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Recension Société

L’ethnographe et son dealer

À propos de : Sudhir Alladi Venkatesh, Dans la peau d’un chef de gang, L’école des loisirs.


par Clément Rivière , le 26 mars 2012


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Entre récit initiatique et retour réflexif sur l’enquête de terrain, Sudhir Venkatesh donne accès aux coulisses de la recherche menée au cœur du ghetto noir de Chicago. Plaidoyer pour la méthode ethnographique, son ouvrage est parsemé de réflexions précieuses sur les difficultés pratiques et éthiques que celle-ci implique.

Recensé : Sudhir Alladi Venkatesh, Dans la peau d’un chef de gang,traduit de l’américain par Diana Gamboa. L’école des loisirs, 2011, 320 p.

Dans la peau d’un chef de gang n’a pas pour objet de proposer une analyse sociologique de l’organisation des « gangs », tradition de recherche bien ancrée aux États-Unis et dont l’étude comparative menée sur plus d’une décennie par Martín Sanchez Jankowski constitue la pièce maîtresse (Jankowski 1991). Publié en 2008 dans sa version originale, Gang Leader for a Day (Venkatesh 2008) est désormais disponible dans une traduction française de bonne facture et doit plutôt être considéré comme l’annexe méthodologique qui manquait à Off the Books (Venkatesh 2006), plongée ethnographique au cœur du ghetto noir de Chicago (voir le compte rendu sur la vie des idées). La parution de l’ouvrage au catalogue de L’école des loisirs pourrait surprendre au regard de la position académique de Venkatesh, professeur à Columbia : le style d’écriture retenu et l’absence de notes de bas de pages et de références bibliographiques en font cependant un livre inclassable, simultanément récit initiatique accessible à tous les publics, manuel d’ethnographe et hommage personnel à « J.T. », le chef des Black Kings qui accompagna l’auteur dans son exploration du ghetto.

Sociologie et serendipity

À son arrivée de Californie à l’automne 1989, on recommande à Sudhir Venkatesh comme à tous les étudiants de l’université de Chicago de ne pas se risquer hors des espaces patrouillés par les forces de sécurité du campus, dûment repérés sur un plan qui leur est distribué. L’apprenti sociologue réside alors à la limite de Woodlawn, quartier pauvre afro-américain où un autre doctorant illustre s’initia puis s’adonna « corps et âme » à la boxe presque à la même période (Wacquant 1989).

Ignorant les avertissements, Venkatesh se sent attiré par ce type d’espaces qui lui étaient inconnus jusqu’ici et va souvent s’y promener, attirant l’attention de leurs habitants du fait de son accoutrement « hippie » et de son origine indienne. Après avoir consulté des registres du recensement, il se rend par un après-midi de novembre dans un ensemble de logements sociaux situé à Oakland, à environ trois kilomètres du campus, dans le but d’y administrer des questionnaires. Mis à la porte par des dealers installés dans le hall d’un premier immeuble, il parvient à emprunter les escaliers d’une tour voisine et tombe sur de « jeunes types qui jouaient de l’argent aux dés » (p. 22), qui n’entendent pas le laisser repartir ainsi. Pris pour un mexicain en mission de reconnaissance pour un gang rival, il se fait fouiller puis retenir pour la nuit par les Black Kings, dont il comprend vite que le deal de crack est l’une des principales sources de revenu.

À l’image de Loïc Wacquant, qui pénétra au Boys Club à l’invitation d’un ami sans se douter que ce gymnase allait devenir pour lui un poste d’observation privilégié du ghetto noir (Wacquant 1989), Venkatesh est alors bien loin d’imaginer qu’il est sur le point de faire la connaissance d’un gatekeeper avec qui il va rapidement nouer un lien privilégié, et dont la qualité de chef de gang l’exonèrera – entre autres privilèges – du douloureux droit d’entrée que l’ethnographe peut être contraint d’acquitter pour gagner la confiance d’un gang : faire la preuve de sa résistance physique (Jankowski 1991).

