Entre distance et proximité, l’État (colonial ou national) a toujours su maintenir une relation complexe et ambiguë avec la religion en pays musulman, comme le montre l’enquête approfondie de M. Zeghal.
Entre distance et proximité, l’État (colonial ou national) a toujours su maintenir une relation complexe et ambiguë avec la religion en pays musulman, comme le montre l’enquête approfondie de M. Zeghal.
Dix ans après son dernier ouvrage sur les rapports entre les islamistes marocains et la monarchie, Malika Zeghal publie un livre important sur un thème central dans ses recherches, les relations entre islam et pouvoir. À partir de diverses études de cas mais un ancrage résolument tunisien, le livre avance un argument net : entre le XIXe siècle et nos jours, la « tutelle » (custodianship, p. 2) de l’État sur l’islam ne s’est jamais démentie et les différents pouvoirs, quelle que fut leur couleur politique, n’ont jamais renoncé à faire de l’islam leur « religion préférée » (ibid.) L’autrice affronte, avec de nouvelles méthodes, d’anciennes questions posées par les historiens soucieux de comprendre les modalités spécifiques de la sécularisation des sociétés musulmanes contemporaines, en arrivant souvent à la conviction que ce processus n’est guère comparable à celui de l’Europe.
La persistance de ces débats sur la place de l’islam avant, pendant et après la colonisation excède de très loin la question de l’occidentalisation des États ; elle touche au contraire à des paramètres plus profonds que les leaders nationalistes en apparence les plus dégagés de la référence religieuse, comme Bourguiba en Tunisie ou Nasser en Égypte, ne pouvaient balayer. Malika Zeghal en rend compte par une approche convaincante parce que « concrète » (p. 22), loin de supposer ni l’inhérence d’un rapport entre islam et politique, ni le caractère superficiel de la référence religieuse dans l’organisation de l’État.
Le livre dessine le périmètre de ces débats et montre la marge de manœuvre des acteurs chargés de déterminer, lors de moments décisifs, indépendances ou révolutions, la forme des institutions. Si aucun d’entre eux ou presque ne remet en cause le lien privilégié entre l’État et l’islam, tout reste une question de dosage. Le custodianship de l’État est une « réalité empirique » (p. 243) régulière mais en rien nécessaire, une variable de choix sur le poids idéologique et le soutien matériel pratique donné à l’islam au sein d’un État. Ainsi, Habib Bourguiba, en promulguant un statut personnel en 1957 généralement présenté comme un bond en avant dans la sécularisation du droit civil tunisien, témoigne de son refus d’être lié aux prescriptions religieuses. Son hostilité à une « thick conception of the state’s custodianship » (une conception « épaisse », p. 146) ne signifie pas pour autant une opposition à son principe.
En se donnant deux objets principaux (les débats constitutionnels et les dépenses publiques pour l’entretien du culte ou d’autres services religieux), le livre contribue à une histoire encore éclatée de la souveraineté en islam. Les enjeux contemporains soulevés par Malika Zeghal s’inscrivent dans la construction ancienne de la légitimité du gouvernement, chargé de préserver l’exercice du culte, les institutions musulmanes (tribunaux, écoles, fondations pieuses) et d’assurer la défense du territoire des fidèles (le dār al-islām). Ces tâches donnent des contours à la notion parfois polysémique d’une « governance » islamique (p. 189) qui résume mieux que les questions identitaires l’enjeu de ces débats.
L’approche transversale du livre permet ainsi de montrer qu’une grande diversité d’acteurs se réclament de l’islam pour mieux s’imposer dans les luttes de pouvoir, de manière parfois inattendue. Le livre contribue ainsi, dans la continuité de l’historiographie du réformisme musulman, à dépasser l’opposition entre progressistes et conservateurs ainsi que le monopole de ces derniers sur la référence religieuse. Ainsi, la promulgation de la première constitution du monde arabe en 1861 en Tunisie a permis au bey de répondre aux demandes des puissances européennes en accordant des droits aux non-musulmans, mais aussi d’affirmer son indépendance vis-à-vis de l’Empire ottoman dont Tunis était censée être une capitale provinciale. La place conférée par le texte à la dynastie beylicale et ses prérogatives sur des institutions musulmanes légitime ses nouvelles prétentions.
La revendication à la constitution mêle donc souveraineté et protection de l’islam à partir de l’instauration du protectorat français en 1881. Les Jeunes Tunisiens, puis le parti du Destour, porteurs de revendications de plus en plus hostiles envers la France, s’en réclament ; de manière plus originale, l’autrice analyse une pétition d’anciens combattants tunisiens hostiles aux réformistes et qui sollicitent la protection de la France sur les affaires religieuses (p. 125). Elle montre ainsi que des acteurs tunisiens ont cru au thème de propagande coloniale de la France « puissance musulmane », diffusé en particulier après la Première Guerre mondiale, et souvent résumé à une poignée de symboles comme la construction d’une mosquée à Paris. D’une certaine façon, la France aussi a assumé ce custodianship sur l’islam plus ou moins directement selon les formules, protectorat, mandat ou colonisation.
