Un esclandre télévisuel – qui a vu Cyril Hanouna, présentateur d’une émission populaire diffusée sur C8, insulter le député Louis Boyard, qui avait critiqué le propriétaire de la chaîne – a rappelé, si besoin était, l’importance et la nature profondément politique de la question de la propriété des médias [1]. Quelques mois plus tôt, en septembre 2022, la tentative de rachat de M6 par TF1 avait échoué à la suite d’une décision de l’Autorité de la concurrence. Celle-ci a estimé que ce futur géant de l’audiovisuel constituerait un quasi-monopole dans la publicité, la distribution des chaînes et l’achat de programmes. Le groupe allemand Bertelsmann a renoncé ainsi à vendre M6, probablement jusqu’à la prochaine tentative. En attendant, un autre magnat des médias, Xavier Niel, fondateur de Free et propriétaire du Groupe Le Monde, s’est déclaré intéressé par la fréquence qu’occupe M6 et dont l’autorisation est réexaminée en mai 2023, dans ce qui s’apparente à un jeu de Monopoly.
En effet, depuis une vingtaine d’années, l’industrie des médias en France s’est profondément restructurée au profit des grands groupes dont les activités s’étendent dans tout le spectre des industries culturelles et au-delà. Ce qui a conduit en 2021 le Sénat à former une commission d’enquête au sujet des médias qui n’a pu que constater « la prise de contrôle par des capitaines d’industrie (…) extérieurs au secteur, tantôt mécènes, chantres de la convergence ou apôtres de l’exception culturelle française face aux Gafam ». Les raisons qui expliquent ce mouvement sont multiples mais sont principalement de nature politique et économique. Les raisons politiques sont liées à l’incapacité des institutions à produire un cadre de régulation suffisamment robuste et adapté aux enjeux contemporains qui découlent des évolutions technologiques et sociopolitiques de nos sociétés. Les raisons économiques découlent de la fragilisation de l’économie des médias dans un contexte de transformation numérique de l’écosystème informationnel.
Cette transformation est concomitante à la montée en puissance de l’oligopole du numérique (Alphabet, Apple, Meta, Amazon, Microsoft, Netflix etc.), qui domine à la fois les circuits de distribution et les sources de revenus [2]. Elle a pour conséquence l’affaiblissement de l’économie de la presse et la stagnation de celle de la télévision linéaire. Ainsi, le projet de fusion entre TF1 et M6 était présenté par ses porteurs comme une réponse française à l’hégémonie croissante des plateformes étatsuniennes comme Netflix, Disney+ ou YouTube. Il s’agit d’une idée ancienne, celle des « champions nationaux », qui par le passé n’a fait que produire encore plus de concentration [3]. Or, la concentration de la propriété dans les médias pose un problème de nature politique, car elle constitue une menace pour le pluralisme de l’information et, par extension, pour la démocratie.
Dans cet article j’effectuerai un retour théorique et historique sur les rapports entre pluralisme et concentration médiatique. Dans un premier temps je définirai ces deux notions, puis je montrerai en quoi la concentration constitue une menace pour le pluralisme et pour la démocratie. Par la suite, je présenterai de manière critique le cadre réglementaire en vigueur et j’examinerai le rôle ambigu de l’internet à la fois en tant que vecteur de pluralisme et facilitateur de concentration. Enfin, en guise de conclusion, j’esquisserai quelques pistes de réforme possibles.
Qu’est-ce que la concentration des médias ?
D’un point de vue juridique, la concentration économique est le résultat d’ententes conclues entre deux ou plusieurs entreprises qui, par voie de fusion ou par des prises de participations croisées ou encore par le jeu du contrôle qu’exercent leurs dirigeants, parviennent à unifier le centre de supervision de leurs activités. La concentration peut prendre la forme d’une réunion sous un même pouvoir de décision de tout un ensemble d’activités complémentaires qui constituent une chaîne de production. On parle alors d’intégration verticale, comme dans le cas du groupe Canal+ qui contrôle à la fois des sociétés de production audiovisuelle (en amont) et des chaînes de télévision qui diffusent les contenus produits (en aval).
