Recensé : Sylvain Laurens et Frédéric Neyrat, Enquêter : de quel droit ? Menaces sur l’enquête en sciences sociales, 2010.
Cet ouvrage collectif coordonné par Sylvain Laurens et Frédéric Neyrat, dont le projet est né lors d’un colloque qui s’est tenu à l’Université de Limoges en 2009, se propose de faire état des menaces, notamment juridiques, qui pèsent sur l’enquête en sciences sociales et de réfléchir à de possibles solutions collectives qui permettraient de les contrer, voire d’établir, proposition rare, un véritable « droit à l’enquête ».
Il est grand temps, en effet, que la communauté française des chercheurs en sciences sociales se penche sur ce dossier, comme le montrent les cas dont fait état le livre : procès intentés à des chercheurs par leurs enquêtés (chapitre de Juan Torreiro et Isabelle Sommier), livres retirés suite à des menaces de poursuite par des enquêtés (dans l’interview d’Alain Oriot, responsable des éditions du Croquant), demande de droit de réponse par une enquêtée suite à une publication (chapitre de Delphine Naudier), rapports enterrés par leurs commanditaires (chapitre de Elisabeth Dugué et Guillaume Malochet). Le livre constitue même, pour reprendre des mots de la conclusion, un « retournement de problématique » : désormais, il ne s’agirait plus pour les chercheurs de réfléchir aux moyens de défendre leurs enquêtés, notamment les plus vulnérables d’entre eux, mais de trouver comment se défendre de leurs enquêtés, notamment des procès que les plus dominants d’entre eux pourraient leur intenter. Il faut donc d’emblée saluer ce livre pour avoir soulevé le problème dans des chapitres tous de grande qualité. Il convient aussi de souligner le fait que le livre ne défend pas une position, mais rend compte de points de vue différents, voire opposés, faisant état de débats qui sont loin d’être tranchés, notamment quant à l’opportunité d’une charte éthique pour prévenir les conflits potentiels entre des chercheurs et leurs enquêtés ou leurs commanditaires (opportunité défendue par Carine Vassy et rejetée par Mustapha El Miri et Philippe Masson).
Le livre est structuré en trois parties encadrées par une introduction et une conclusion rédigées pas les directeurs de l’ouvrage. La première revient sur les différentes affaires. La troisième s’interroge sur les tentatives, à ce jour inabouties, de mettre en place une charte déontologique avalisée par l’Association Française de Sociologie.
La deuxième partie, à laquelle il sera fait peu de place ici, montre comment on négocie in situ la tension entre normes juridiques et éthique personnelle. Y sont posées les questions de la fidélité du chercheur à ses alliés sur le terrain, celle des des choix d’anonymisation, de l’utilisation juridiquement mais aussi éthiquement correcte des images, et surtout de la tension entre normes juridiques et éthique du métier de sociologue (dans l’entretien avec Pinar Selek, sociologue turque incarcérée pour ne pas avoir voulu révéler à l’Etat turc les noms de ses enquêtés, des militants du mouvement kurde). Malgré l’intérêt individuel des chapitres, il nous semble néanmoins que la question des choix éthiques qui se posent à chacun sur le terrain a été davantage traitée, y compris en langue française [1]
, et qu’elle est moins bien reliée à la problématique centrale de l’ouvrage. Face à l’impossibilité de rendre dans le détail la richesse des cas présentés, nous avons choisi de mettre l’accent sur des questions transversales qui ressortent comme centrales.
Quand les enquêtés n’aiment pas leur « portrait sociologique »
Depuis que les anthropologues (dont on peut s’étonner que les travaux ne soient pas davantage mobilisés dans cet ouvrage) se sont aperçus que « les indigènes répondent » [2], ils ont longuement réfléchi à la question des réactions produites par leurs écrits. Ces « réponses » ont été à juste titre analysées par la discipline anthropologique comme un rappel à l’ordre remettant en cause la toute-puissance de l’autorité ethnographique [3] et impliquant la naissance de nouvelles manières de faire, plus attentives aux points de vue indigènes et aux implications politiques des écrits anthropologiques.
