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Recension Société

L’entreprenariat pour tous ?

À propos de : Sophie Bernard, UberUsés : le capitalisme racial de plateforme à Paris, Londres et Montréal, Puf


par Léa Massavie & David Rodriguez , le 30 avril


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Faut-il voir en Uber une nouvelle ouverture du marché du travail et de l’entreprenariat permettant à tout un chacun de trouver une activité professionnelle en un clic, ou un nouveau mode de gouvernance qui intensifie la précarité des travailleurs et approfondit les inégalités sociales ?

Lorsque nous commandons une course Uber, prenons-nous le temps de nous questionner sur ces travailleur.euse.s indépendant.e.s et leurs conditions de travail ? Sophie Bernard, dans son dernier ouvrage, offre un début de réponse à ces questionnements en explorant les réalités professionnelles complexes cachées au cœur de ce service de transport.

À travers une enquête menée sur sept ans (2015-2022), dans 3 métropoles — Londres, Paris et Montréal —, sur la base d’observations et d’entretiens réalisés auprès d’une centaine de chauffeurs Uber, Sophie Bernard dresse ici un portrait saisissant de la compagnie. En dévoilant les rouages de son fonctionnement, elle dénonce ce qu’elle qualifie de « capitalisme racial de plateforme » (p. 8). Ce concept, emprunté à la géographe Dalia Gebrial (2022), désigne une configuration du capitalisme dans laquelle les plateformes numériques sont mises au service d’une reproduction et d’une amplification des rapports de domination raciaux préexistants pour maximiser les profits économiques.

Par cet ouvrage, Sophie Bernard invite les lecteurrices à penser les (re)configurations actuelles de l’emploi, en particulier celles des travailleurs indépendants, au prisme des rapports sociaux de classe, de genre et de race. Il s’articule autour de trois axes : la conquête mondiale du marché de course par Uber, la surreprésentation de personnes immigrées occupant le rôle de chauffeur Uber, et l’autonomie plus ou moins encadrée par la plateforme.

Plateformisation du marché

Fondée en 2009, Uber s’est rapidement distinguée comme symbole emblématique de la Silicon Valley. Portant au pinacle le modèle économique des plateformes, elle en devient la figure éponyme. Désormais en position quasi-monopolistique sur son marché, elle propose ses services dans plus de 70 pays et 1000 agglomérations. Cette « Uberisation » ne s’est toutefois pas faite en un jour, et Sophie Bernard offre pour première contribution un retour sur le parcours de l’entreprise.

Le récit dressé met alors au cœur de l’ascension d’Uber sa capacité à capter et fidéliser des utilisateurs. Deux profils sont ciblés : les passagers, en quête de chauffeurs ; et les chauffeurs, en quête de passagers. Son modèle économique repose dès lors sur la mise en relation de ces acteurs par l’intermédiaire d’une plateforme numérique. L’enjeu est de réussir à instituer cette plateforme comme référence vers laquelle ils ont intérêt à converger, augmentant de fait l’attractivité du service. Plus son nombre d’utilisateur.trice.s est important, et plus son utilité et sa valeur croissent. Uber illustre ainsi parfaitement le principe de l’« effet de réseau ». En parvenant à conquérir ces publics, la start-up écrase peu à peu la concurrence et impose ses tarifs et conditions au marché.

Conquérante, mais déficitaire ! En effet, Sophie Bernard crée la surprise en annonçant que malgré une croissance exponentielle des recettes, Uber ne parvient pas à atteindre l’équilibre en raison de ses pertes colossales. Contrairement à Google ou Facebook, qui tirent parti d’économies d’échelle grâce à des services facilement déployables d’un territoire à l’autre, l’activité d’Uber impose des coûts de démarrage conséquents à chaque implantation dans une nouvelle ville ou pays. Ces coûts, détaillés par l’autrice, sont directement corrélés aux stratégies de conquête mises en œuvre par l’entreprise. Celles-ci s’articulent autour de trois approches.

Interface de l’onglet « services » sur l’application Uber : variété de prestations proposées et mise en avant des promotions du jour
Auteurs, capture d’écran prise le 23/04/2025

La première consiste en une vaste opération séduction. Côté passagers : une application simple et rapide à utiliser, des prix attractifs, une panoplie d’offres spéciales, un système de parrainage, et un excédent de chauffeurs par rapport à la demande pour garantir des courses fréquentes. Côté chauffeurs : des campagnes publicitaires massives martelant la promesse d’une ascension sociale par l’accès à l’auto-entreprenariat via Uber, et surtout, de nombreux systèmes de primes.

