La parution d’un cours inédit, ainsi que d’une biographie d’Alexandre Kojève permettent de rendre à l’histoire ce que le mythe longtemps entretenu par les sectateurs de ce maître en hégélianisme avait occulté. Dans le contexte de la crise, les considérations du philosophe sur le rôle de l’État dans la reconnaissance réciproque des individus prennent une surprenante actualité.
Recensés : Marco Filoni, Le Philosophe du dimanche : la vie et la pensée d’Alexandre Kojève. Collection « Bibliothèque des idées ». Traduit de l’Italien par Gérald Larché. Paris : Gallimard, 2010. 292 p., 24,50€.
Alexandre Kojève, Identité et réalité dans le « Dictionnaire » de Pierre Bayle. Collection « Bibliothèque des idées ». Édition établie, présentée et annotée par Marco Filoni. Paris, Gallimard, 2010. 111 p., 13, 50€.
Le mythe d’une création intellectuelle censée surgir quasi ex nihilo est-il propice aux approches historiques de la pensée ? Rien ne semble moins sûr. Dans le cas d’Alexandre Kojève (1902-1968), une majorité des commentateurs se sont accordés jusqu’à présent, en dépit d’une divergence d’horizon, sur le caractère énigmatique de la pensée et de la vie du philosophe. Né à Moscou en 1902, celui-ci fuit la Révolution bolchévique de 1917 avant de commencer des études en Allemagne. Cependant, après s’être installé à Paris en 1926, ce sont les leçons sur Hegel, qu’Alexandre Kojève professe à l’École pratique des hautes études de 1933 à 1939, qui ont le plus retenu l’intérêt de la postérité. D’abord par son auditoire qui semble réunir une partie considérable de l’intelligentsia en herbe de l’après-guerre, ensuite par le style et le contenu de l’enseignement. Si Raymond Aron souligne dans ses Mémoires la facilité avec laquelle « Kojève captivait un auditoire de super-intellectuels enclins au doute ou à la critique », Georges Bataille va jusqu’à affirmer que le séminaire l’a « rompu, broyé, tué dix fois ».
Comme le montre le choix de leur lexique, ces témoignages ont souvent été à l’origine du « mythe Kojève ». Il est pourtant surprenant que des commentateurs plus tardifs et qui n’ont jamais entretenu de relations avec le philosophe partagent la même tendance. Le plus grand obstacle pour une étude historique de sa pensée a longtemps résidé dans la difficulté de reconstruire son parcours intellectuel. En 1990, la publication de la biographie rédigée par Dominique Auffret s’était fixée pour objectif de remplir ce vide. La méthodologie d’Alexandre Kojève : la philosophie, l’État, la fin de l’histoire (Grasset) pose pourtant davantage de problèmes qu’elle n’en résout. Elle affiche l’anachronisme et la téléologie comme vertus pour dépasser les seuls documents textuels afin de parvenir à un portrait psychologique. En effet, Dominique Auffret ne se contente pas « de la positivité trop assurée des documents ». Au contraire, il veut « éviter la seule historiographie, documentaire, événementielle, et surtout la chronique mondaine » (Auffret, p. 62). Une telle « phénoménologie personnelle » rendait donc le travail d’historien d’autant plus nécessaire. Introduction à « quarante-cinq ans de philosophie française (1945-1978) », Le même et l’autre de Vincent Descombes, paru en 1979, s’intéressait, lui, moins à la compréhension historique qu’à la mise en lumière de la matrice que constituent les réflexions de Kojève pour la pensée hexagonale d’après 1945. En effet, plus la révolte anti-hégélienne dans la philosophie française des années 1960 se révèle puissante, plus les écrits de Kojève lui paraissent importants par les réactions qu’ils provoquent. En insistant sur le contexte de sa production, Marco Filoni défriche donc un aspect historiographique demeuré jusqu’à présent dans l’ombre [1].