La concentration peut aussi prendre la forme d’une diversification horizontale qui consiste en la réunion sous un même pouvoir de décision de sociétés qui produisent des biens ou des services substituables, c’est-à-dire assurant une fonction comparable pour l’utilisateur final. À titre d’exemple, les différentes chaînes de télévision du groupe Canal+ (C8, CStar, CNews etc.) constituent des biens substituables, car on ne peut consommer leurs programmes simultanément. Cependant, depuis le milieu des années 1990, on considère que le champ pertinent pour saisir les logiques de concentration ne se limite pas aux médias audiovisuels et à la presse, mais s’étend à l’ensemble des industries culturelles, c’est-à-dire aux activités de production et de commercialisation de biens culturels reproductibles [4]. De ce point de vue, le contrôle par Vivendi du groupe Canal+ dans l’audiovisuel, d’Editis dans l’édition de livres, de Prisma Media dans la presse, de Gameloft dans les jeux vidéo ou de Dailymotion dans la distribution de vidéo en ligne constitue une stratégie de diversification horizontale dans le secteur plus vaste des industries culturelles.
Par ailleurs, l’ensemble de ces mouvements de concentration s’opère dans un environnement économique caractérisé par un degré élevé de financiarisation. La financiarisation désigne la montée de la participation d’acteurs financiers divers, souvent sans lien avec l’activité d’origine, au sein du capital des groupes. De cette configuration découlent des montages complexes (holdings, trusts, sociétés off-shore etc.) ainsi qu’une gestion visant à maximiser les dividendes pour les actionnaires. En France, la financiarisation de l’économie a permis la création des conglomérats contrôlant à la fois des médias et des entreprises dont les activités n’ont rien à voir avec les industries culturelles (l’aviation militaire pour le groupe Dassault, les BTP et les télécoms pour le groupe Bouygues, les télécoms pour le groupe Altice et la holding de Xavier Niel, les produits de luxe pour LVMH, etc.). Dans ce cas de figure, on parle également de concentration diagonale, regroupant des activités sans liens de nature industrielle.
Le pluralisme dans la théorie démocratique et les effets de la concentration
La conception libérale de l’État-nation moderne – ou même d’entités supranationales à plus grande échelle comme l’Union européenne – est tacitement ou explicitement fondée sur l’existence d’un espace public dans lequel les citoyens s’informent et débattent des problèmes communs [5]. Cet espace consiste en une sphère autonome de communication et de médiation entre l’État et la société civile dans laquelle les médias jouent un rôle central. La théorie de l’espace public, notamment développée par le philosophe allemand Jürgen Habermas, prend place dans un corps de doctrine plus large, celui du libéralisme politique, fondé sur le principe kantien de publicité (Öffentlichkeit littéralement « le fait d’être ouvert ») [6]. Selon cette doctrine le processus d’émancipation des individus ne peut subsister que dans un régime de libre communication de la parole qui permet un usage public de la raison. C’est la libre communication entre les citoyens et leur accès à une information diversifiée et de qualité qui permet l’examen éclairé des arguments et donc le développement discursif de la raison politique. L’espace public se doit ainsi d’offrir la possibilité d’accéder à une multitude de traitements éditoriaux de l’actualité ainsi qu’à des points de vue différents sur les problèmes publics, c’est-à-dire sur les questions nécessitant une forme d’intervention de l’État, et ceci de manière équilibrée. Ce pluralisme médiatique offert au public est une condition sine qua non de l’adhésion des citoyens au jeu démocratique.
Ainsi, le fonctionnement matériel et concret de l’espace public conditionne la réalisation de cet idéal. Autrement dit, l’exercice de la citoyenneté est tributaire de l’économie politique des médias. Celle-ci comprend des mécanismes socio-politiques et économiques de répartition des ressources communicationnelles comme la parole publique, la capacité à cadrer des faits sociaux et à rendre visibles les idées. Ces ressources constituent un pouvoir de nature politique. L’idéal-type d’un espace public pluraliste et démocratique implique donc la distribution la plus égalitaire possible à travers la société de l’accès aux moyens de communication permettant l’expression publique. Or, la concentration de la propriété des médias exacerbe les inégalités dans la distribution des ressources communicationnelles en faveur d’un petit nombre de groupes sociaux restreints ou d’hommes d’affaires, qui les cumulent avec des ressources matérielles considérables, ce qui leur confère un avantage disproportionné dans la compétition politique. À ce titre, la concentration médiatique constitue une menace pour la démocratie.
