Après le monde domestique patriarcal et contrôlé des Florentines du Quattrocento, l’historienne médiéviste Christiane Klapisch-Zuber nous fait découvrir un nouvel aspect, peut-être plus intime encore, de la vie familiale des Florentins : leurs écritures.
Dans la Florence de la première Renaissance, la pratique de l’écriture est omniprésente chez les pères de famille. Sur le modèle des comptabilités que marchands, patriciens et artisans tiennent méticuleusement, ils enregistrent dans leurs livres de mémoire, ou ricordanze, les grandes scansions et les petits soubresauts de la vie de leur famille et de leur parenté large. Naissances, baptêmes, funérailles, et par-dessus tout les alliances matrimoniales, rythment les pages de ces écritures domestiques. Christiane Klapisch-Zuber en a fait l’une de ses sources de prédilection pour étudier l’histoire des liens familiaux et des rapports de genre dans l’Italie de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance.
Des chiffres aux individus : parcours d’une historienne de la famille et du genre
Ce choix n’allait pourtant pas de soi lorsque l’historienne commence à s’intéresser, au début des années 1970, à la démographie et aux structures familiales florentines du XVe siècle. Comme le rappelle utilement la riche présentation introductive de Didier Lett, ancien doctorant et héritier des travaux de Christiane Klapisch-Zuber, celle-ci publie tout d’abord en 1978 avec David Herlihy Les Toscans et leurs familles : une monumentale étude quantitative tirée du catasto (ou campagne de déclarations fiscales) de 1427, dans laquelle celle qui n’est pas encore une historienne des femmes et du genre, mais plutôt de l’économie et de la démographie, trace les contours des systèmes de parenté et des normes collectives de comportement.
Tôt, elle éprouve pourtant de l’insatisfaction face à cette approche jugée peu attentive aux acteurs familiaux en ce qu’ils ont de singulier. Elle veut « boucher les trous » (p. 9), faire apparaître les conflits, les émotions, les obligations intimes qui animent les individus. Elle quitte alors les déclarations fiscales, trop peu dissertes, et entame l’étude des ricordanze, qui donneront notamment lieu à la publication de La Maison et le nom en 1990.
Écritures et mémoire : les ricordanze sous les feux des projecteurs
Que découvre-t-elle dans ces sources ? Tout d’abord, que celles-ci sont bien loin du journal intime que notre regard contemporain espérerait y lire. Au contraire, les ricordanze naissent de « la pénétration de l’esprit comptable dans l’écriture domestique » (p. 15) : les Florentins s’inspirent des techniques comptables pour coucher les événements de la vie familiale. Ces comptabilités de la parenté n’ont, par ailleurs, rien d’intime : écrites pour renseigner la descendance mâle sur les actions passées de la famille et pour la conseiller dans ses choix politiques à venir, elles appartiennent au patrimoine familial et se transmettent de père en fils, comme des terres ou des bijoux. Les auteurs, pères de famille auxquels les moralistes recommandent de tenir leurs écrits loin du regard féminin, y retracent sous une lumière heureuse la généalogie de leurs ancêtres. Leur but est d’abord politique : il faut prouver l’enracinement communal du lignage et sa légitimité à exercer les charges publiques – quitte à falsifier, arranger, réinventer. Voilà pourquoi exclure ou éliminer hors des ricordi l’un des parents ayant porté atteinte à l’honneur de la famille est considéré comme un châtiment supérieur à la vengeance par le sang.
Pour écrire leurs livres de famille, les auteurs font feu de tout bois : témoins directs des événements contemporains, ils documentent le passé en sollicitant les archives familiales, mais aussi celles de la commune, auxquelles ils accèdent lorsqu’ils occupent des charges politiques. Ils n’hésitent pas non plus à recourir à des témoignages oraux. L’un des apports les plus passionnants de ce livre est de rendre sa place à la voix féminine dans le processus d’écriture. Ainsi le notaire ser Lorenzo di ser Tano da Lutiano fait appel en 1366 aux souvenirs de sa propre mère, l’octogénaire monna Gemma.
L’historienne met au jour la « mémoire familiale double » (p. 47), transmise concomitamment par les hommes et par les femmes : les premiers sont attentifs à la succession patrilinéaire (de père en fils) et au lignage agnatique (issu des hommes en lignée masculine), car ce sont eux qui transmettent les biens patrimoniaux de la famille. Les femmes, elles, toujours en mouvement entre les groupes familiaux au gré des (re)mariages, conservent la mémoire des alliances matrimoniales avec d’autres lignages. Il existe donc bel et bien une mémoire de la parenté spécifiquement féminine : cette mémoire cognatique (qui inclut les membres à la fois en lignée masculine et féminine) est plus vaste que la mémoire masculine et peut s’avérer une ressource utile pour nouer des alliances judicieuses… ou éviter d’épouser un cousin éloigné, enfreignant ainsi les interdits de parenté de l’Église.
