Comment expliquer l’ampleur de la mobilisation des universitaires contre le projet de modification de leur statut ? Pour le philosophe Vincent Descombes, c’est l’identité collective du corps enseignant qui se trouve mise à mal par les réformes en cours, et la définition même de l’université comme forme sociale.
Cet article est la version écrite d’une intervention prononcée par Vincent Descombes dans son séminaire de recherche le 16 février 2009, dans le cadre de l’initiative « Changeons le programme » par laquelle certains des enseignants de l’EHESS apportent leur soutien au mouvement des universitaires contre le projet de décret visant à modifier leur statut.
Cette intervention porte sur la question suivante : y a-t-il lieu de parler de l’identité collective propre à un corps enseignant ? Manquerait-on quelque chose de la réalité si on ne reconnaissait pas une telle identité ? Je soutiendrai que les auteurs du décret n’ont pas prévu les réactions qu’ils allaient provoquer, faute d’avoir tenu compte du fait que les professeurs tiennent à former ensemble ce qu’on appelle un corps enseignant.
Rappel des faits : l’université française et le classement de Shanghai
Je commencerai par une brève appréciation de notre conjoncture. Comme on sait, un conflit a éclaté entre d’un côté le gouvernement (cherchant à faire passer un décret tendant à modifier le statut des enseignants-chercheurs, aussi appelé « décret Pécresse ») et de l’autre côté l’immense majorité des personnes concernées par ce qui est annoncé comme une réforme de leurs statuts : les professeurs d’université et les chercheurs des grands organismes de recherche. Un trait de ce conflit qui a étonné tous les observateurs, et les acteurs eux-mêmes, c’est la solidité, pour l’instant durable, du front d’opposition formé par les universitaires. Solidité d’autant plus remarquable qu’on était plutôt habitué à voir l’universitaire français prêt à avaler toutes les couleuvres possibles. Cette fermeté est inattendue et signale que le gouvernement a maladroitement touché à quelque chose de profond. Je propose cette interprétation : le décret, dans sa lettre et dans son esprit, attaque frontalement ce qui fonde une identité collective du corps enseignant.
À l’origine de ce décret et de ce conflit, on trouve deux faits, à savoir :
1) Le choc causé en France, au moins dans les classes dirigeantes, par le rang décerné aux établissements français dans le « classement de Shanghai » ;
2) La mise en question qui en a résulté du consensus français sur l’organisation des études supérieures.
Qu’appelle-t-on le « classement de Shanghai » ? Et d’abord, quelle mouche a piqué les gens à Shanghai pour qu’ils se mettent à noter les établissements du monde entier ? En fait, à partir de 2003, l’université Jiao-Tong de Shanghai a mis au point à son propre usage, de façon d’ailleurs artisanale (et assumée comme telle), ce qu’elle a appelé un « academic ranking of world universities » en vue de répondre à une contrainte qui pèse sur tout le monde, et qui est le phénomène de la mondialisation. Le but de ce classement n’était pas de décerner des prix d’excellence aux établissements les plus méritants, il était de mettre en concurrence les universités du monde entier pour envoyer des boursiers chinois à l’étranger dans les meilleures conditions.
Quel était depuis des décennies, sinon des siècles, le consensus français en ce qui concerne l’organisation des études supérieures ? En fait, sinon en paroles, tout le monde en France acceptait un système qui aboutit à ce qu’un étudiant français – surtout s’il est brillant et capable de faire de solides études – peut contourner le cursus universitaire proprement dit (et sa conclusion normale, un doctorat) et obtenir à la satisfaction générale, la sienne, celle de sa famille, celle de ses employeurs, un titre délivré par telle ou telle grande école. Cet étudiant pourra donc n’avoir qu’une idée vague de ce que signifie un cursus universitaire au sens propre du terme : avoir été exposé à la diversité des champs du savoir et à la vie de la recherche. À moins que son école n’ait cherché à corriger sa destination purement spécialisée – former telle ou telle sorte d’ingénieur – en adoptant quelques activités de type universitaire, telle que la recherche, voire la préparation d’un doctorat. Auquel cas cette école aura fait concurrence – dans des conditions peu loyales – aux établissements universitaires, qui n’ont jamais eu les mêmes moyens matériels, ni la possibilité de choisir leurs étudiants.
Qui plus est, à cette première anomalie s’est ajoutée, dans l’après-guerre, une seconde : les activités de recherche sur fonds publics ont été confiées à d’énormes organismes nationaux spécialisés dans la seule recherche.
Ces deux anomalies françaises, au regard de la manière dont les choses se passent normalement partout ailleurs, répondent à des circonstances historiques, politiques, idéologiques. Ces circonstances sont bien connues, et je n’y reviendrai pas, sinon pour souligner que l’affaire dépasse entièrement les acteurs du système universitaire. Elles ont abouti à un consensus national : il y a deux filières possibles, l’une où la sélection se fait à l’entrée, dans des conditions bien définies (classes préparatoires, concours des écoles), l’autre dans laquelle cette sélection se fait le plus tard possible et de la manière la plus impersonnelle et la moins visible possible, donc de préférence dans un intervalle obscur qui sépare l’université du marché du travail.
Comment devait-on réagir au fait que nos établissements sont mal classés dans le palmarès établi par l’université de Shanghai ? Deux politiques étaient possibles.