Pour la seconde, Uber passe du glamour au caméléon. Pour chaque lancement sur un nouveau territoire, l’entreprise s’adapte aux contextes institutionnels et politiques locaux en inscrivant ses chauffeurs dans les cadres légaux qui minimisent les barrières à l’entrée. Sophie Bernard le démontre par les cas de Paris, Londres, et Montréal, où les statuts des chauffeurs Uber varient (VTC, minicabs, ou covoitureurs).

Avec la troisième, la plateforme fait sa loi ! D’abord, en jouant sur l’ambiguïté de son statut d’entreprise technologique pour échapper aux réglementations du secteur des transports. Une position dénoncée par les taxis pour concurrence déloyale. Ensuite, en forçant les autorités locales à « s’adapter à l’innovation  » en outrepassant les lois, quitte à assumer de longues batailles juridiques. Batailles qui érigent Uber en parangon de vertu, défenseur du « progrès technologique et de la liberté économique face aux régulateurs corrompus qui protègent le cartel des taxis. » (p. 29). Enfin, en mettant en œuvre une intense activité de lobbying pour faire changer les réglementations locales, comme en témoignent les « Uber Files » publiés en 2022.

Main d’œuvre ou entrepreneur ?

Fidéliser sans recruter, voici le tour de force d’Uber. Par son statut d’entreprise technologique et son service de mise en relation des conducteurs et des clientes, Uber n’a pas besoin d’employer ces chauffeurs. Pour autant, l’entreprise dispose d’une réserve de chauffeurs suffisante et fidèle prête à répondre à la demande. Qui sont ces nouveaux travailleurs indépendants qui prennent tous les risques ?

Système de notation des chauffeurs par les clients Uber (visible uniquement par les chauffeurs)
Capture d’écran de Moran Kerinec

Parmi son vivier de chauffeurs, les populations racisées sont surreprésentées. État de fait auquel fut confrontée Sophie Bernard, dont l’échantillon d’enquêtés est principalement composé d’hommes racisés âgés de 21 à 69 ans. Le statut d’indépendant que propose Uber devient une offre séduisante pour ce public qui occupe une place singulière généralement en marge de l’emploi. Ils se voient souvent attribuer le «  sale boulot » [1], assignés à des postes peu considérés sur la scène professionnelle, et sont davantage sujets au chômage. Ainsi, cette promesse d’une ascension sociale par l’indépendance devient possible par «  les faibles barrières à l’entrée (…), et la promesse de rémunérations élevées » (p. 99).

Par ce travail de recherche, Sophie Bernard propose une typologie des chauffeurs racisés par la mise en lumière de leur rapport au travail et au sens qu’ils lui donnent. Elle distingue ainsi deux grandes catégories : ceux pour qui l’indépendance permet «  d’atténuer un déclassement » (p. 101) et ceux pour qui l’indépendance permet «  d’échapper à leur assignation sociale et raciale  » (p. 101). Ces deux catégories de chauffeurs se distinguent à la fois par leur rapport aux bénéfices (réels ou irréels) de l’indépendance, mais surtout par leurs origines sociales, leurs niveaux de diplômes et leurs pays d’implantation.

Déclassés, mais pas trop. Pour les chauffeurs de la première catégorie, Uber et surtout l’indépendance, représentent un moyen pour contrer la déqualification professionnelle et le déclassement social qu’ils auraient connu en occupant un emploi moins rémunéré et moins qualifié. Situation que leur scolarité permettait théoriquement d’éviter. En effet, on retrouve parmi ces chauffeurs «  des individus diplômés et/ou expérimentés issus des catégories supérieures ou moyennes supérieures, dont les diplômes et les expériences professionnelles ne sont pas reconnus, ou en deçà de leurs attentes » (p. 101).

Indépendant «  solo », la seule voie. Pour ceux de la seconde catégorie, Uber devient leur seule opportunité d’accès au marché du travail et d’amélioration de leurs conditions. Ils se distinguent de leurs homologues par leur niveau de scolarité, leurs origines sociales et leurs possibilités d’insertion professionnelle. En effet, ceux-ci sont peu diplômés, plutôt issus des catégories populaires et promis à des emplois peu ou pas qualifiés.

Outre le fait que ces chauffeurs partagent la caractéristique d’appartenir à un public racisé, ils voient surtout en Uber et dans l’auto-indépendance une possibilité de sortir de la précarité et la promesse d’une ascension sociale. Les promesses sont-elles tenues ?

L’indépendance, mais à quel coût ?

La plateformisation du travail vient redessiner les contours de la scène professionnelle. Uber a réussi à avoir une masse salariale sans que cela soit légal de la nommer telle quelle. Les chauffeurs d’Uber ont, en effet, le statut d’indépendant et non de salarié, ce qui n’entraîne pas les mêmes risques pour les deux parties.