Spécialiste de la réception de la pensée de Hegel en France, auteur d’une étude sur la philosophie politique d’Eric Weil et traducteur de nombreux écrits kojéviens, ce jeune chercheur italien propose aujourd’hui une monographie intellectuelle de Kojève jusqu’en 1945. Par une ruse de la raison, l’ouvrage qui replace résolument la pensée et la vie du philosophe dans son contexte historique paraît en langue française dans la collection « Bibliothèque des idées », inaugurée par Bernard Groethuysen, un ami de Kojève. Grâce à l’apport décisif du fonds Kojève à la Bibliothèque nationale de France, ouvert aux chercheurs depuis 2003, Marco Filoni reconstruit « les milieux culturels d’origine, les études suivies, les choix théoriques fondamentaux et le réseau intellectuel à l’intérieur duquel ceux-ci ont été élaborés » (PD, p. 8). Aussi traite-t-il, dans les trois principales parties du livre, de l’influence qu’a exercée la pensée russe sur le jeune Kojève, du contexte allemand universitaire des années 1920 et des interlocuteurs qui ont alimenté sa philosophie à partir des années 1930.
Formé dans un milieu moscovite hautement cultivé, Kojève est familier dès sa jeunesse de ce qu’on a coutume d’appeler « la renaissance spirituelle russe ». Beaucoup de questions philosophiques et culturelles abordées par ce courant seront les mêmes que « celles, que plus tard, Kojève affrontera au cours de son itinéraire intellectuel » (PD, 39). Qu’il s’agisse d’écrivains comme Tolstoï ou Dostoïevski ou de théologiens comme Nikolai Berdiaev, celle-ci se caractérise par une nouvelle conscience religieuse. À partir des années 1900, la réception de l’œuvre de Nietzsche s’ajoute au tableau. C’est dans les romans de Dostoïevski que Kojève rencontre l’idée de la liberté irréductible de l’homme. En dépit de la dureté du destin, leurs protagonistes possèdent une conscience lucide de la « souveraineté qu’ils ont sur eux-mêmes » (PD, p. 51). C’est à un autre représentant de la renaissance spirituelle russe, Vladimir Soloviev, qu’il consacre sa thèse, dirigée par Karl Jaspers à l’Université de Heidelberg et soutenue en 1926. Il y étudie le paradoxe central de la pensée théiste qui consiste dans la sauvegarde de la liberté et de l’indépendance de l’homme sans pour autant altérer le caractère absolu de Dieu. Bien qu’il en devine les apories, Kojève n’hésite pourtant pas à reprendre à son propre compte l’importance accordée à la liberté de l’individu, clef de voûte de l’anthropologie athée qu’il défendra par la suite dans son cours sur Hegel.
Pendant les années de formation en Allemagne de 1921 à 1926, d’autres débats marquent le jeune étudiant. L’université de Heidelberg vit à l’époque un foisonnement intellectuel étonnant. Le néokantisme y est représenté par Heinrich Rickert. Incarnant l’école dite du pays de Bade, sa Wertphilosophie cherche à concilier la sphère objective, voire scientifique, des valeurs et les actions subjectives qui les actualisent dans le temps. À l’autre bout du spectre, Karl Jaspers développe une philosophie de l’existence « qui devait être une chose bien différente de la science » (cit. dans PD, p. 131). Au lieu de partir à la recherche des valeurs objectives, la tâche de la philosophie, d’après Jaspers, consiste dans leur construction à l’intérieur d’une vision du monde (Weltanschauung) qui est par essence celle d’un individu. Son existence est devant lui, saisissable dans et par l’expérience-limite. C’est donc à l’individu lui-même de se lancer dans une histoire que lui seul peut écrire. Lorsqu’il parcourra l’histoire occidentale dans son séminaire, Kojève se placera résolument du coté de Jaspers, soulignant le caractère à la fois historique et individuel de ce qu’il nomme « les attitudes existentielles » (stoïcisme, scepticisme, etc.), même s’il fustige l’oubli opéré par Jaspers de la dimension sociale de l’existence humaine.
Un troisième philosophe allemand vient apporter un infléchissement particulier à la pensée de Kojève. La présence des idées contenues dans Etre et temps (1927) de Martin Heidegger est indéniable dès la rédaction par Kojève de son manuscrit sur L’Athéisme en 1931. L’importance de la finitude pour l’anthropologie kojévienne s’annonce clairement. La mort est « sans aucun doute l’événement central dans la vie de l’homme » (cit. dans PD, p. 216). Là encore, Kojève ne reprend pas les idées de Heidegger sans les discuter. Il lui reproche en effet d’atténuer la valeur que revêt l’action négatrice dans la vie humaine. Le sentiment d’angoisse face à la mort, sentiment éprouvé par un Dasein individuel, doit s’extérioriser et devenir action. Or toute action s’inscrit dans un contexte social. C’est pourquoi l’ontologie de la finitude heideggérienne ne parvient pas, d’après lui, à rendre compte du processus socio-historique. Une autre théorie résoudra ce problème. Si Kojève fait l’éloge du socialisme (y compris celui d’un Staline), c’est au moins en partie pour répondre à l’impasse individualiste de la philosophie de l’existence de Jaspers et de l’ontologie fondamentale de Heidegger.
