Florence Alazard plonge dans le monde de la guerre au XVIe siècle à travers le portrait de Giovanni de’ Medici, devenu après sa mort un personnage de légende : « Jean des Bandes Noires ». Cette biographie tisse, avec précautions et clarté, le portrait d’une Italie meurtrie par la guerre.
Comment décrire un monde aussi tourmenté que celui des guerres d’Italie ? C’est le genre biographique qu’a choisi Florence Alazard pour dépeindre un monde dont elle est l’une des meilleures spécialistes en France. Les guerres d’Italie sont une série de conflits amenant les grandes monarchies européennes à s’affronter pour la possession de la péninsule. Dans ces conflits, les Italiens ne sont pas inactifs et combattent eux-mêmes, généralement dans un camp ou dans l’autre. Giovanni de’ Medici, condottière de l’illustre famille florentine, est un cas d’étude idéal pour servir de fenêtre sur ce monde de la guerre. Déjà reconnu de son vivant comme l’un des militaires les plus convoités, il est aussi devenu, après sa mort et à l’accession de son fils Côme à la tête du duché de Florence, le père fondateur de la dynastie qui règne en Toscane jusqu’en 1727.
C’est logiquement que Florence Alazard aborde avec ce Jean des Bandes Noires le parcours des condottières, mais aussi l’impact de leur réputation lorsqu’il s’agit d’écrire leur histoire. Outre l’usage convaincant du genre biographique, Florence Alazard montre au lecteur quelles précautions sont nécessaires face aux sources, en sus de lui offrir le portrait d’une époque, les guerres d’Italie, et d’un groupe social, celui des élites militaires de la Renaissance.
Vie et mort d’un condottière
Giovanni de’ Medici (1498-1526) est issu d’une branche collatérale des Médicis par son père et de la famille milanaise des Sforza par sa mère, Caterina. Né sous le signe des guerres d’Italie, après que sa mère a été chassée de Forlì puis retenue prisonnière à Rome par Alexandre VI et César Borgia, le petit Giovanni grandit à Florence, dans le premier palais des Médicis. On sait peu de choses de son éducation, hormis qu’elle contribue à sa réputation : dès l’enfance, Giovanni préfère la bagarre aux lettres. Il compense son faible goût pour l’étude en multipliant les frasques et en témoignant assez rapidement d’un goût prononcé pour la chose militaire.
L’arrivée au pouvoir du pape Médicis Léon X lui est favorable : on lui confie une condotta, c’est-à-dire un contrat faisant de lui le commandant d’une troupe mercenaire. Dès 1517, il s’illustre lors de la guerre d’Urbino contre les Della Rovere, en tant que défenseur des intérêts de Lorenzo de’ Medici, le père de Catherine de Médicis. Dès lors, il sert tour à tour dans les armées du pape, puis dans le camp français lorsqu’il considère que le pape ne le récompense pas à sa juste valeur. Giovanni sait se placer, profiter de sa réputation pour négocier les termes d’un contrat juteux, par exemple lorsqu’il se fait débaucher par François Ier avec d’importants avantages. Le récit de l’intégration de Giovanni et de ses bandes – qui ne portent la couleur noire qu’après sa mort, ajoutant à la légende – permet à Florence Alazard de mettre en avant la dimension composite des armées du XVIe siècle. Les 30 000 hommes qui suivent François Ier à Pavie (février 1525) ne sont non seulement pas français (ou peu, disons), mais ils sont sous les ordres de généraux qui servent le roi de France par intérêt.
Giovanni, lui, sert celui qui lui promet des combats constants. Il est de toutes les campagnes italiennes. De toutes les campagnes, mais pas de toutes les batailles : blessé quelques jours auparavant à la jambe lors d’une escarmouche, il manque notamment à l’appel de Pavie (février 1525), où il devait combattre pour le roi de France. De longues semaines durant, il est soigné par un médecin juif, jusqu’à remonter sur son cheval. L’année suivante, alors que les troupes de la Ligue tentent de juguler l’avancée des armées impériales dans la péninsule – il s’agit de la campagne qui aboutit au sac de Rome –, il est blessé aux portes de Mantoue. Amené dans le palais des Gonzaga, il meurt quelques jours plus tard de septicémie, après l’amputation de sa jambe.
Un livre au service d’une nouvelle histoire des guerres d’Italie
Le parcours de vie de Giovanni de’ Medici sert une histoire des guerres d’Italie, renouvelée grâce aux contributions de plusieurs équipes de recherche ces dernières années. Cette histoire militaire n’est pas celle des grandes batailles, relativement rares bien que très meurtrières, mais d’une guerre quotidienne, faite d’escarmouches et de harcèlement. Giovanni de’ Medici se spécialise dans des pratiques peu chevaleresques, qui visent à empêcher l’adversaire de prendre pied, à lui voler ses vivres, à le forcer à changer de route. Les bandes noires sont des mercenaires, pas des chevaliers. Ils sont plus légèrement armés, et leurs chevaux, dépourvus d’armures, sont faits pour apparaître et disparaître rapidement. Leur guerre est d’usure et ne s’arrête pas avec l’arrivée du froid ; elle est mobile, se pratique autour du corps des armées qui stationnent, en amont de leur arrivée ou à leur poursuite. Est-elle pour autant le fruit d’une révolution militaire ? Difficile de ne pas y retrouver les pratiques de la guerre de Cent Ans, des croisades ou de la piraterie méditerranéenne. La nouveauté tiendrait davantage à l’introduction de l’artillerie, qui rend cette stratégie plus efficace encore.