D’un côté, une entreprise mondialement implantée profitant du prestige que connaît le statut d’indépendant pour limiter ces charges et faire peser tous les risques sur ses utilisateurs. Et de l’autre des travailleurs indépendants précarisés qui croient en la promesse d’une élévation sociale par l’entreprenariat.

En reposant sur un système de sous-traitance, la plateforme a réussi à rendre les travailleurs indépendants dépendant de l’application. Ce n’est plus Uber qui a besoin d’un vivier de main d’œuvre mais c’est le vivier de main d’œuvre qui a besoin d’Uber. Cette (in)dépendance entraîne avec elle un report des risques et des charges (achat du véhicule, assurances, essences, cotisation …) sur ces travailleurs. Ainsi, les chauffeurs se retrouvent d’abord dans le déficit avant de pouvoir être dans le bénéfice, obligeant ces derniers à mettre des stratégies en place. À ce titre, beaucoup étendent leur plage horaire hebdomadaire de travail, allant jusqu’à l’ultra-flexibilité, pour essayer de couvrir leurs dépenses.

Mobilisation organisée par le groupe parlementaire européen « The Left »
à l’occasion du Transnational Forum on Alternatives to Uberisation le 8 Septembre 2022 à Brussels
Source : The Left

Si l’ultra-flexibilité de l’activité professionnelle est une première facette distinctive du travail des plateformes, Sophie Bernard pointe sa seconde dimension fondamentale : le « management algorithmique ». L’autrice construit ainsi son analyse à partir d’une définition proposée par Mareike Möhlmann et Lior Zalmanson (2017) : « la surveillance, la gouvernance et les pratiques de contrôle menées par des algorithmes sur de nombreux travailleurs à distance ». Croyant accéder à l’indépendance, les travailleurs Uber se voient ainsi confrontés à une nouvelle figure managériale : désincarnée, automatisée, aux règles de fonctionnement instables et opaques, qui quantifie et évalue en permanence leurs comportements et performances.

Attribution des courses, modification des tarifs, motifs de suspension ou de désactivation du compte d’un chauffeur, des facteurs qui constituent autant de paramètres régulés par cette boîte noire qui, sans préavis ni justifications, peuvent soudainement évoluer. Une imprévisibilité source d’incertitude pour les chauffeurs. Cette imprévisibilité se voit amplifiée par le procédé de décentralisation et de distribution de la charge managériale aux clients, notant et commentant assidûment les prestations des chauffeurs sur la plateforme. Par ce procédé, l’algorithme vient ainsi réifier la figure du client roi, dont une mauvaise note, parfois attribuée avec légèreté, s’avère pourtant porteuse de lourdes conséquences pour les chauffeurs.

Pensant accéder à l’indépendance, les chauffeurs Uber se retrouvent pris en étau entre l’algorithme, les clients, et les contraintes de leur statut (précarisation et ultra-flexibilité). Pensant jouer à un nouveau jeu, les cartes de la gouvernance se retrouvent distribuées en défaveur de ce public racisé déjà préalablement désavantagés. L’ouvrage de Sophie Bernard trouve ainsi écho avec l’actualité et nourrit le débat public, à l’heure où une nouvelle Directive Européenne (2024/2831) sur la présomption de salariat des travailleur.euse.s des plateformes, adoptée en octobre 2024, devra être appliquée dans les différents pays Européens en 2025.

Sophie Bernard, UberUsés : Le capitalisme racial de plateforme à Paris, Londres et Montréal, Paris, Puf, 2023, 304 p., 17 €.

par Léa Massavie & David Rodriguez, le 30 avril

Aller plus loin

 Everett Hughes, « The Work and the Self », in John Roher, Muzafer Sherif (dir.), Social Psychology at the Crossroads, New York, Harper & Row, 1951, p. 313-323.
Dalia Gebrial, « Racial platform capitalism : Empire, migration and the making of Uber in London », Environment and Planning A : Economy and Space, vol. 56, n° 4, 2022, p. 1170-1194.
 Mareike Möhlmann, Lior Zalmanson, Hands on the wheel : Navigating algorithmic management and Uber drivers’ autonomy, Proceedings of the 38th International Conference on Information Systems (ICIS), Séoul, 10 -13 décembre 2017, 17 p.
 Sarah Abdelnour, Dominique Méda (dir.) : Les nouveaux travailleurs des applis, Puf/Vie des idées, 2019, 113 p., 9, 50 €.

Pour citer cet article :

Léa Massavie & David Rodriguez, « L’entreprenariat pour tous ? », La Vie des idées , 30 avril 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-entreprenariat-pour-tous

Nota bene :

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Notes

[1Selon le terme emprunté à Everett C. Hughes (1951).

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