On pouvait accepter une remise en question de notre manière de faire en nous alignant progressivement, en douceur, à la mesure de nos moyens financiers, sur le modèle normal. Pour suivre cette politique, le gouvernement devait travailler à produire un nouveau consensus, au moins sur un objectif à moyen ou long terme : la réunification de l’université, de celles des grandes écoles qui désirent figurer dans les classements internationaux, et enfin de la recherche. Cet objectif suppose évidemment une amélioration considérable des conditions de travail dans les universités.
On pouvait aussi faire semblant de s’aligner, en adoptant un système à deux faces : une face pour l’extérieur qui permettrait de remonter dans les classements de Shanghai ou d’ailleurs, une autre – pour nous – qui nous laisserait libres de conserver une organisation intérieure conforme à nos habitudes.
Or le gouvernement n’a choisi aucune de ces deux solutions, mais plutôt une troisième qui apparaît à la fois stérile et injuste. Elle consiste à faire reposer la responsabilité du mauvais classement français dans le palmarès de Shanghai sur les universitaires (et non sur les dirigeants politiques), comme s’ils avaient choisi de subir la concurrence que leur font les grandes écoles et comme s’ils étaient les auteurs de l’organisation bureaucratique de la recherche scientifique française. Et, en effet, à lire le décret, il semblerait que la mesure la plus urgente à prendre, dans notre situation humiliante, soit de mobiliser des professeurs négligents et des chercheurs assoupis, cela par tout un système d’incitations individuelles (primes, bonus, gratifications, pénalités), comme on le fait couramment dans l’industrie ou le commerce au sein d’une même entreprise.
Réforme et autonomie : le sens des mots
On parle de « réformer » l’université. C’est un terme que nous ne devrions sans doute pas accepter sans demander des preuves à ceux qui l’utilisent. Réformer, cela veut dire « mettre fin à des abus », redresser les choses quand elles se sont déformées, rendre à notre communauté sa finalité initiale, celle qui répond à sa mission. Toute organisation, sous peine de sclérose ou de corruption, doit bien entendu accepter de se réformer. Mais dans le cas qui nous occupe, s’agit-il vraiment de cela ? Le mauvais état de l’université française s’explique-t-il par des abus, des dérives, des négligences et du laisser-aller de la part des professeurs qui y enseignent ? Ces derniers seraient-ils responsables de ne pas avoir triomphé de ce que j’ai appelé le consensus français, le consentement aux anomalies qui pénalisent notre système universitaire ? Il est trop évident qu’ils subissent ce système, loin d’en être les profiteurs.
Est-ce à dire qu’il n’y a pas des abus à réformer ? Bien sûr, il y en a. On dit partout (avec raison) qu’une des plaies du système français est le localisme, le féodalisme, le favoritisme (dans les recrutements) [1]. La nouvelle organisation pourra-t-elle corriger cet abus ? Bien au contraire, elle va l’aggraver puisqu’elle donne des pouvoirs incontrôlés aux présidents d’université, comme tout le monde l’a aussitôt aperçu. Par conséquent, le projet de décret n’est nullement un projet de « réforme » et n’a nullement pour objectif de rétablir l’université dans sa mission, c’est un projet de « mutation », et c’est justement cela, lorsqu’on s’en est rendu compte, qui a provoqué le rejet collectif.
Les têtes pensantes qui défendent la ligne du ministère nous disent qu’il s’agit d’une mutation, mais dans le sens de l’autonomie et de la maturité. La mutation nécessaire consistera à sortir les professeurs de leur état de dépendance infantile à l’égard de l’État. Et le bon moyen pour cela, c’est d’entrer dans le monde adulte de l’autonomie et de la concurrence.
Mais depuis quand la mise en concurrence des employés au sein d’une grande organisation octroie-t-elle à ces derniers un quelconque degré d’autonomie ? Où est la concurrence dont on nous parle si tous doivent concourir auprès d’un seul donneur d’ordre ? On croyait pourtant avoir au moins compris une chose à propos de la vie adulte, c’est qu’une situation de saine concurrence suppose d’un côté une compétition entre les gens qui ont quelque chose à offrir, et de l’autre une compétition entre ceux qui ont des demandes à satisfaire.
Si un gouvernement devait un jour introduire des éléments de concurrence dans le système universitaire français, il devrait y créer les conditions d’une double compétition. C’est une plaisanterie de parler d’« universités autonomes » alors qu’elles tirent tout leur financement d’une négociation avec le ministère portant sur des « contrats d’objectifs ». Elles sont peut-être en concurrence entre elles, mais l’État, lui, n’est en concurrence avec personne. Il en va de même pour l’idée des incitations personnelles distribuées aux universitaires par leurs présidents : comment ces universitaires pourraient-ils sérieusement mettre en concurrence leurs présidents eux-mêmes, comme cela est chose courante, et même banale, aux États-Unis ?
Une mesure concevable qui pourrait aller dans le sens d’une saine concurrence serait de distribuer en abondance des bourses généreuses à des étudiants en doctorat, bourses qui leur seraient attribuées nationalement : ils pourraient ainsi mettre en concurrence les universités de la France entière, et si leur apport financier à l’établissement était suffisamment appréciable, il y aurait là un puissant motif pour tous de veiller à ce que l’on fasse les bons choix en matière de recrutement des professeurs.
