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Recension Histoire

La colonisation des affects

À propos de : Nancy Rose Hunt, Un État nerveux. Violence, remèdes et rêverie au Congo colonial, Éditions de l’EHESS


par Elara Bertho , le 7 avril


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À travers une histoire médicale du Congo belge, Nancy Rose Hunt propose la notion de « nervosité » pour caractériser tant la violence impériale que les relations entre Européens et indigènes.

Les éditions de l’EHESS publient une traduction en français du très bel ouvrage A Nervous State : Violence, Remedies, and Reverie in Colonial Congo paru initialement en 2016 (Duke University Press) de Nancy Rose Hunt, professeur d’histoire à l’Université de Floride. Dans son introduction, morceau de bravoure de densité conceptuelle et de clarté méthodologique, Nancy Rose Hunt livre la clé de la notion de « nervosité », qui donne son titre à l’ouvrage. L’idée lui serait venue en contemplant, désemparée, la « rhétorique de la déraison caractéristique de la présidence George W. Bush » de 2001 à 2009 (p. 7). Le parallèle heuristique avec l’État léopoldien du Congo (1885-1908), puis le Congo Belge (1908-1960), lui serait ensuite apparu de plus en plus marquant.

La situation coloniale sous un angle clinique

C’est donc par le biais de l’histoire américaine immédiate que l’analyse s’est structurée, la nervosité devenant au cours de l’essai une métaphore récurrente, servant à englober tout à la fois les mécanismes biopolitique de l’État colonial, « stressé » et pressé de lutter contre le déclin de la population, et dans le même temps les formes vernaculaires de tensions, où le registre médical et la lutte armée voisinaient, puisque les guérisseurs se sont souvent fait opposants.

Le champ sémantique est donc flottant et revendiqué comme tel. Le lecteur est amené à côtoyer des agents du Congo belge paranoïaques, cherchant à tout prix à « calmer » la situation, des femmes faisant des cauchemars de viols nocturnes, ou encore des guitaristes volant des phonographes. Officiers à cran, colons enivrés, colonies pénitentiaires enragées : tous et toutes sont « nerveux », l’ouvrage analysant tant les colonisés que les colons sous l’angle des affects.

Depuis les brutalités extractivistes des années 1880 et les « guerres du caoutchouc » qui ont donné lieu à une intense spectacularisation des violences coloniales, jusqu’à l’indépendance en 1960, Nancy Rose Hunt propose un « nouveau genre d’histoire médicale » (p. 24) qui amène à repenser l’État colonial tout entier. L’histoire de la santé englobe une vaste histoire politique et culturelle du Congo. Revenant à la définition de Georges Balandier de la « situation coloniale », Nancy Rose Hunt souligne à quel point celle-ci est fondée sur un critère clinique, montrant une société « malade », engendrant ressentiment, phobie et relevant du « pervers » (p. 44-45). Avec un large panel de sources (archives de missionnaires, rapports médicaux, chansons et récits en lomongo), l’autrice décrit la hantise de l’État colonial belge pour la « dégénérescence » des populations. Maladie du sommeil, dénatalité, maladies vénériennes, stérilité font l’objet de nombreuses enquêtes et missions scientifiques.

« Suicide racial », chute de la fertilité, perte du « goût de vivre » : médecins, agents de l’État et gouverneurs se sont attelés à la tâche, sans lire les causes coloniales de ces dépressions des populations. C’est d’un formidable aveuglement dont il s’agit, où les conséquences mêmes de la colonisation ne sont pas analysées, voire où la médicalisation entraîne un surcroît de violence.

En effet, la répression a été extrêmement forte à l’encontre des rebelles qui refusaient de se plier aux politiques médicales. Tactiques de fuite, usages de charmes pour se débarrasser du joug colonial, chansons se moquant des médecins : en retour, les colonisés ont élaboré des réponses où la guérison envisagée voisinait souvent avec la rébellion politique frontale. Nancy Rose Hunt souligne à quel point les pratiques thérapeutiques ont régulièrement glissé vers l’insurrection : « des guérisseurs pouvaient se muer en rebelles » (p. 9). Comme deux volets d’une même violence, la sécurisation et la médicalisation sont analysées comme deux modes de présence coloniale.

Guerres du caoutchouc et mains coupées

Nancy Rose Hunt choisit la forme du fragment pour décrire les guerres du caoutchouc et la situation coloniale. Six chapitres jalonnent l’ouvrage en autant de micro-descriptions, au ras des archives, d’enquêtes médicales et de rapports de police.

Le chapitre premier, intitulé « La violence en ses registres », est consacré aux guerres du caoutchouc et à l’extraction menée par l’Abir (Anglo-Belgian India Ribber Company). Une place importante est faite à la circulation des photographies des mains coupées, prises par Alice Harris en 1904, qui ont eu un très large écho en Grande-Bretagne et aux États-Unis, initiant de puissants mouvements anticoloniaux en général et anti-léopoldiens en particulier. Croisant plusieurs rapports cités parfois longuement, Nancy Rose Hunt donne à entendre les voix des témoins, horrifiés par les violences sexuelles multiples auxquelles ils assistèrent (viols, mutilations, tortures), mais aussi aux stratégies de survie montrant l’ambivalence et la complexité des situations coloniales.

Au sein d’une région en lien avec des réseaux anciens de commerce d’esclaves, véritable « mille-feuilles complexe de trafics » (p. 75), l’autrice porte une grande attention à la dimension acoustique des archives, notamment des voix non maîtrisées. Les « rires nerveux » de maris désespérés de pouvoir retrouver leurs femmes, certainement kidnappées par des sentinelles ou des agents de l’Abir, donnent l’occasion de développements sur la place du corps dans les archives (p. 80-81).