Le livre de Florence Alazard est aussi l’occasion de revenir sur le rôle des femmes dans ce monde des élites militaires. Ce sont elles qui gèrent le ravitaillement de leurs époux en vêtements et fournitures de tous types. Elles leur écrivent pour maintenir leur influence malgré les mois d’absence en campagne. Elles subissent de plein fouet leurs frasques, comme Maria Salviati, qui se retrouve à Florence seule après l’exil de Giovanni, coupable de meurtre. Veuves, elles doivent assurer l’avenir de leurs enfants, voire se retrouvent, comme Caterina Sforza à Forlì, défenseuses de forteresses assiégées. Ces femmes des élites italiennes sont ainsi des maillons essentiels de la vie politique et militaire, au moins parce qu’elles soutiennent matériellement ceux qui la mènent.
De cette vie laborieuse, il leur reste la possibilité de se confier à leur époux dans leurs lettres, ce qui permet à Florence Alazard d’interroger l’usage des émotions dans l’épistolaire féminine de la Renaissance, dans la lignée des travaux récents emmenés par Susan Broomhall notamment, par ailleurs passés sous silence par l’autrice [1]. Ainsi Maria Salviati ne manque pas d’écrire son inquiétude constante, de savoir son mari à la guerre, mais aussi de le savoir avec d’autres hommes, auprès d’autres femmes. Ces autres femmes écrivent elles aussi à Giovanni ou à son comparse, l’Arétin, cette fois pour se languir de l’absence du condottière. Le monde féminin semble ainsi, paradoxalement, très occupé mais suspendu aux allées et venues des hommes. Giovanni, lui, ne tient pas compte de leurs attentes : la guerre avant tout.
Un portrait sensible, entre vérités et légendes
L’ouvrage aborde les usages et l’image de Giovanni de’ Medici après sa mort avec une grande rigueur : l’historiographie y devient source, comme l’explique l’autrice dès l’introduction. Mais elle ne s’arrête pas à l’historiographie et les belles pages sur la place de Giovanni de’ Medici dans le cinéma, principalement italien, peuvent être particulièrement appréciées par les lecteurs de tous horizons. L’étude de cette image est politique lorsqu’il s’agit d’étudier la récupération par le fascisme ; mais elle témoigne aussi de l’évolution des représentations de ce monde des guerres d’Italie hors des écrits des historiens. Le cinéma est une source d’autant plus intéressante qu’il permet à l’autrice de parfaire l’une de ses perspectives d’analyse, celle de la psycho-histoire.
À plusieurs reprises en effet, elle cherche à comprendre la psyché d’un personnage pour le moins complexe, que le lecteur du XXIe pourrait aisément qualifier de viriliste. Giovanni de’ Medici est violent, ce pour quoi d’ailleurs il a été saisi comme modèle à suivre par l’idéologie fasciste. La finesse d’analyse des sources de Florence Alazard ne tient pas tant à souligner cette évidence que de montrer combien elle ne fait pas consensus parmi les contemporains. Baldassare Castiglione lui demande ainsi à plusieurs reprises de ne pas violenter les populations vaincues. De même, le pape doit plusieurs fois intervenir pour calmer les ardeurs de son condottière. Les femmes de son entourage, son épouse en tête, lui reprochent sa rudesse et la faible considération qu’il leur porte. Giovanni est attentif aux allées et venues des courtisanes, et ses échanges avec l’Arétin témoignent de sa violence envers les femmes.
À ce titre, l’appui sur des sources de la littérature érotique de l’époque nuance une littérature encore trop souvent résumée au Prince et au Courtisan et synthétise avec finesse les résultats de recherches récentes sur l’histoire des sexualités. Loin de résumer la violence à une composante naturelle du XVIe siècle, l’autrice parvient ainsi à mettre en lumière la place étrange de ce genre de personnages : utiles et dangereux, adulés et craints, indispensables mais versatiles.
Outre ce qui relève du désaccord académique sur l’usage du futur et ce qui ressemble à une faute de frappe (p. 49, en 1510-1512, Alexandre VI et César Borgia sont morts depuis longtemps), Jean des Bandes Noires est un excellent ouvrage, rédigé avec précaution, qui permet aux spécialistes français de la période de reprendre à bras le corps l’histoire des Médicis du XVIe siècle et aux amateurs de l’époque d’entrer avec finesse et précautions dans ce monde de la guerre infiniment complexe. L’application de Florence Alazard dans l’usage des sources hagiographiques et le dévoilement de la conservation – ou du manque – des sources d’archives est particulièrement appréciée et pourrait presque servir de discours de la méthode auprès des étudiantes et étudiants en formation à l’écriture historique. Florence Alazard y montre avec brio que l’écriture scientifique peut s’alléger de lourdeurs académiques, sans perdre en scientificité, bien au contraire.
La construction de la légende de Giovanni de’ Medici par les courtisans de son fils Côme, Giovan Girolamo de’ Rossi en tête, est bien mise en avant. On aurait peut-être seulement apprécié une meilleure contextualisation du discours autour de la « liberté italienne », dont Giovanni de’ Medici aurait été le défenseur, construit dans les années 1540 et 1550, alors que Côme de Médicis se présente comme une alternative crédible à l’hégémonie impériale dans la péninsule.
Cette nouvelle biographie française de Giovanni de’ Medici (la dernière, écrite par Pierre Gauthiez, datait de 1901) ouvre au lectorat français un tableau réussi du monde de la guerre, de la Renaissance italienne et de ses élites aristocratiques, dans un texte érudit et accessible, dense et efficace : une réussite formelle et scientifique, qui satisfera autant les spécialistes qu’un public plus large.
Florence Alazard, Jean des Bandes Noires. Un condottière dans les guerres d’Italie, Paris, Passés composés, 2023, 238 p., 22 €.
Pierre Nevejans, « La guerre et sa légende »,
La Vie des idées
, 29 décembre 2023.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/La-guerre-et-sa-legende
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