Marco Filoni choisit d’aborder le fameux séminaire consacré à Hegel à partir de ses marges. Ainsi, en ce qui concerne l’itinéraire intellectuel de Kojève dans les années 1930, il présente la correspondance avec le penseur catholique Gaston Fessard, l’apport des travaux de son meilleur ami, Alexandre Koyré, les écrits consacrés à la physique et les nombreux comptes rendus rédigés pour les Recherches philosophiques. Cette revue qui paraît en six livraisons de 1932 à 1937 sert en effet de véhicule privilégié à l’importation de la philosophie allemande contemporaine.
Cependant, c’est le cours quasi inconnu sur Pierre Bayle, tenu par Kojève du 12 novembre 1936 au 24 mai 1937, qui reçoit une attention particulière. Le philosophe russe rédige même un texte intitulé Identité et réalité dans le « Dictionnaire » de Pierre Bayle, censé paraître dans la collection « Socialisme et Culture » aux Éditions sociales internationales, dirigée par Georges Friedmann, et qui paraît pour la première fois dans une édition commentée et annotée par Marco Filoni. Cet écrit éclaire de manière remarquable le positionnement politique de Kojève avant la Seconde Guerre mondiale. Celui-ci prône l’historicisation de la vérité et la conception de l’homme comme être social, théories qui se trouvent déjà chez Bayle, tout en formulant des réticences à l’égard de sa doctrine de la tolérance. Elle aboutirait à un État qui réprime toute action révolutionnaire, méfiant à l’égard des intellectuels, producteurs seulement d’opinions. Or, si la vérité de l’homme se crée activement dans l’histoire « elle doit être capable de s’imposer » (PD, 250). Comme il l’affirme ailleurs dans son Introduction à la lecture de Hegel, un État tolérant ne parviendra jamais à réaliser un régime de reconnaissance mutuelle à l’échelle globale. À travers la mise en parallèle de l’affrontement entre protestantisme et catholicisme au XVIIe siècle et de celui entre fascisme et communisme qui lui est contemporain, Kojève, dans une lettre adressée à Leo Strauss et datée du 2 novembre 1936, fustige la position démocratique intermédiaire. Il faut choisir, dit-il, son camp.
Bien que le contexte d’aujourd’hui soit fort différent de celui des années 1930, les écrits de Kojève s’avèrent néanmoins d’une actualité surprenante. À la suite de la crise financière de 2008, l’État a, davantage en pratique qu’en théorie, fait son retour comme acteur politique incontournable. À ce titre, les réflexions de Kojève insistent sur le fait que l’État n’est pas seulement un mal nécessaire dont les empiétements risquent de mettre en cause la liberté de l’individu. C’est, au contraire, seulement l’existence de la forme étatique de l’être ensemble qui rend possible la reconnaissance de chacun par tous. Ce n’est pas le moindre mérite de l’approche historique de Marco Filoni de nous faire entrevoir que le sage hégélien n’a pas encore dit son dernier mot.
Danilo Scholz, « L’histoire d’un sage hégélien. Alexandre Kojève, oeuvre et vie »,
La Vie des idées
, 17 octobre 2011.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/L-histoire-d-un-sage-hegelien
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[1] Il faudrait pourtant mentionner deux autres ouvrages récents, en langue anglaise, qui se consacrent à une étude historique de certains aspects de la pensée kojévienne. Voir Ethan Kleinberg, « Alexandre Kojève and the Hegel Seminar at the École pratique des hautes etudes », Generation Existential : Heidegger’s Philosophy in France, 1927-1961, Ithaca, Cornell University Press, 2005, p. 49-83 ; Stefanos Geroulanos, « Alexandre Kojève’s Negative Anthropology, 1931-1939 », An Atheism That Is Not Humanist Emerges In French Thought, Stanford, Stanford University Press, 2010, p. 130-172.