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Recension Histoire

La couleur des morts


par Christian Jouhaud , le 9 juin 2008


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La leçon inaugurale de Roger Chartier au Collège de France met en lumière, à l’heure de la numérisation, le lien entre l’histoire des cultures écrites et celle des pratiques de lecture et de transmission.

Roger Chartier, Écouter les morts avec les yeux, Paris, Collège de France/ Fayard, 2008, 80 p., 10 euros.

couverture du livre

La leçon inaugurale de sa chaire « Écrit et cultures écrites dans l’Europe moderne » prononcée le 11 octobre dernier par Roger Chartier est devenue un petit livre intitulé Écouter les morts avec les yeux. Ce beau titre exalte, non sans mélancolie, la force de résurrection de la lecture et la puissance de transmission de l’écrit. Il rappelle aussi que l’histoire des cultures écrites n’est pas séparable de celle des pratiques de lecture, qu’il n’y a donc pas d’interprétation des héritages culturels qui tienne sans une histoire des appropriations différenciées de l’écrit et des formes de sa transmission.

Pas d’histoire des livres, d’histoire des textes, d’histoire de la culture écrite sans histoire des déchiffrements, des usages, des compréhensions : nul ne l’a mieux affirmé, démontré et enseigné que Roger Chartier dans son séminaire de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. C’est pourquoi, s’il commence sa leçon, selon l’usage, par un hommage à Henri-Jean Martin, fondateur de la discipline « histoire du livre », à Donald MacKenzie, dont la sociologie des textes était fondée sur l’exigence de ne jamais séparer « la compréhension historique des écrits de la description morphologique des objets qui les portent », à Armando Petrucci, dont le travail sur les écritures, qu’elles soient gravées sur la pierre, inscrites sur le papier, le parchemin ou le bois, manuscrites ou imprimées, « a transformé notre compréhension des cultures écrites qui se sont succédé dans la très longue durée de l’histoire occidentale », ce sont aussi les acquis de son propre travail qu’il est conduit à évoquer avec discrétion et élégance.

Une leçon inaugurale au Collège de France annonce un programme d’enseignement. Elle est également un moment de réflexion sur un parcours et l’occasion d’affirmer non seulement des positions scientifiques, appuyées sur une longue expérience de la recherche, mais aussi des convictions qui font se rejoindre le travail intellectuel, la place tenue dans un milieu professionnel, les engagements civiques. C’est le principal enjeu d’un exercice d’éloquence où l’orateur sait aussi qu’il se mesure à d’illustres prédécesseurs. La leçon de Roger Chartier s’inscrit ainsi dans une série qui n’est pas tant celle de la collection publiée conjointement par le Collège et Fayard, dans laquelle elle porte le numéro 195, après « les révolutions du vivant » et « les révolutions des neurosciences cognitives », que celle de ses prédécesseurs historiens et de grandes figures très présentes dans son œuvre, comme Foucault ou Bourdieu. La « leçon sur la leçon » de ce dernier proposait d’ailleurs un modèle de réflexivité qui pourrait nous inciter à faire une analyse « chartiériste » d’Écouter les morts avec les yeux. Cela supposerait par exemple, entre autres analyses, de rechercher les formes de performance orale dans le texte publié, de scruter les déplacements de sens qu’a produits le passage à l’écrit, ou d’interpréter les deux phrases d’ouverture « "Écouter les morts avec les yeux" ("Escuchar a los muertos con los ojos"). Ce vers de Quevedo me vient à l’esprit au moment d’inaugurer un enseignement consacré aux rôles de l’écrit dans les écritures européennes entre la fin du Moyen Âge et notre présent », tant par rapport aux répertoires culturels mobilisés explicitement ou implicitement qu’à la temporalité du passage de l’écrit à l’oral (du manuscrit, on l’imagine, soigneusement préparé à la leçon prononcée) puis de l’oral à l’écrit (de la leçon au livre, avec un certain type de mise en page, une typographie, un format etc.) qui rend culturellement significative comme pointe rhétorique le « me vient à l’esprit au moment d’inaugurer ».