Ainsi, Bernard Arnault, propriétaire des Échos, du Parisien ou encore de Radio Classique, se trouve être l’un des trois hommes les plus riches du monde et la première fortune de France avec un patrimoine estimé à 149 milliards d’euros en 2022. Ses journaux ont par ailleurs été les premiers bénéficiaires d’aides publiques à la presse avec plus de 15 millions d’euros pour 2021. Suivant le raisonnement précédent, on peut considérer qu’une telle concentration de pouvoir économique et médiatique constitue une distorsion de l’espace public, car elle offre des ressources communicationnelles disproportionnelles à cet homme d’affaires, déjà doté de moyens extraordinaires, pour promouvoir les intérêts de son entreprise, en l’occurrence le groupe LVMH, et défendre ses idées politiques et les intérêts collectifs de sa propre classe sociale. La concentration des médias rend ainsi possibles des opérations d’influence de grande envergure, qui obéissent tout autant à des stratégies industrielles, à des intérêts financiers qu’à des objectifs politiques et idéologiques. La propulsion de la candidature d’Éric Zemmour aux élections présidentielles de 2022 par les médias de Vincent Bolloré en est un exemple flagrant.
Les mesures anti-concentration et de défense du pluralisme
Les effets néfastes pour la démocratie de la concentration des médias et de l’emprise du pouvoir économique sur le journalisme à l’ère moderne ont été observés dès les premières années de l’industrialisation de la presse. C’est ainsi que, au début du XIXe siècle, Honoré de Balzac dans les Illusions perdues (1837-1843) s’attaque à la mainmise des intérêts économiques sur le journalisme et notamment sur la critique littéraire [7]. Quelques décennies plus tard, Émile Zola dans L’Argent (1891) dresse un portrait au vitriol des journalistes dociles au service d’industriels et de financiers qui ont pris le contrôle de la presse dans le contexte du laisser-faire économique de l’époque. Cette critique se poursuit au début du XXe siècle contre « l’abominable vénalité de la presse française », soumise à l’influence du grand capital [8].
Après la débâcle de l’occupation qui a vu la quasi-totalité de la presse, détenue par des industriels et des financiers, collaborer avec les nazis et le régime de Vichy, l’ordonnance du 26 août 1944 met en place le premier cadre réglementaire qui prévoit des mesures anti-concentration. Celui-ci, inspiré du programme du Conseil National de la Résistance, a comme objectif explicite de « libérer la presse des puissances d’argent ». Ses articles 7 et 9 interdisent toute forme de concentration, une même personne ne pouvant être propriétaire de plus d’un journal. Le décret de 1944 restera en vigueur jusqu’en 1986, bien qu’en grande partie abandonné en raison d’un manque de volonté politique claire. En effet, il n’empêchera pas la constitution de grands groupes de presse comme Hachette, Amaury et surtout Hersant dans les années 1970.
La création des médias audiovisuels privés dans les années 1980 appellera la mise en place d’un nouveau cadre réglementaire avec les lois de 1986 sur le régime des entreprises de presse et la liberté de communication. Ce dispositif spécifique au secteur s’articule schématiquement autour de trois volets [9]. Le premier volet concerne des seuils aux niveaux national et local fixés par la loi interdisant un certain niveau de diffusion, de couverture de la population ou de détention capitalistique. Le deuxième volet prévoit une procédure d’agrément que doit obtenir tout éditeur de services de télévision ou de radio détenteur d’une autorisation de diffusion. Enfin, le troisième volet concerne des seuils de détention capitalistique applicables aux personnes morales et physiques extra-européennes. Le contrôle de ces limitations est assuré par l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom, anciennement Conseil Supérieur de l’audiovisuel).