Cet exemple montre que l’islam, religion préférée, n’implique pas de forme a priori de l’État. Les nationalistes tunisiens, la dynastie husseinite et la France se présentent comme les meilleurs défenseurs de l’islam pour mieux revendiquer le pouvoir suprême, bien que la politique française en la matière ait connu de nombreuses ambiguïtés que le livre ne détaille pas [1]. Une telle revendication se déplace ensuite au XXe siècle : la multiplication de régimes autoritaires après les indépendances rend les promoteurs de l’islam politique méfiants du contrôle de l’État. En Tunisie ou en Égypte, les partis islamistes obtiennent des garanties minimales dans les constitutions, mais ne sont guère enclins à l’intervention plus ample des pouvoirs publics dans le culte. À l’exact inverse, des figures libérales comme le prix Nobel de littérature égyptien Taha Hussein, adversaire des oulémas, se prononce en faveur d’un contrôle public accru sur les institutions religieuses pour mieux étouffer leurs interprétations à ses yeux trop conservatrices. L’absence de séparation entre État et religion, elle, n’est jamais soutenue par personne.
Les débats autour de la constitution tunisienne de 2014, promulguée après la « révolution » de 2011 sous l’œil attentif de tous les défenseurs de la démocratie au Maghreb, sont restés en mémoire, en particulier ceux portant sur la place de l’islam. Le « consensus dans l’ambiguïté » (p. 176) obtenu après de longues discussions ouvrit une période d’instabilité plutôt qu’il n’a épuisé une question aux racines anciennes qu’étudie Malika Zeghal. Il s’agit en vérité de déterminer la place du corpus sunnite, source principale du droit dans les pays musulmans depuis des siècles, dans l’entreprise de codification d’un droit positif commencée au XIXe siècle et de l’écriture des premières constitutions.
La Tunisie, particulièrement précurseur en la matière, sert dans le livre de fil rouge. La constitution de 1861 déloge la légalité islamique (sharīʿa) et son corpus de son rang de « technique » de gouvernement à celui « d’idéal » (p. 30) pour faire place à des outils venus d’Europe. L’autrice rappelle toutefois que les institutions nouvelles sont sans cesse mises en conformité avec la norme musulmane et qu’il ne s’agit pas d’une « révolution ». Les réformistes, comme la recherche l’a montré, se réclament toujours d’une légitimité religieuse, ce qui faisait dire à l’historien Marc Aymes que les réformes de l’Empire ottoman sont à la fois « de leur temps » et « de tout temps » [2].
L’indépendance de 1956 rebat les cartes. Par la constitution de 1959, Bourguiba est l’auteur d’une « synthèse autoritaire » (p. 135) destinée à faire taire les oppositions entre libéraux et conservateurs. Tout en refusant de lier la loi à la sharīʿa, elle ne proclame pas de séparation entre religion et État. La constitution accorde une liberté de culte mais pas une liberté de conscience (« freedom from religion » p. 135), renouvelant l’ancienne prohibition de l’apostasie. Cette synthèse arrive plus ou moins intacte en 2014, où les islamistes du parti Ennahda finissent par admettre la simple mention de l’islam dans le texte sans précision sur les sources du droit. L’islam reste néanmoins la « religion préférée » de l’État car seuls les musulmans peuvent être élus présidents de la République.
Ce dernier mécanisme correspond à un verrou également disposé au Moyen-Orient pour empêcher un non musulman de gouverner une majorité musulmane. Dans l’Égypte de 1922, la peur d’être gouverné par une minorité copte pousse les acteurs nationalistes à refuser le scrutin proportionnel par communauté tout en défendant l’islamité de l’État. La cohésion nationale ne peut être incarnée que par la seule communauté musulmane, qui reconnaît paradoxalement l’égalité des religions. Un tel schéma convient à l’Égypte, mais moins au Liban pluriconfessionnel : le poids de l’islam dans les institutions est aussi une affaire de démographie, la neutralité religieuse de l’État n’est pas interprétée comme un gage de paix civile.