Dans ce contexte de violence extrême, les résistances ont entremêlé pratiques thérapeutiques et opposition politique. Le deuxième chapitre est, par exemple, consacré au portrait de Maria N’koi (littéralement Marie « aux léopards »), à l’origine d’une rébellion fiscale en 1915 à Ikanga. Elle s’est opposée à la collecte du copal et a dénoncé la propagation de la maladie du sommeil. Nancy Rose Hunt montre comment cette rébellion thérapeutique s’inscrit dans une conscience internationale des enjeux de la conscription, tandis que la Belgique est occupée par les Allemands.

Enquêtant auprès des descendants à Ikanga en 2007, elle montre aussi la place du récit dans les pratiques thérapeutiques de Marie N’koi :

Elle soignait par métaphore, nettoyant les ventres pleins de mauvaises histoires, de serpents ou de grenouilles. Elle purgeait, éliminait les déchets, exactement comme des histoires peuvent susciter un changement et évacuer les maux(p. 165).

Pour soigner, Marie N’koi avait aussi recours aux arbres qui guérissent, tandis que d’autres arbres étaient écartés, car ils contenaient des « mauvaises histoires » (p. 166).

Médicaliser pour ne pas voir la violence coloniale

C’est bien l’aveuglement qui est au cœur du récit de Nancy Rose Hunt : la médicalisation sert avant tout à ne pas interroger les conditions mêmes de la situation coloniale. Partout, au sein de l’administration coloniale, il y a ce trope de la dégénérescence. Archétypes de cette rhétorique coloniale, les pères Boelaert et Hulstaert publient par exemple en 1937 un fascicule en lomongo intitulé Une région qui se meurt  : « Ne voyez-vous pas de vos propres yeux que cette région manque d’habitants ? » (p. 241)

L’aveuglement de l’administration est démontré de manière particulièrement efficace par la couverture de l’ouvrage, reprise dans le cours du développement (p. 268), d’un cliché pris par le Dr Barger afin de montrer le personnel de l’hôpital de Bolenge en 1924, sans que ne soit même mentionné que l’une des quatorze personnes a les mains coupées, « seule preuve visuelle de l’existence d’un homme ayant survécu aux guerres du caoutchouc », note l’autrice.

Nancy Rose Hunt s’attache à décrire l’absence de conscience, de la part de ces médecins coloniaux (Ryckmans, Van Hoof, Schwers), que leurs enquêtes sur la dénatalité ont été menées dans des zones ravagées par les guerres du caoutchouc trente ans auparavant, ces médecins ne mentionnant que des « secousses déshistoricisées » (p. 271) dans un passé considéré comme révolu. Ces mains coupées de la photographie du Dr Barger manifestent de manière spectaculaire que les violences n’appartenaient pas au passé dans les années 1920, mais qu’elles étaient au contraire constitutives du temps colonial.

Flâneries et déambulations

Dire la contrainte et aussi les marges de « latitude » (p. 416). Dire « l’atrophie et la plasticité » pour « redonner du jeu aux situations » (p. 15) : Nancy Rose Hunt propose des pistes pour lire de manière sensible les rêves, les émerveillements, les révoltes et les rires.

Pour ce faire, l’autrice décrit en particulier les performances publiques de l’épopée de Lianja, qu’elle considère comme de « riches archives poétiques » (p. 48), ou encore les contes relatant la perte d’enfant et la stérilité, en lien avec des ogres portant des paniers de mains coupées. Dans ce que l’autrice nomme la « rêverie coloniale », le motif des mains coupées intervient tout à la fois dans les photographies coloniales et dans les contes Nkundo pour définir l’ogre.

Le chapitre final, intitulé « Mouvements », condense les réflexions menées au fil de l’ouvrage sur le rôle des récits comme capacité d’imagination des possibles et réservoir d’émancipations fantasmatiques. Ainsi des rêves de libération américaine, à Loma, où un habitant déclare : « Quand les Américains arriveront, ils nous donneront des fusils pour chasser les autres Blancs. Et nous feront des médecins […] pour vous tuer » (p. 363).

Ces rêves éveillés de renversement du pouvoir sont de magnifiques exemples du pouvoir des récits, articulant pouvoir médical et pouvoir colonial. L’autrice conclut avec plusieurs autres cas de « flâneries » (dont les contours exacts ne sont pas bien définis, si ce n’est que les récits décrivent le Congo colonial et les bruits de la ville), dont une déambulation nocturne de Graham Greene à Léopoldville, ou bien celle d’Henri Maliani alias Bowane (p. 388), arrêté par la Sûreté pour avoir volé un phonographe à un infirmier, avant de devenir l’un des pionniers de la rumba congolaise.

Dense, au plus près des sources, l’ouvrage entend montrer que la médicalisation du Congo colonial engendre un climat de nervosité généralisé chez les colonisés autant que les colons. Maintes fois repris, le terme de « nervosité » finit par recouvrir l’ensemble des interactions sociales et culturelles, si bien que l’argument finit par être moins prouvé que répété. Néanmoins, l’immense érudition et la gourmandise archivistique font de ce livre une belle enquête sur les contrecoups de la violence coloniale. Rires nerveux, cauchemars, prophéties, contes sont pris au sérieux et mis en regard des archives coloniales. C’est sans doute l’une des plus belles réussites de cet ouvrage que de montrer la force politique des fictions.

Nancy Rose Hunt, Un État nerveux. Violence, remèdes et rêverie au Congo colonial, traduit de l’anglais par Françoise Wirth, Paris, Éditions de l’EHESS, 2024, 488 p., 25 €.

par Elara Bertho, le 7 avril

Pour citer cet article :

Elara Bertho, « La colonisation des affects », La Vie des idées , 7 avril 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-colonisation-des-affects

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