Mais derrière les incohérences du décret, il y a quelque chose de plus profond : un malentendu sur la définition même de ce qu’est le métier d’un universitaire, et finalement de ce qu’est une université. Pour le montrer, je vais commenter quelques points de l’excellente Note analysant le projet de décret qu’a publiée le juriste Olivier Beaud, texte qu’on peut lire sur le site de l’association Qualité de la science française (QSF) [2].
Ressources humaines ou corps enseignant ?
Je partirai d’une simple remarque de vocabulaire. Le projet de décret vise à fixer « les dispositions statutaires applicables aux enseignants-chercheurs » (avec un trait d’union). Derrière ce projet, nous explique Beaud, on trouve le rapport d’une Commission de réflexion « sur l’avenir des personnels de l’Enseignement supérieur ». Tout au long de sa note, Beaud tient à appeler les personnes concernées des « universitaires », ce qui peut correspondre à l’américain academics. Dans beaucoup d’autres pays, il me semble qu’on parlerait aussi bien des « professeurs ». Enfin, et c’est là sans doute que nous trouvons le casus belli, il est question dans le décret lui-même, et encore dans le discours de la ministre, d’une « gestion des ressources humaines concernant les enseignants-chercheurs ». Ainsi, ni l’administration, qui parle de « personnels », ni la ministre, qui voit dans les professeurs des « ressources humaines », n’emploient le mot qui vient le plus naturellement à la bouche des intéressés : « Je suis professeur à l’université » [3].
Si l’on va sur le site Internet d’une université francophone, par exemple suisse, belge ou québécoise, on trouvera d’abord quelques lignes expliquant le nom, l’ancienneté et les hautes ambitions de l’établissement, suivie d’une description de son corps enseignant. Sur un site en anglais, cette description est celle du corps qu’on appelle Faculty. Il n’est jamais question des « ressources humaines » d’une université ni de son « management ».
Quant à la notion d’« enseignant-chercheur », elle paraît problématique par la division qu’elle suggère entre le fait d’enseigner et le fait de faire des recherches. Le trait d’union souligne plus qu’il ne lève la division. C’est d’ailleurs cette division impossible que suppose le projet de décret lorsqu’il prétend comptabiliser les heures correspondant à la charge d’enseignement et celles correspondant à la charge de recherche (selon un principe évidemment imbécile : moitié, moitié). Cette division est profondément étrangère à l’idée même d’un cours à l’université et n’a peut-être d’autre sens que de répondre à un remords quant à la seconde anomalie française signalée tout à l’heure. Or Beaud souligne que, dans le projet de décret, les travaux préparatoires au cours sont comptés dans les heures dues au titre de l’enseignement, pas dans celles de la recherche. Le malentendu est énorme. Visiblement, « recherche » évoque pour les rédacteurs du décret quelque chose comme des manipulations en laboratoire susceptibles d’aboutir aussi vite que possible à des brevets industriels. L’universitaire – affublé en « enseignant-chercheur » – est traité comme une sorte de Maître Jacques, tantôt cuisinier, tantôt intendant. Le professeur d’université serait un être hybride, tantôt faisant des recherches loin de ses étudiants, tantôt faisant son cours loin de sa recherche. Mais peut-être les gens qui rédigent ces décrets n’ont-ils jamais eu l’occasion de suivre un cours digne de ce nom ?
À cet égard, Beaud fait plusieurs commentaires éclairants. Il proteste d’abord, comme il se doit, contre le dédoublement de l’universitaire en un enseignant et un chercheur. Il proteste ensuite contre la volonté manifestée par le décret d’ajouter à ces deux fonctions de l’universitaire une troisième fonction, celle de gestion et d’administration. En fait, le projet de décret veut promouvoir une nouvelle définition du métier. Notre métier, apprenons-nous, aurait trois composantes : enseigner, chercher, administrer. Cette manière de définir le métier universitaire trahit une méconnaissance surprenante de notre travail – ou bien, peut-être, une ambition bien consciente de le métamorphoser. Dans ce dernier cas, tout s’explique : c’est l’existence même d’un métier de professeur qui est un abus, et à laquelle il faut mettre fin par une réforme !
Pour sortir de la confusion, explique fort bien Beaud, il faut cesser de mettre toutes les fonctions sur un même plan, il faut donc poser le problème hiérarchique. Non seulement l’enseignement et la recherche ne sont pas véritablement dissociables, non seulement ces fonctions comportent aussi d’autres tâches dont le décret ne semble pas avoir connaissance telles que la direction de thèses et la participation à des jurys, mais les autres fonctions évoquées – administrer l’université, participer à des commissions d’évaluation – sont forcément des fonctions annexes, alors que le décret tient à les mentionner à égalité avec ce qui est au cœur du métier. « Le décret, écrit Beaud, reprend une erreur antérieure en refusant de hiérarchiser entre les missions des universitaires et contribue à banaliser ce métier auquel pourrait prétendre […] toute personne ayant une certaine expérience professionnelle et/ou une “visibilité médiatique” » (p. 12).