Une autre mission de l’Arcom est de veiller au respect de l’expression pluraliste des courants de pensée et d’opinion à la télévision et à la radio, et en particulier dans les émissions d’information politique et générale. Cette obligation de pluralisme interne (à l’intérieur d’un même support) découle du nombre limité de canaux hertziens qui, de fait, restreint le degré de pluralisme externe (pluralité de supports). Pour cela, l’Autorité effectue un décompte quantitatif du temps de parole des différentes formations politiques dont les règles précises sont définies par une délibération de 2017. Enfin, les opérations de concentration dans le secteur des médias dépassant certains seuils de chiffre d’affaires sont soumises à un contrôle de droit commun réalisé par l’Autorité de la concurrence, qui poursuit l’objectif de bon fonctionnement des marchés. Il s’agit notamment d’éviter les abus de positions dominantes et de favoriser la compétition à travers la diversité des contenus proposés.
Un dispositif anti-concentration insuffisant et inadéquat
Ces évolutions appellent plusieurs remarques. D’abord, il est clair que les pouvoirs publics ont complètement renoncé à l’objectif principal de l’ordonnance de 1944 visant à « libérer la presse des puissances d’argent ». Aujourd’hui, il est implicitement admis par les gouvernants que seules les très grandes fortunes peuvent contrôler les principaux médias du pays. Ensuite, progressivement, à travers les différentes révisions de la loi de 1986, les règles anti-concentration ont délaissé la sauvegarde du pluralisme politique au profit d’une régulation de la concurrence. C’est ainsi que la structure qui joue un rôle-clé dans les procédures de fusion-acquisition est davantage l’Autorité de la concurrence que l’Arcom [10]. À titre d’exemple, l’abandon du projet de rachat de M6 par TF1 a été motivé uniquement par des critères de marché (risque de position dominante dans le marché de la publicité et de la production audiovisuelle). L’avis de l’Arcom à ce sujet est particulièrement intéressant : alors que le terme pluralisme y est mentionné vingt fois, aucune définition politique de son contenu n’est donnée [11]. Tout au plus est-il mentionné un risque de réduction de la diversité des « programmes d’information », considérés comme un genre particulier qui contribue par essence au débat démocratique.
Or, les garanties du pluralisme réel de ces programmes, défini plus haut comme une multitude de traitements éditoriaux de l’actualité ainsi qu’à des points de vue politiques différents, sont faibles. Elles sont essentiellement fondées sur un système de décompte de la parole des personnalités politiques dans les médias, basé sur leur affiliation à des partis reconnus par les institutions. Autrement dit, l’Arcom assimile le pluralisme dans les médias à la représentation équitable du système partisan, ce dernier apparaissant ainsi comme le seul terrain d’expression légitime du débat démocratique. Il n’y a pour ainsi dire aucune prise en compte d’un pluralisme fondé sur la diversité des idées et des visions du monde qui échapperait à l’expression partisane ou sur la représentation des groupes et classes sociales aux intérêts antagonistes. Depuis 2009, il existe bien un « baromètre de la représentation de la société française » effectué annuellement par l’Arcom. Celui-ci constate les déséquilibres flagrants dans la présence des différentes catégories sociales à la télévision, qui tendent parfois à s’aggraver comme le montre le dernier baromètre concernant la sous-représentation des personnes perçues comme non blanches [12]. Mais aucune mesure contraignante n’est prévue pour corriger ces asymétries. Par ailleurs, le décompte du temps de parole est essentiellement formel. Ainsi, il est facile pour les chaînes de télévision et de radio de le contourner, par exemple en diffusant la parole de certaines formations à des heures de très faible écoute ou en diffusant massivement des émissions de plateau biaisées, avec des éditorialistes très politisés, mais dont le temps de parole n’est pas décompté par l’Arcom.
