer dans la stupeur au lendemain des attentats du 11 septembre 2001. Une telle attaque était pourtant prévisible. L’auteur parle d’amnésie de la communauté stratégique occidentale qui n’a pas su comprendre ni s’adapter aux transformations des théâtres d’intervention du début du XXIe siècle. L’embourbement de l’armée américaine en Irak montre en effet que l’Occident n’a pas tiré les leçons des guerres de décolonisation du XXe siècle. Il faut attendre 2006 pour une réhabilitation de la contre-insurrection en tant que procédé stratégique, impulsé par l’adaptation tactique sur le terrain ainsi que par un certain renouveau de la réflexion stratégique menée au sein des diverses institutions académiques et think tanks. Ce renouveau manque cependant de projet politique, alors que la guerre irrégulière continue d’être considérée comme un phénomène passager. L’auteur conclut pourtant sur l’importance de considérer l’irrégularité comme un « pan à part entière du spectre de la conflictualité » (p. 413).
C’est avant tout de l’incapacité de l’Occident à s’adapter aux nouvelles configurations nées des guerres de décolonisation qu’il est question dans cet ouvrage. Il est ainsi intéressant de noter que si les prémices de la guerre irrégulière remontent à la Première Guerre mondiale, c’est en effet avant tout à partir de l’expérience asiatique que sont extraits les grands principes de la guerre irrégulière tels qu’ils se voient appliqués à d’autres théâtres dans les années suivantes. S’il est compréhensible et légitime que l’auteur adopte le point de vue occidental, on regrette de n’avoir que peu d’informations sur les impacts de la guerre irrégulière dans les pays cibles. Par ailleurs, l’ouvrage, qui s’appuie sur un nombre impressionnant de sources, met en évidence l’importance des circulations transnationales des différents concepts de guerre irrégulière et une certaine unité de l’expérience occidentale de ce type de guerre. L’auteur parle ainsi d’une « histoire connectée » (p. 405), et décloisonne l’histoire de la guerre irrégulière en montrant de façon convaincante les passerelles existant entre ses différents théâtres. Plus mystérieux sont ces fameux « passeurs de savoirs » qui, de théâtre en théâtre et de ministères en think tanks, contribuent à la formulation théorique de la stratégie contre-insurrectionnelle occidentale. La trajectoire de certains d’entre eux est décrite dans le livre, mais on aimerait en savoir plus sur ces acteurs à cheval entre le monde militaire et politique. Finalement, l’histoire de la guerre irrégulière telle qu’elle est analysée par Tenenbaum permet de mieux comprendre la construction des représentations de l’autre « non occidental ». Elle démontre l’incapacité de l’Occident à penser le monde en dehors de son hégémonie culturelle et politique ; or c’est là que réside sa plus grande faiblesse.
Élie Tenenbaum, Partisans et centurions. Une histoire de la guerre irrégulière au XXe siècle, Paris, Perrin, 2018, 522 p., 25 €.
Pour citer cet article :
Camille Boutron, « La guerre sans règles »,
La Vie des idées
, 4 juin 2020.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/La-guerre-sans-regles
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