Hiérarchiser ! N’est-ce pas arbitraire ? Comment Beaud peut-il y voir une mesure de salubrité intellectuelle ? Mais c’est qu’il ne s’agit évidemment pas ici d’apprécier les mérites personnels des titulaires de ces diverses fonctions, ni de nier l’évidente nécessité que toutes les fonctions soient remplies du mieux possible. D’ailleurs, ce problème hiérarchique ne porte pas non plus sur les rémunérations, le prestige, ou ce qu’on appelle plus justement aux États-Unis les « compensations » correspondant aux charges. Il est sans doute normal que les universitaires passés à l’administration reçoivent de telles compensations. En réalité, le problème hiérarchique que pose la définition du métier de professeur est tout simplement un problème de finalité et de signification. Qu’est-ce qui doit venir en premier dans la définition de ce que c’est qu’un universitaire – de ce qu’il est appelé à faire – et qu’est-ce qui ne peut venir qu’en second ? Assurément, la fonction de gestion est fort importante du point de vue de la bonne marche matérielle de l’établissement, mais elle ne peut être que subordonnée. Les professeurs ne donnent pas des cours pour qu’il y ait une administration et des gestionnaires, c’est l’inverse. J’insiste : l’égale dignité des personnes n’est pas en cause, mais bien le sens de l’activité collective qui implique des professeurs face à leurs étudiants et des gestionnaires face à leurs professeurs. On peut penser ici à ce qu’écrivait le philosophe Charles Sanders Peirce : « Le souverain d’une nation dépend de son cuisinier et de ses secrétaires. Cela ne le place pas plus bas, mais plus haut qu’eux » (Collected Papers, vol. 6, § 324).
Beaud finit sa note en donnant deux références qui vont me permettre d’introduire maintenant la notion d’une identité collective des professeurs. Il cite d’abord une anecdote rapportée par Simon Leys dans un petit essai sur l’idée d’université. Nous sommes en Angleterre. Un jeune ministre de l’Éducation qui est venu visiter une grande et fort ancienne université s’adresse au corps professoral réuni pour l’entendre en ces termes : « Messieurs, comme vous êtes tous ici des employés de l’université … » Aussitôt, un des universitaires l’interrompt : « Excusez-moi, Monsieur le Ministre, nous ne sommes pas les employés de l’université, nous sommes l’université ». Leys en conclut que les administrateurs, en bonne doctrine, ne sont pas les employeurs d’un personnel qui comprendrait entre autres les professeurs, mais qu’ils sont bel et bien au service de l’université, laquelle se définit par son corps professoral. Cette conclusion est-elle « corporatiste » ? Elle est en tout cas littéralement exacte : notre collègue britannique n’a pas élevé une prétention discutable, il s’est borné à rappeler ce qui est, historiquement, la définition même du mot universitas : la réunion des professeurs. Le seul point qui peut donner lieu à un débat est celui de savoir s’il y a des raisons aujourd’hui de modifier cette définition.
Pour ce qui nous importe, relevons la vigoureuse affirmation d’un « nous » qui permet de donner un corps, une place dans le monde et dans l’histoire, à ce qui pourrait passer pour n’être qu’une « abstraction », une entité purement nominale : « Nous sommes l’université ». Monsieur le Ministre, ce que vous voulez dire de l’université, vous devez le dire justement au corps enseignant de l’établissement concerné, car c’est de nos demandes que vous parlez quand vous évoquez les demandes de l’université à ceux qui la servent, pas de devoirs que nous aurions à l’égard d’une entreprise dont nous serions les employés.
L’autre référence de Beaud va au livre d’Albert Hirschman qui distingue trois relations possibles d’un individu à l’institution dont il est membre : une attitude de fidélité (loyalty) s’il s’y sent à sa place, une attitude de contestation (voice) s’il a des reproches à lui faire, une attitude de retrait et d’exil (exit) s’il a perdu tout espoir de la voir changer. Je reviendrai sur ces trois possibilités : elles figurent trois manières pour un individu de se sentir (ou non) partie prenante d’un groupe qui le dépasse par son volume d’activité et surtout par son histoire.
Un problème d’identité collective
Qui est l’université ? Qui peut dire : « Nous sommes l’université » ? Cette question est celle d’une définition de ce qui fait l’identité collective d’une université.
« Nous sommes l’université », disent les professeurs au ministre anglais. Y aurait-il « corporatisme », doublé peut-être d’un passéisme, à prétendre identifier l’université à une partie seulement de ses « personnels » ? On entend par « corporatisme », je suppose, la conduite d’un petit groupe défendant son monopole ou son privilège injustifiés, et cela au détriment de l’intérêt général. C’est une bonne question : que serait un corporatisme universitaire ? Je réponds que cela consisterait à organiser une rareté artificielle de la population des docteurs, de façon à avantager ceux qui sont déjà pourvus de ce titre. Et je vais m’appuyer pour l’établir sur un cours de Durkheim, cours professé en 1904-1905 et publié sous le titre L’Évolution pédagogique en France. Je note à cette occasion que, de l’avis général, nous n’observons pas aujourd’hui une quelconque pénurie des docteurs (comme il y a pénurie des taxis à Paris), plutôt un chômage ou un sous-emploi des jeunes docteurs.