Enfin, les règles anti-concentration de l’Autorité de la concurrence se limitent à un examen des fusions et acquisitions dans un périmètre de « marché pertinent » où s’exerce une compétition directe entre services substituables (par exemple entre chaînes de télévision ou journaux quotidiens). De ce fait, il ne prend pas en compte des effets de concentration dans le secteur global des industries culturelles, qui peuvent générer des avantages disproportionnés, notamment à travers des pratiques de promotion croisée (par exemple un auteur publié par une maison d’édition et invité systématiquement sur les plateaux de télévision appartenant au même groupe), mais aussi nuire au pluralisme médiatique [13]. Ce cadre réglementaire ne considère pas non plus les effets négatifs de la concentration diagonale, pourtant amplement documentés, qui voit les médias appartenant à un conglomérat industriel censurer les critiques envers ses autres activités.
L’illusion du pluralisme numérique
Ce cadre législatif, largement insuffisant, n’a pas été reformé pour faire face aux enjeux actuels. Ceci est justifié en partie par l’arrivée de l’internet grand public au début des années 2000. L’architecture distribuée et interactive de ce nouveau support de communication, par opposition à la nature centralisée et unidirectionnelle de la diffusion hertzienne, a donné lieu à des prédictions optimistes quant à ses effets sur le renforcement du pluralisme de l’espace public et la régénération de la démocratie [14]. En France, ces arguments ont été utilisés pour justifier une rupture dans le discours des gouvernants qui, à partir de 2007, ont définitivement renié l’esprit de l’ordonnance de 1944 [15]. Le raisonnement, déjà présent dans plusieurs rapports officiels mais formulé et promu explicitement sous la présidence de Nicolas Sarkozy, est le suivant : puisque l’internet rend « naturellement » possible un pluralisme quasi-illimité, il n’y a plus besoin d’un cadre réglementaire anti-concentration contraignant pour la presse et l’audiovisuel.
Il faudrait au contraire favoriser la constitution des groupes français puissants, les fameux « champions nationaux », capables de résister à la crise et à la concurrence internationale. Ainsi, le président a déclaré à l’issue des États généraux de la presse qu’il a organisé en 2009 : « personne ne peut se résigner au manque criant d’investissements au sein de la presse, du fait de la sous-capitalisation des entreprises et de l’absence de grands groupes. Ce manque d’investissements est une des causes majeures de la crise de la presse ». Au passage, il s’agit de desserrer le dispositif anti-concentration, en levant le seuil maximal de 20% de capital pour un investisseur non-communautaire dans une entreprise de presse française, et accroître la dépendance des groupes de presse envers les aides publiques [16]. Il s’agit là d’une volonté constante du pouvoir politique de faciliter la concentration des médias en France, depuis Sarkozy jusqu’à Emmanuel Macron. Ainsi, ce dernier n’a pas renouvelé le mandat de sa présidente Isabelle da Silva, qui a expiré en octobre 2021, bien que celle-ci ait agi de manière déterminée contre les pratiques anticoncurrentielles d’Alphabet et de Meta. En cause, leurs divergences sur des sujets liés à des fusions et acquisitions des grandes entreprises françaises, dont celle entre TF1 et M6, auxquels l’Autorité de la concurrence s’opposait alors que le président y était favorable.
L’argument du caractère « naturel » du pluralisme numérique est fallacieux à plus d’un titre. D’abord, dès le milieu des années 2000, des recherches empiriques sur des données de grande taille ont démontré la nature ambivalente de l’internet dans son rapport au pluralisme médiatique [17]. Si, indéniablement, le niveau de diversité éditoriale offerte en ligne est très élevé, l’agenda médiatique qui en résulte, c’est-à-dire l’ensemble des principaux sujets mis en avant par la majorité des sources d’information, n’est pas pour autant équilibré, bien au contraire. Il y a en effet une dichotomie permanente entre l’ultra-médiatisation de certains sujets redondants, massivement couverts, et la faible dissémination de sujets originaux à visibilité réduite. Par ailleurs, si des milliers de sources très diverses co-existent en ligne, offrant ainsi un pluralisme réel, la consommation des contenus de la part de la grande majorité du public se concentre sur un petit nombre de sites, appartenant aux principaux groupes médiatiques français et appliquant une stratégie productiviste de maximisation de l’audience [18].