Le livre est le plus novateur dans un chapitre consacré à la mesure des investissements publics dans l’islam. Malika Zeghal montre combien la référence religieuse n’est pas qu’une affaire de légitimité ad extra ou d’idéologie identitaire, mais bien un engagement concret de l’État dans un grand nombre de domaines de la société (justice, enseignement, urbanisme, assistance aux pauvres...). La tutelle implique l’entretien et la croissance d’institutions musulmanes essentielles dans la vie quotidienne des hommes et des femmes de la religion, celles qui dispensent en vérité des services publics. L’autrice reconstitue à partir d’un matériel considérable et hétérogène les budgets de plusieurs États du Maghreb et du Moyen-Orient, en admettant les difficultés de comptage dans des séries très discontinues et reconnaissant sous-estimer, de fait, le poids de certaines institutions comme les confréries (zaouïas). Les calculs donnent un résultat net : la part des dépenses religieuses du budget des États est constante mais toujours faible, ne dépassant pas 5% des dépenses totales (p. 256).
Le mouvement d’étatisation de services publics autrefois assurés par les fondations pieuses (awqāf), organisées sur une base locale, provoque une impression de déclin relatif et une priorité moindre accordée aux dépenses religieuses, comme dans le domaine de l’assistance ou de la santé. Cet aperçu général, très impressionnant, apporte des propositions fortes : l’appauvrissement ou la disparition des awqāf, souvent présenté comme un indicateur de sécularisation, ne signifie pas un désengagement de l’État du domaine religieux, mais simplement une réaffectation des subventions. Cet argument peut être nuancé par l’étude, à plus petite échelle, des pratiques économiques et sociales associées aux fondations pieuses affectées par une sécularisation partielle de l’espace public au XXe siècle [3].
Un autre résultat éclaire la relation ambivalente entre les savants religieux (oulémas), amenés à occuper toutes les fonctions essentielles des institutions musulmanes, et l’État. Souvent drapés dans leur autonomie vis-à-vis du prince, ces esprits libres demandent régulièrement les financements de l’État sans vouloir de son contrôle, d’où l’existence d’institutions « tampon » (buffer, p. 305) comme les fondations pieuses. De l’autre côté, le livre détaille les calculs subtils de l’État pour maintenir le contrôle sur les oulémas tout en les tenant à distance afin d’éviter qu’ils ne se mêlent trop de politique. Le rapport entre l’islam et l’État revient toujours à ce dosage entre distance et proximité.
Issu d’un impressionnant dépouillement de sources et d’une maîtrise certaine de la vaste littérature (surtout anglo-saxonne) sur un sujet central pour les études sur ces régions, le livre ouvre un grand nombre de pistes et de questions, en invitant les historiens à prêter attention aux débats plutôt qu’aux textes juridiques, aux équilibres concrets, financiers et humains, plutôt qu’aux seuls discours. L’ouvrage démontre également que l’État entretient au long cours des liens étroits avec des institutions, comme les awqāf, qui furent parfois présentés comme le lieu d’un « espace public » autonome du pouvoir temporel [4]. Malika Zeghal propose finalement de repenser la notion même d’État, en élargissant ses frontières et ses compétences au gré d’un « rôle prédominant et fluctuant » (p. 287) dans l’administration de l’islam, c’est-à-dire dans de nombreux aspects de la vie sociale.
L’étude prête à de nombreuses réflexions comparatives entre l’islam et d’autres religions, l’absence de clergé ou d’Église pouvant expliquer cette relative dépendance matérielle du culte au pouvoir temporel. Au sein même des mondes musulmans, des cas plus spécifiques comme le Liban ou le Maroc, évoqués par le livre, pourront être envisagés dans leur singularité ces outils. Enfin, ceux-ci permettraient de nouvelles lectures de la période coloniale, que le livre met parfois à distance pour des raisons très compréhensibles. Il s’agit moins de dévoiler encore la « politique musulmane » de la France ou d’autres puissances que le point de vue des acteurs musulmans sur ces questions. Le caractère étouffant du custodianship colonial, qui a conduit à la ruine des awqāf tunisiens ou au contrôle du champ politique algérien, a nourri une méfiance qui se poursuit après les indépendances. La persistante protection par l’État de l’islam pose finalement la question du difficile consensus autour de l’action publique au Maghreb et au Moyen-Orient.
par , le 13 février
Antoine Perrier, « L’islam, la préférée de l’État », La Vie des idées , 13 février 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-islam-la-preferee-de-l-Etat
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[1] Le cas algérien prolonge ces questions de manière intéressante, à travers les travaux de Oissila Saadia ou Raberh Achi.
[2] Marc Aymes, « Un grand progrès – sur le papier ». Histoire provinciale des réformes ottomanes à Chypre au XIXe siècle, Paris ; Louvain ; Walpole,Ma, Peeters, 2010, p. 57.
[3] Nada Moumtaz, God’s Property. Islam, Charity and the Modern State, Oakland, University of California Press, 2021 ; Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 2023.
[4] Par exemple, Miriam Hoexter, Shmuel N. Eisenstadt, Nehemia Levtzion. (éd.), The Public Sphere in Muslim Societies, Albany, State University of New York, 2002.