Dans ce cours, Durkheim consacre une longue analyse à ce qu’il appelle lui-même la « création » de l’idée même d’une institution universitaire. Il s’agit, souligne-t-il, d’une invention proprement médiévale. Ce qui est apparu entre le XIIe et le XVIe siècle, et cela d’abord à Paris et Bologne, puis dans toute l’Europe, c’est « l’organisme scolaire le plus puissant et le plus complet qu’ait connu l’histoire » (p. 188). On assiste, poursuit-il, à la « constitution, sur un point déterminé du continent européen, d’un vaste corps enseignant [souligné par moi], anonyme, impersonnel, perpétuel par conséquent, comprenant des centaines de maîtres et des milliers d’étudiants, tous associés à une même œuvre et soumis à une même règle » (p. 189). Durkheim ne parlait pas encore, comme nous le faisons, le langage de l’identité collective, mais c’est bien ce qu’il vise ici : un « corps enseignant […] comprenant des centaines de maîtres et des milliers d’étudiants, tous associés à une même œuvre et soumis à une même règle ». Comme l’a bien noté Joël Thoraval lors d’une discussion qui s’est tenue dans le cadre de mon séminaire de l’EHESS, ce « corps enseignant » possède des propriétés d’englobement remarquables : il comprend les maîtres, mais aussi leurs élèves. Cette propriété va d’ailleurs s’éclairer dans l’analyse de Durkheim, qui met l’accent sur les points suivants.
1) L’université est une création historique, ce qui veut dire que cette institution qui a fait son apparition du XIIe au XVIe siècle n’est pas l’imitation d’un modèle antique ou carolingien. C’est une création collective, et à ce titre anonyme. Durkheim prend soin de bien distinguer, dans sa description, les deux faces de l’invention médiévale : d’un côté, les aspects particuliers, circonstanciels, à rapporter au contexte local de l’époque ; de l’autre, l’Université comme telle (Durkheim met la majuscule), « qui n’est pas l’institution d’un temps ni d’un pays » puisque cette institution « s’est perpétuée jusqu’à nous et que l’organisation qui la caractérise s’est propagée dans toute l’Europe » (p. 108). Pour désigner l’Université comme telle, l’idée même d’université, qui est un excellent exemple de ce que Castoriadis appelait une « signification imaginaire historique », je dirai désormais l’idée européenne d’université. Idée européenne, car elle est plus vieille que celle des États nationaux. Durkheim explique à ce propos qu’il faut étudier cette création dans son premier état (médiéval) précisément pour comprendre ce que peut et doit être l’université aujourd’hui. En observant par exemple que l’Université médiévale était internationale, nous comprenons « ce qu’est normalement, ce que doit être une Université même aujourd’hui » (p. 102). Elle doit avoir la même vocation internationale : « Les Universités actuelles doivent être pour l’Europe actuelle ce que les Universités du Moyen Âge furent pour l’Europe chrétienne » (p. 103).
2) Quelle est cette idée européenne d’université ? C’est celle d’une universitas magistrorum et scolarum (« une université des professeurs et des étudiants »), le mot universitas désignant à l’époque toute forme collective d’organisation en vue d’une fin déterminée (p. 106-108). L’idée d’université, c’est donc, dans toute l’Europe, celle « de centaines de professeurs se concertant pour organiser en commun un enseignement qui s’adresse à des milliers d’étudiants » (p. 109). Durkheim souligne la souplesse et le génie propre de cette forme sociale. Par sa longue histoire, elle a fait la preuve qu’elle pouvait être transposée à toutes sortes de milieux sociaux et historiques. Notre vie scolaire, dit-il en 1905, « continue à couler dans le lit que le Moyen Âge lui avait creusé » (p. 189). Durkheim juge donc que cette institution a bien résisté au temps. Et encore ne considère-t-il ici que le cas français (l’un des moins favorables). Combien cela serait-il plus vrai s’il avait parlé aussi des vieilles universités d’Angleterre ou d’Allemagne. Et s’il avait mesuré la vitalité présente des unes et des autres à la manière dont elles ont su conserver, ou pas, l’idée initiale, qui est, une fois encore, celle d’une collégialité définissant un corps enseignant.
3) Par conséquent, explique Durkheim, l’idée médiévale d’université est une « idée corporative » (on sait que pour Durkheim, qui n’a pas connu les tristes aberrations des régimes autoritaires et corporatistes apparus dans l’entre-deux-guerres dans l’Europe du Sud, le mot de « corporation » désigne quelque chose comme un corps intermédiaire nécessaire à la vitalité de la société globale, et il n’a donc rien de péjoratif). Je sais bien qu’en faisant référence, avec Durkheim, au Moyen Âge et à ses corporations, je me serais exposé partout ailleurs qu’à l’EHESS, où le fait de citer les expériences passées d’une invention collective ne saurait susciter l’accusation de passéisme, à toutes sortes de réparties futiles et ignares : corporatisme, retour à des conceptions moyenâgeuses, tout le contraire donc de notre modernité… Ce à quoi j’aurais répondu : notre modernité, oui, mais laquelle ? Celle qui parle de « ressources humaines » ou celle qui parle de l’éducation pour tous ?
4) Quels sont maintenant les travers et les pathologies spécifiques à ce type d’organisation ? Ce sont bien sûr ceux qui sont liés à une telle collégialité et que Durkheim ne manque pas de relever : corporatisme, traditionalisme, autrement dit fermeture au monde ambiant et aux nouveautés ainsi qu’à la jeunesse (p. 191). On le voit, il s’agit évidemment de pathologies inhérentes à l’existence même d’une organisation universitaire de l’enseignement, tout comme le risque de se casser la jambe est inhérent à la pratique même des sports d’hiver.