Le programme est exposé après une explication de l’intitulé de la chaire qui en justifie chacun des termes et souligne comment l’histoire des recours à l’écrit caractérise les évolutions majeures qui, dans les sociétés occidentales, définissent la première modernité, à partir de la Renaissance : construction de l’État de justice et de finance (avec ses bureaucraties, ses archives, sa production d’informations et de propagandes), diffusion et conceptualisation des expériences religieuses (avec son intériorisation lettrée des croyances et ses innombrables controverses), « procès de civilisation » (avec ses nouvelles normes de comportement enseignées par moralistes et pédagogues), émergence d’une sphère publique. Chacune des enquêtes projetées traverse l’histoire de ces grandes mutations et s’ordonne autour de questions nettes que formule Roger Chartier pour clarifier l’orientation des problématiques et les contours des objets étudiés : qu’est-ce qu’un livre ? qu’est-ce qu’un auteur ? qu’est-ce qu’un texte ? quelle autorité pour l’écrit ? Les réponses viendront dans une histoire longue des métaphores du livre, annoncée comme projet, par l’étude des écritures en collaboration ou celle des conflits noués autour du nom propre et de la paternité des textes. Chaque question permet de repenser et de reformuler – de reconstruire historiquement – le problème fondamental de la double nature, matérielle et immatérielle, de l’écrit et, en particulier, du livre, à partir duquel prend sens la tension entre durable et éphémère, entre inscription et effacement, entre mémoire et oubli, tension dont les innombrables représentations écrites – lues, déclamées, chantées etc. – tracent la figure constamment recomposée du rapport de la culture écrite au temps.

« L’autorité affirmée ou contestée de l’écrit, la mobilité de la signification, la production collective du texte » dessinent les cadres problématiques d’une recherche qui revendique le croisement de l’histoire du livre, de la critique textuelle, de la sociologie culturelle. C’est ce croisement qui conduit l’historien à ne pas séparer a priori l’étude des « textes sans qualités, pragmatiques et pratiques » de celle des œuvres habitées « par l’étrange pouvoir de faire rêver, de donner à penser, ou de susciter le désir », ce qu’on désigne depuis la fin du XVIIe siècle par le terme de « littérature ». Ceci étant acquis, une distinction s’impose. Si avec Borges – figure qui, pour Chartier, ouvre les territoires de l’historicisation du rêve, de la pensée comme esthétique, et du désir littéraire – on considère que « chacun peut et doit prendre sa part dans l’examen de ces faits qui donnent à certains textes, et pas à tous, la force perpétuée de l’enchantement », il reste à construire l’histoire des textes littéraires dont la puissance d’enchantement s’est perdue ou qui ont été conçus et lus dans une toute autre pensée et attente que celle de l’enchantement.

L’enchantement résiste-t-il à l’historicisation ? Est-il, dans des modalités diverses, l’indicateur stable de la capacité d’un texte à traverser le temps ? Roger Chartier cherche des réponses à ces questions chez Cervantès et Shakespeare, deux géants dont l’œuvre s’est jouée des frontières spatiales et temporelles. Il organise même leur rencontre à partir de l’analyse minutieuse de la pièce perdue et mythique de Shakespeare Cardenio, qui lui donne matière pour traiter de la réception des œuvres à travers une pratique de réemploi (celui de Don Quichotte d’où l’histoire des amours malheureuses de Cardenio est extraite), des appropriations successives d’un même texte, du rapport enfin des Lumières aux œuvres des XVIe et XVIIe siècles, Shakespeare étant tout à la fois minutieusement édité et fort librement adapté tout au long du XVIIIe siècle (et même du XIXe). Il s’agit aussi, dans un tour de spirale supplémentaire, d’étudier comment ces auteurs ont introduit dans leurs textes, avec réalisme ou à titre de métaphore, la matérialité des écrits, ordinaires ou non, et fait une place aux tablettes de cire, aux presses à imprimer, aux écrits à la main, aux écritures brodées et tissées, et de saisir ainsi, par un retour aux représentations de la matérialité des productions écrites, ces « faits » qui, comme l’éprouve ici l’historien, « donnent à certains textes et pas à tous la force perpétuée de l’enchantement ».

L’objectif que se fixe Roger Chartier en ouvrant son enseignement au Collège de France est aussi de « repérer les durées sédimentées de la culture écrite pour comprendre plus justement les mutations qui l’affectent dans le présent ». Car il est clair à ses yeux que le raz de marée de la textualité numérique représente une rupture majeure dans l’histoire de la culture écrite : transformation radicale des supports de l ‘écriture, des techniques de sa reproduction et de sa dissémination, des façons de lire : « une telle simultanéité est inédite dans l’histoire de l’humanité, écrit-il ». Il indique ainsi l’urgence et l’enjeu d’un travail historien pour comprendre les ruptures du présent, non au service de commémorations nostalgiques ou dénonciatrices, mais d’une intelligibilité intègre du passé, dans « la lucidité critique qu’exigent nos incertitudes et nos inquiétudes ». Avec cette particularité que la culture écrite, objet de cette histoire, est aussi l’instrument d’une telle lucidité critique.

par Christian Jouhaud, le 9 juin 2008

Aller plus loin

 Page du cours de Roger Chartier sur le site du Collège de France, comprenant notamment les cours au format audio mp3 :

http://www.college-de-france.fr/...

 

Groupe de Recherches Interdisciplinaires

sur l’Histoire du Littéraire

(EHESS)

Pour citer cet article :

Christian Jouhaud, « La couleur des morts », La Vie des idées , 9 juin 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-couleur-des-morts

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