Un plaidoyer pour l’enquête ethnographique

Alors que Venkatesh ignore encore s’ils le laisseront repartir, un des Black Kings lui ordonne de poser une des questions figurant sur sa liste. L’étudiant captif : « Comment ressentez-vous le fait d’être noir et pauvre ? » (p. 24). L’évidente inadéquation à la situation dans laquelle il se trouve, muni d’un questionnaire qui lui avait pourtant été confié par l’éminent William Julius Wilson, est soulignée à son arrivée sur les lieux par J.T., à la fois consterné par l’épisode précédent et intrigué par l’intérêt de Venkatesh. Alors que le jeune enquêteur l’assure que l’unique objectif de sa venue est le recueil de données, le chef de gang se fait définitif : « T’apprendras que dalle avec ce truc » (p. 27). J.T. l’invite alors à écouter plutôt qu’à venir poser des questions :

Tu devrais pas te balader en leur posant des questions à la mords-moi-le-nœud. Avec des gens comme nous, tu dois passer du temps, apprendre à savoir ce qu’on fait et comment on le fait. Tu dois comprendre comment les jeunes vivent dans la rue. (p. 32)

Plaidoyer indigène pour l’enquête ethnographique, cette leçon administrée lors de leur première rencontre conforte Venkatesh dans son désir de déroger à l’approche quantitative du monde social, alors dominante parmi ses professeurs ; il décide de revenir dans les cités de Lake Park pour « retrouver J.T. et son gang » (p. 33) et débute en quelque sorte son enquête « à couvert » de ses superviseurs universitaires, ne faisant part les premiers temps que du « strict minimum » (p. 50) au sujet de son travail de terrain à son directeur de thèse (Wilson). Venkatesh se sent seul parmi les « étudiants diplômés collés à leurs ordinateurs cherchant dans les stocks de données un schéma caché qui révèlerait les causes réelles de la pauvreté » (p. 50), mais qui n’ont jamais mis un pied dans le ghetto. Cette posture méthodologique « à la limite de la rébellion » (p. 50) va pourtant lui permettre d’accéder à des données quantitatives de première main sur l’organisation économique des Black Kings, absolument impossibles à obtenir par un autre biais que par celui de la confiance créée par la présence prolongée sur le terrain. Elle permettra également à Venkatesh de passer un jour entier « dans la peau » de J.T., qui le lui propose après avoir été provoqué au sujet de la facilité avec laquelle il gagne sa vie. Cette offre inattendue lui donne accès à l’ensemble des activités qui composent une journée ordinaire d’un chef de gang, à de nouveaux espaces et de nouvelles figures, mais surtout aux nombreux arbitrages et décisions qui jalonnent le quotidien de J.T.

Entre récit initiatique et manuel d’ethnographe

La restitution de cette expérience unique d’immersion illustre le caractère protéiforme de l’ouvrage, dans le même temps captivant récit initiatique et manuel d’ethnographe. Sudhir Venkatesh livre un retour très personnel sur son expérience de l’apprivoisement d’un terrain difficile et passablement éloigné de ses expériences précédentes, tout en proposant une multitude de réflexions relatives à la pratique de l’enquête ethnographique et aux difficultés méthodologiques et éthiques qu’elle soulève.

Dans la peau d’un chef de gang offre ainsi un regard sans concession sur la confrontation de la morale middle class du jeune Venkatesh à celle des habitants du ghetto. Ne prenant vraiment conscience qu’à Chicago de la ségrégation résidentielle sur base ethno-raciale, l’ethnographe donne à voir rétrospectivement et avec une grande honnêteté une certaine naïveté. L’ouvrage est parcouru par son étonnement, notamment vis-à-vis de l’action de la police dans le ghetto :

J’avais grandi dans l’idée que l’on pouvait compter sur la police quand les choses tournaient mal. Visiblement, ce n’était pas comme cela que les choses fonctionnaient ici, même pour moi. (p. 269)