5) Toute grande forme sociale, en bonne doctrine durkheimienne, doit se représenter dans un acte collectif solennel qui la récapitule. Dans le cas de l’université, explique Durkheim, cet acte capable de figurer le sens d’ensemble de toute l’institution est la cérémonie par laquelle le titre de docteur est décerné à celui qui en a été jugé digne. Il commente (p. 151) la formule célèbre : dignus est intrare. On n’a souvent retenu que la plaisanterie de Molière : « Dignus est intrare in nostro docto corpore » (« Il est digne d’entrer dans notre corps enseignant »). Pourtant, explique Durkheim, cette formule concentre en elle tout l’esprit de l’institution universitaire. Lorsqu’elle doit s’appliquer dans la durée, elle donne naissance à une hiérarchie : c’est la série des « degrés » (autrement dit des grades universitaires) qui précèdent le doctorat. La perspective temporelle d’un cursus rétablit donc une promesse d’égalité entre les membres du corps : les élèves, qui ont encore tout à apprendre, sont déjà incorporés dans l’institution en tant qu’ils se préparent à recevoir plus tard le titre de docteurs (en passant par tous les grades intermédiaires), et ensuite à passer par tous les degrés qui sont distingués au sein du corps. Tout professeur a été un élève, tout élève doit être traité comme le futur docteur qu’il est destiné à être. Par conséquent, l’idée européenne d’université, c’est celle du titre de docteur, de l’habilitation à enseigner, titre décerné collectivement par les professeurs. Cette idée est encore bien vivante, même chez nous. Ainsi, ce sont tous les universitaires et tous les docteurs de France qui se sont sentis humiliés et ridiculisés quand ils ont appris qu’un jury parisien de sociologie avait décerné le titre de docteur à une personnalité des magazines de mode, apparemment voyante extralucide et célèbre cartomancienne des milieux politiques, pour un travail sur l’astrologie.
Il y a évidemment bien du chemin à franchir pour passer du simple droit reconnu à enseigner ses propres thèses (le titre de docteur) à un emploi rétribué, surtout s’il s’agit d’être recruté dans un établissement, et c’est ici que retrouvent toute leur légitimité le principe d’une bonne gestion, la nécessité d’une bonne administration, la concurrence des universités pour séduire les personnes les plus capables d’occuper l’office du Président, et ensuite les offices des doyens, etc. Cela ne change rien au principe de base : le sens de l’institution universitaire est de préparer des étudiants à devenir des docteurs. Durkheim écrit : « On s’explique maintenant comment examens et grades sont restés choses inconnues de l’Antiquité et des premiers temps du Moyen Âge. C’est que l’idée n’en pouvait naître qu’à partir du moment où les maîtres, au lieu d’enseigner séparément, formèrent une corporation ayant le sentiment d’elle-même et soumise à des règles communes » (p. 151, souligné par moi).
Durkheim n’emploie pas ici le mot « identité », mais c’est bien de cela qu’il s’agit : un groupe corporatif a le sentiment de lui-même et tire ce sentiment du fait de son activité collective et des règles qu’il se donne. On notera à ce propos que l’identité collective d’une université ainsi caractérisée n’entre en réalité dans aucune des deux formes de solidarité distinguées par Durkheim dans sa thèse sur La Division du travail social. Ce sentiment partagé qu’ont les universitaires de faire corps ne saurait s’expliquer par un lien au groupe fondé sur la solidarité mécanique (celle qui repose sur la perception d’une ressemblance). Il ne répond pas non plus à une division du travail provoquant l’interdépendance de la solidarité organique.
L’Université : une forme sociale et une vision du monde
Pour développer cette analyse de Durkheim, il faut donc se donner d’autres instruments d’analyse. Je me tourne vers un schéma formel d’analyse des formes de vie sociale qui a été proposé par l’anthropologue Mary Douglas. Ce schéma se présente comme un petit diagramme comportant quatre cases. Le but de Douglas est d’analyser comparativement des milieux sociaux particuliers, milieux éventuellement opposés les uns aux autre au sein d’une société globale. À l’aide de ce diagramme, elle cherche à transposer la théorie durkheimienne des représentations collectives dans un idiome inspiré de l’ethnométhodologie : le sociologue examine ce que dit ou fait quelqu’un pour expliquer ses décisions, et remonte de là au contexte social qui fournit à cet individu ses formes de pensée. Ce contexte rend compte des « biais culturels » de l’individu, en entendant par là l’ensemble de ce qui semble évident à quelqu’un avant toute expérience, avant toute preuve, l’ensemble de ce qui définit pour cet individu un ordre du monde (Douglas, en bonne africaniste, parle ici d’une « cosmologie »). L’idée générale de Douglas est donc : à organisation sociale différente, manière de penser différente [4].
Le diagramme de Douglas est construit sur l’idée que la vie sociale met en jeu deux dimensions.
1) La dimension du lien social (moi/nous). Le lien social se mesure à la manière plus ou moins forte dont le groupe s’affirme dans la conscience des individus (lorsqu’ils s’expliquent, se justifient, etc., et qu’ils invoquent ou non ce qu’ils doivent au groupe, ce que « nous » devons faire). Douglas figure ce contraste par une dimension horizontale, en distinguant deux tendances possibles. En opposant les milieux de ce point de vue (avec la polarité strong group/low group, ou groupe à forte identité collective/groupe à faible identité collective), elle retrouve la typologie classique en sociologie : notre vie sociale est principalement individualiste, tandis que la vie sociale qui nous paraît la plus éloignée de la nôtre est celle d’un groupe holiste.