Des vies s’animent : variations sociales sur le thème de l’écrit
On aurait pu craindre, avant d’ouvrir ce livre, que le rassemblement de travaux antérieurs n’aboutisse à une simple juxtaposition d’articles liés par un thème général. C’est pourtant tout l’inverse de l’ambition de ce livre, dont il faut saluer ici le beau travail d’édition. Les coutures disparaissent et le volume trouve une forte cohérence interne, notamment par le recours à certains personnages comme fils rouges. Au sein d’une construction musicale, les thèmes du riche aristocrate florentin Andrea Minerbetti ou du maçon bolonais Gaspare Nadi reviennent à plusieurs reprises, dans des variations convoquant tantôt leurs motivations ou leurs techniques d’écriture, tantôt leur description de la parenté ou leur perception de leur honneur.
Ces études de cas filées sur l’ensemble de l’ouvrage évitent de noyer le lecteur ou la lectrice dans une foule d’exemples : bien au contraire, elles donnent un sentiment de familiarité. La comparaison entre ces deux hommes permet aussi une mise en regard systématique des différences sociales qui les séparent : le patricien Andrea Minerbetti écrit au jour le jour, transcrivant une mémoire immédiate (quoiqu’incomplète) à transmettre à ses descendants mâles. La connaissance de leurs ancêtres – tout reconstitués qu’ils puissent être – et des alliances matrimoniales y tient un rôle clef, en particulier autour de l’enjeu de la dot : cette somme d’argent apportée par la famille de la mariée manifeste aux yeux de tous la légitimité de l’union et, par conséquent, celle des futurs citoyens qui en naîtront. Lorsque Minerbetti estime son honneur atteint, il n’est pas seul en cause : une tache à sa réputation touche tous les membres de sa parenté large et met en péril la possibilité pour tous les hommes d’exercer des charges publiques, cruciales pour leur maintien parmi les élites d’une cité oligarchique.
Au contraire, l’artisan Gaspare Nadi articule dans son Diario des informations personnelles et générales, compose et réorganise a posteriori, exprime ses infortunes… en un véritable travail d’auteur. Ce qui compte pour lui dans le mariage est d’abord l’accord de cohabitation, lui assurant une présence féminine pour tenir la maison et veiller sur ses vieux jours – même si ce pari s’avère infructueux lors de sa dernière union. Quant aux atteintes à son honneur, elles n’engagent pas une parenté aristocratique vaste comme celle de Minerbetti, mais touchent plutôt à son autorité individuelle en tant que chef de famille, passablement mise à mal par la désertion de son épouse du foyer conjugal et ses tribulations avec ses beaux-fils. Là, on ne craint pas le jugement de la parenté ou des institutions communales, mais bien plutôt celui du voisinage, des collègues de travail et de la corporation des maçons, à la direction de laquelle il prend une part active.
Le peintre et l’épistolière
Maniant habilement l’étude de cas, Christiane Klapisch-Zuber insère dans plusieurs des grands mouvements de son livre des chapitres dédiés à des vies ô combien singulières : celle du peintre Neri di Bicci, qui tient un livre de 1453 à 1475, et de la coriace monna Dora, épouse du riche banquier Francesco di Jacopo del Bene. De l’étude du premier, elle conclut que ce livre est loin de l’exceptionnalité que l’historiographie a trop souvent voulu prêter aux ricordanze de peintres : il reflète bien au contraire les perspectives et les valeurs des classes moyennes florentines auxquelles Neri, qui est d’abord et avant tout un artisan, appartient. De la correspondance de la seconde, elle note combien son existence, tout autant que sa survie archivistique, sont rares : écrire (ou faire écrire par quelqu’un) à la Renaissance est un privilège d’homme, dont les femmes s’emparent rarement et non sans difficultés. Monna Dora, elle, prend la plume en personne pour écrire des lettres à son époux, alors éloigné par ses affaires. Elle l’y tient informé de sa gestion de la maisonnée, mais exprime aussi avec vigueur son désaccord vis-à-vis des choix d’alliances matrimoniales du pater familias pour ses filles.
En peu de mots, ce livre, dont ni le format ni le style ne sont propres à effrayer les néophytes, tient un pari d’ordinaire impossible : d’une écriture pleine d’allant, synthétiser des connaissances, mais aussi apporter des idées nouvelles, dans des historiographies aussi brûlantes et diverses que l’histoire de la culture écrite et des pratiques scripturaires, l’histoire des femmes et du genre, ou encore l’histoire des émotions, tel ce sens de l’honneur qui irrigue chaque page du livre. Un régal à lire, ce livre est de ceux qui tiennent compagnie comme, on le devine, ces Florentins et Florentines du passé ont su tenir compagnie à l’historienne.
Christiane Klapisch-Zuber, Florence à l’écritoire. Écriture et mémoire dans l’Italie de la Renaissance, Paris, Éditions de l’EHESS, 2023, 254 p., 12 €. </div
Solène Minier, « L’honneur de la famille »,
La Vie des idées
, 13 mars 2023.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/L-honneur-de-la-famille
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