Ces logiques de concentration de l’audience en ligne se renforcent en raison des rapports privilégiés établis par ces médias dominants avec l’oligopole du numérique, en particulier Meta (Facebook) et Alphabet (Google), qui contrôle les canaux de distribution de l’information en ligne [19]. À cela s’ajoutent les efforts permanents d’une multitude d’acteurs aux intérêts particuliers d’influencer l’opinion publique par des moyens détournés, les biais cognitifs de la réception et les logiques algorithmiques qui ont tendance à renforcer les opinions et croyances des utilisateurs en leur recommandant des contenus en adéquation avec leurs préférences.
Comment défendre le pluralisme médiatique ?
Les enquêtes d’opinion ont montré qu’une majorité des Français ne fait plus confiance au traitement médiatique de l’actualité, notamment parce que les journalistes sont perçus comme dépendants à la fois du pouvoir politique et du pouvoir économique, c’est-à-dire des annonceurs et des actionnaires. La même méfiance s’exprime envers les médias sociaux, contrôlés en grande partie par l’oligopole des GAFAM, perçus souvent comme source de désinformation et de manipulation. Il est donc urgent de réformer la loi afin de garantir le pluralisme médiatique et défendre la démocratie. De nombreuses propositions existent à ce sujet [20].
Les axes principaux et communs à ces propositions sont la réforme en profondeur des lois de 1986, avec notamment l’abaissement des seuils de concentration et l’élargissement du champ d’application à l’ensemble des industries culturelles et numériques ; la création d’un statut juridique pour les rédactions permettant de garantir leur indépendance et leur participation à la gouvernance de leurs médias, ainsi que de limiter tout interventionnisme des actionnaires ; la mise en place de mesures contraignantes obligeant les médias à donner la parole à la société dans toute sa diversité culturelle et sociale ; la réforme des aides publiques à la presse ; la démocratisation des institutions comme l’Arcom ; et la reconnaissance du rôle de la société civile dans la régulation des médias à travers des organisations non gouvernementales comme le Conseil de déontologie journalistique et de médiation (CDJM) et les associations d’intérêt général. Il faudrait également déconnecter la politique en faveur du pluralisme des enjeux partisans nationaux afin de la rendre étanche à l’enchevêtrement entre intérêts politiques et économiques. Pour cela, l’échelle européenne semble un niveau d’intervention adéquat comme l’a montré l’adoption récente du Règlement des services numériques (Digital Services Act, DSA), qui limite le pouvoir arbitraire des grandes plateformes numériques.
Ces deux règlements sont complétés par un projet de European Media Freedom Act (EMFA) qui porte spécifiquement sur la question de la concentration médiatique. Le règlement proposé par la Commission européenne prévoit, entre autres, des garde-fous contre les ingérences politiques dans les décisions éditoriales et contre les pratiques de surveillance des journalistes. Il met l’accent sur l’indépendance et le financement stable des médias de service public, ainsi que sur la transparence de la propriété des médias et de l’attribution de la publicité d’État. Il énonce également des mesures visant à protéger l’indépendance des journalistes. Enfin, la législation proposée impose aux États membres d’évaluer l’incidence sur le pluralisme et l’indépendance éditoriale des concentrations sur les marchés des médias à partir des critères communs. La Commission propose de créer un nouveau comité européen pour les médias, instance indépendante composée d’autorités nationales chargées de l’application efficace et cohérente du cadre réglementaire. Cette proposition est motivée par les dérives observées dans plusieurs pays européens qui voient la concentration des médias mais aussi les ingérences politiques dans leur fonctionnement s’aggraver ces dernières années [21].
Dans les mois qui viennent, il reviendra au Parlement européen et aux États membres d’examiner et d’amender la proposition de la Commission. Cette refonte globale du cadre réglementaire de l’Union européenne, s’annonce à ce titre comme le terrain prioritaire de lutte politique pour imposer la limitation de la concentration des médias et les immixtions éditoriales qui peuvent en découler, qu’elles soient publiques ou privées.