2) La dimension verticale des interactions personnelles (moi/toi/on). Ici, on s’intéresse aux actions par lesquelles les gens présentent aux autres des demandes (il faut avoir pour cela une raison ou un titre à leur donner) ou des justifications (quand ils sont par exemple l’objet de reproches pour ne pas avoir répondu aux attentes des autres). De façon générale, on se demande si le rapport de X à Y (ce que X peut demander ou attendre de Y) est réglé par diverses circonstances déjà fixées par la tradition du groupe (par exemple l’âge, la naissance, la profession, le sexe, etc.) ou si c’est quelque chose qui doit se négocier entre X et Y (tantôt dans un rapport de force, tantôt dans un rapport de négociation).
On obtient ainsi quatre formes possibles, qui d’ailleurs représentent plutôt des tendances que des états stables :
1) Dans le monde (A) de la culture d’entreprise, on célèbre la libération de l’individu et de ses initiatives, on condamne les rigidités de la tradition et de l’organisation hiérarchique. L’idée de liberté qui s’impose est celle d’une « liberté négative » (au sens d’Isaiah Berlin). En pratique, tout est censé devoir se négocier entre un individu et un autre. C’est donc le triomphe de la forme sociale du « contrat » sur la forme sociale du « statut » (Douglas renvoie ici à Henry Maine, Ancient Law). Le monde des statuts (C) représente d’ailleurs, du point de vue de (A), l’anti-modèle par excellence.
Douglas souligne que ce monde (A) n’est pas égalitaire au sens où les gens veulent l’être dans le milieu (D). Les membres d’une « enclave », par exemple d’une petite secte religieuse ou d’une petite communauté, se surveillent les uns des autres afin de s’assurer que personne ne s’élève au dessus des autres. En (D), celui qui tenterait de le faire serait critiqué, puis chassé, ou bien il y aurait scission. Il n’en va pas ainsi dans (A). D’une part, les gens qui l’emportent sont ceux qui arrivent à former autour de leur personne les plus puissantes coalitions ou les réseaux d’influence les plus efficaces. D’autre part, les vaincus de la concurrence tendent à être considérés comme les victimes de leurs propres faiblesses et sont expulsés du monde concurrentiel (soit vers (B), le monde de l’isolement, soit vers (D), le monde protestataire). Dans la forme sociale (A), il y a par définition des vaincus : tout le monde ne saurait y trouver une place honorable.
Les pathologies du monde (A) sont donc d’un côté la nécessité de l’exclusion d’une partie de la population, de l’autre la nécessité pour survivre de former des réseaux d’alliance et d’entrer dans des liens d’allégeance.
2) Dans le monde (C), on célèbre l’unité du groupe (face au monde extérieur) et la sagesse de sa différenciation interne. Le principe hiérarchique permet de faire une place à tous (mais certes pas au même rang !). Il ne saurait y avoir en principe d’exclus. Ici, rejeter quelqu’un est difficilement concevable, il y faudra des faits inouïs de trahison ou de scélératesse justifiant une forme d’excommunication. Lorsqu’il est en bonne forme, le groupe ainsi organisé développe une riche symbolique : c’est par les cérémonies, par les images, par les significations que le groupe intègre et renouvelle le lien social, autrement dit le sentiment puissant de faire partie de quelque chose qui vaut par soi-même, en bref l’identité collective.
Quand un groupe dont l’organisation relève du type (C) se porte mal, ses membres tendent à être rejetés en (B) ou en (D), mais pas en (A) qui est ici le repoussoir, l’anti-modèle. Les pathologies de cette forme sociale (C) sont bien connues : quand une société se ferme sur elle-même et devient conservatrice, elle est trop occupée de sa mémoire et pas assez de son futur, elle tombe dans le formalisme (les cérémonies deviennent ennuyeuses). On pourra avoir des mouvements de protestation, dont la forme caractéristique d’organisation est celle de l’enclave minoritaire (D), ou bien alors, si l’on ne conserve que les rangs, une évolution vers une bureaucratie où l’appel à la transcendance du tout sur les parties ne fait plus sens, ce qui fait glisser les relations sociales vers une forme de type (B).
Essayons d’appliquer ce diagramme au sujet du corps enseignant. L’idée importante de Durkheim est que l’institution universitaire comme telle doit s’analyser à partir de l’épisode cérémoniel et solennel : dignus est intrare. Il y a simultanément appréciation, reconnaissance d’une valeur de l’impétrant, et « incorporation » de quelqu’un, cooptation dans le groupe. Ce qui nous donne bien les deux dimensions d’une conscience collective :
1) La conscience d’une différence entre le groupe et le reste du monde, entre nous et eux : est-elle marquée ou non ? Existe-t-elle socialement ou non ? Le fait même de la cérémonie, tant qu’elle reste émouvante, je veux dire tant que les participants y attachent du prix, marque bien que l’entrée d’un nouveau membre dans le groupe – Durkheim parle même de son « initiation » – est une affaire importante. Nous sommes donc dans un groupe caractérisé par une forte conscience de ses frontières (strong group).
2) La conscience d’une règle qui s’applique à nos rapports : ces rapports sont-ils d’emblée fixés par des statuts ou nous appartient-il de les redéfinir entre individus ? Entrer dans l’institution universitaire, disait Durkheim, c’est entrer dans « une corporation ayant le sentiment d’elle-même et soumise à des règles communes ». Ces règles sont principalement : la parité à chaque degré, la hiérarchie des degrés, la promesse d’un progrès possible depuis le degré élémentaire jusqu’au degré supérieur. L’institution universitaire prospère quand elle peut s’organiser selon la forme du strong grid. Nous sommes donc bien dans le milieu (C).