Le lecteur voit toutefois la réflexivité de Venkatesh s’affirmer à mesure de son acquisition progressive de « compétences culturelles » (Bonnet 2008), qu’il retrace en même temps que l’évolution de son rapport aux enquêtés. Alors qu’il fait part de son regret que les études ethnographiques consultées durant sa formation ne lui aient pas proposé de « guide sur la relation qu’un chercheur d[oit] entretenir avec son sujet pendant son travail de terrain et sur la façon de la gérer » (p. 56), l’Américain distille avec parcimonie mais régularité de précieux enseignements au lecteur. La précarité de la relation entretenue avec l’informateur privilégié est ainsi finement décrite et questionnée à plusieurs reprises, de même que les risques encourus au moment où l’approfondissement de l’enquête exige de s’éloigner de celui-ci. De nombreux passages illustrent avec brio la « compétence stratégique » (Bonnet 2008) des enquêtés, qui trouvent un intérêt à la présence de l’ethnographe et peuvent tenter de l’instrumentaliser avec plus ou moins de succès.

Venkatesh fait également part des nombreuses interrogations à caractère éthique qui ont jalonné sa recherche, en particulier au moment de la découverte des contraintes légales qui pèsent sur les épaules du chercheur. La description des difficultés de l’accès au terrain et surtout du départ, et la discussion de son impression glaçante d’avoir « magouillé » (p. 272) avec ses enquêtés contribuent également à ériger Dans la peau d’un chef de gang en remarquable retour réflexif sur l’enquête ethnographique.

La dette du chercheur : ceci n’est pas une biographie ?

Afin de s’impliquer dans la vie de la communauté locale envers laquelle il se sent redevable, Venkatesh organise au cours de sa présence sur le terrain un atelier d’écriture à destination des jeunes femmes du quartier, et se porte volontaire pour faire office de professeur au moment d’une grève des enseignants. Mais c’est surtout vis-à-vis de J.T. que le chercheur éprouve le sentiment d’avoir accumulé une dette considérable : flatté qu’il lui manifeste de l’intérêt, le chef de gang avait en effet accepté sa présence à ses côtés en grande partie car il était convaincu qu’il écrirait sa biographie. Un temps très proche de lui, l’auteur se sent « coupable » (p. 309) car il n’a jamais été complètement franc sur ce point, alors même que son enquête lui a permis de se « faire un nom à l’université » sans venir directement en aide à J.T. et aux habitants des Robert Taylor Homes, qui lui ont pourtant « tout appris » (p. 309). Il ne semble dès lors pas faire injure à l’ouvrage que de le considérer aussi comme la biographie tant attendue par son informateur privilégié, ainsi que Venkatesh lui-même semble le laisser entendre à la fin des remerciements.

Si le lecteur intéressé par l’organisation des gangs et l’économie informelle des quartiers pauvres des grandes villes américaines fera mieux de consulter directement d’autres ouvrages qui s’y consacrent de manière plus systématique (Jankowski 1991, Bourgois 1995, Venkatesh 2006), Dans la peau d’un chef d’un gang donne brillamment accès aux coulisses d’une ethnographie du ghetto désormais incontournable, tout en répondant – au moins partiellement – à nombre des questions qui ne manquent pas de se poser aux pratiquants de l’enquête de terrain.

par Clément Rivière, le 26 mars 2012

Aller plus loin

Aller plus loin

  • François Bonnet, « La distance sociale dans le travail de terrain : compétence stratégique et compétence culturelle dans l’interaction d’enquête », Genèses, n°73, 2008, p. 57-74.
  • Philippe Bourgois, In Search of Respect. Selling Crack in El Barrio, Cambridge, Cambridge University Press, 1995.
  • Martín Sanchez Jankowski, Islands in the Streets. Gangs and American Urban Society, Berkeley et Los Angeles, University of California Press, 1991.
  • Sudhir Alladi Venkatesh, Off the Books : the Underground Economy of the Urban Poor, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2006 ; voir La recension par Jules Naudet sur La Vie des Idées.
  • Sudhir Alladi Venkatesh, Gang Leader for a Day : a Rogue Sociologist Takes to the Streets, New York, Penguin Books, 2008.
  • Loïc Wacquant, « Corps et âmes. Notes ethnographiques d’un apprenti boxeur », Actes de la recherche en sciences sociales, Vol. 80, n°1, 1989, p. 33-67.

Pour citer cet article :

Clément Rivière, « L’ethnographe et son dealer », La Vie des idées , 26 mars 2012. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-ethnographe-et-son-dealer

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