Que nous apprend le diagramme sur la façon les gens vont comprendre les mots « autonomie » et « compétition » selon qu’ils tirent les formes de leur pensée de telle ou telle forme de vie sociale ?
L’idée que la concurrence entre individus est toujours bénéfique, mieux, qu’elle est toujours morale (car les perdants sont en réalité des gens de peu de mérite, puisqu’ils ont par définition fait moins d’efforts que les gagnants) ne peut venir qu’à des gens situés dans le monde (A). En revanche, l’idée que le meilleur principe d’une vie sociale est celui d’une collégialité entre pairs pour ce qui est de la définition des grades et de leur attribution ne peut venir qu’à des gens situés dans le monde (C). Un tel monde, à forte identité collective (strong group) et à forte différenciation interne (strong grid), peut certainement faire place à l’émulation, il peut aussi comprendre des conflits de préséance ou de primauté (quand les « degrés » sont mal définis), mais il ne peut pas concevoir qu’une sélection par exclusion puisse être juste. Quiconque ne trouve pas une place à tel niveau de l’organisation d’ensemble devrait en trouver une à un autre niveau : mais il ne devrait jamais être possible, en principe, d’être purement et simplement rejeté hors du système.
Conclusion
On peut tirer de cette analyse deux conclusions.
Un des mérites du diagramme de Douglas est de faire porter l’analyse sur le conflit irréductible des « cosmologies », des visions d’ensemble, et sur les inévitables malentendus qui en résultent. Selon elle, chacun des quatre mondes se définit par son refus du modèle diamétralement opposé des relations sociales. Du point de vue d’une institution de type « corporatif » (au sens durkheimien, qui est, je le rappelle, entièrement positif), le monde (A) (celui où on parle de la gestion des « ressources humaines ») est l’anti-modèle absolu. Et par conséquent, tant que l’institution universitaire se définira par le doctorat (terme final qui donne son sens à tout le parcours des étudiants), elle ne pourra trouver sa place qu’en (C) ou en (D), jamais en (A). En revanche, quelqu’un dont les formes de pensée correspondent à une forme sociale de type (A) aura le point de vue opposé : pour lui, une université conforme à l’idée européenne d’université sera l’exemple même de ce qu’il ne faut pas faire sous peine de sclérose et de gaspillage. Rien ne sera plus justifié que la mutation de l’université en entreprise.
Seconde conclusion : s’il est facile de situer sur le diagramme une université idéale, je veux dire une université qui aurait transposé avec bonheur dans le monde d’aujourd’hui l’idée européenne de l’universitas, où va-t-on placer l’université française ? Pas entièrement en (C), car les établissements français ont perdu depuis longtemps la réalité d’un gouvernement collégial. Le présent mouvement de rejet des projets ministériels paraît bien représenter une réaction défensive pour sauver ce qui nous restait encore d’une dignité universitaire. Une dignité qui, dans la conscience des universitaires, s’attache moins à tel ou tel établissement qu’au corps enseignant national dans son ensemble (à la différence des grandes écoles, qui ont un patriotisme d’établissement). C’est dire qu’on retrouve les trois possibilités évoquées par Hirschman. Dans le diagramme, elles se répartiraient ainsi :
Dans le diagramme ci-dessus, la case (A) doit rester vide, car la seule chose qui soit exclue, si l’on suit ce modèle d’analyse emprunté à Durkheim et à Douglas, c’est la possibilité d’avoir un corps enseignant (donc une université au sens propre, européen, du terme) qui soit organisé selon le point de vue propre à (A). En effet, selon ce point de vue, l’idée même d’un corps enseignant est inintelligible ou inadmissible, il ne saurait y avoir dans une action collective qu’un ensemble des personnels, auquel on se doit d’appliquer les méthodes éprouvées d’une bonne gestion des « ressources humaines ».
– Olivier Beaud, « Note sur le projet de décret modifiant le décret du 6 juin 1984 », 5 décembre 2008. PDF disponible en ligne sur le site Qualité de la Science Française.
– Isaiah Berlin, « Two Concepts of Liberty », in id., The Proper Study of Mankind, Londres, Pimlico, 1998.
– Mary Douglas, Risk and Blame : Essays in Cultural Theory, Londres, Routledge, 1992.
– Mary Douglas, Steven Ney, Missing Persons : A Critique of the Social Sciences, Berkeley, University of California Press, 1998.
– Émile Durkheim, L’Évolution pédagogique en France, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1999.
– Albert Hirschman, Exit, Voice and Loyalty, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1970.
– Henry Maine, Ancient Law (1861), réimpression New York, Dorset Press, 1986.
– Charles Sanders Peirce, cité par Christiane Chauviré, Peirce et la signification, Paris, PUF, 1995, p. 57.
Pour citer cet article :
Vincent Descombes, « L’identité collective d’un corps enseignant »,
La Vie des idées
, 3 mars 2009.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/L-identite-collective-d-un-corps
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[3] Dans ce paragraphe, les termes apparaissant en italique dans les citations sont soulignés par moi.
[4] « If people are organizing differently, they are thinking differently about organization and also about morals, society and identity », cité dans Missing Persons, p. 110.