Le mécontentement des enquêtés face au miroir que les chercheurs en sciences sociales leur tendent n’est donc pas nouveau. Ce qui a changé, comme le soulignent les coordinateurs du livre, c’est la judiciarisation de ce mécontentement. Les chercheurs et leurs employeurs, n’y sont pas préparés, à la différence des journalistes, assistés par les avocats des publications pour lesquels ils travaillent.
Pour comprendre la recrudescence de procès intentés à des chercheurs en sciences sociales, différents processus concomitants sont évoqués : la circulation accrue des écrits scientifiques (notamment via internet car il suffit désormais de googoliser le chercheur pour tomber sur ses écrits), la multiplication des instances bureaucratiques chargés de financer ou d’évaluer la recherche, et surtout une judiciarisation croissante des rapports sociaux. Il faut préciser que ces poursuites surgissent toujours après des publications ou interviews, jamais pour un conflit qui concernerait les relations entre le chercheur et ses enquêtés sur le terrain. C’est donc le droit de la communication qui est le plus sollicité, celui qui encadre juridiquement chaque publication liée aux résultats de la recherche. On oppose aux chercheurs deux types d’accusations : la diffamation et l’atteinte à la vie privée.
Diffamation
Juan Torreiro et Isabelle Sommier ont été attaqués en justice fin 2008 par la Confédération savoisienne, un groupe indépendantiste. Dans La France rebelle, les chercheurs avaient soutenu que le groupe était « partisan du recours à la violence », signifiant par là que, bien que n’étant pas pratiquée, la violence est reconnue par le mouvement comme un répertoire d’action légitime. C’est ce qui leur a valu une plainte pour diffamation. En effet, ce discours légitimant la violence est à usage interne, et ne s’affiche pas à l’extérieur afin de préserver la réputation de l’association. Le groupe attaque donc, non pas parce que les chercheurs n’ont pas respecté le droit des enquêtés, mais parce que le résultat de leur travail met en cause certains de ses intérêts.
Les chercheurs ont été condamnés en première instance à payer 20.000 euros d’amende, avant d’être relaxés en appel, pour un vice de procédure. Le passionnant article qui revient sur cette expérience explique l’issue du premier procès par le fait que la logique juridique d’administration de la preuve diffère profondément de ce qui fonde la validité scientifique d’un savoir en sciences sociales. Le juge se montre en effet indifférent au contexte d’interprétation, pourtant central dans des enquêtes qualitatives comme celle jugée. Les débats portent sur la « qualité de l’enquête », qualité qui a été jugée insuffisante pour prouver ce que les chercheurs avançaient. Le risque est alors grand de glisser vers la détermination juridique des critères définissant la qualité scientifique d’un texte sociologique, ce qui représenterait une perte d’autonomie inacceptable.
Deux autres procès en diffamation sont évoquées dans l’introduction du livre : Alain Garrigou poursuivi en 2009 par Patrick Buisson (conseiller de la présidence) pour une interview donnée dans Libération, et Karoline Postel-Vinay, poursuivie en 2010 par une fondation franco-japonaise qui se réclame d’une figure bien connue du fascisme japonais (les deux chercheurs ont été acquittés). D’autres affaires se sont rajoutées depuis, comme celle de Thomas Clay, doyen de la faculté de droit de Versailles, poursuivi en diffamation par Bernard Tapie pour avoir émis des doutes sur la légalité de l’arbitrage dont il a profité dans une interview qu’il a donnée au Nouvel Obs en mars 2011.
Ce chef d’inculpation semble donc particulièrement prisé par les groupes mobilisés et les hommes politiques. Les enquêtes portant sur ces sujets (ou en tout cas la diffusion de leurs résultats) nous semblant particulièrement en danger, on aurait aimé voir les coordinateurs du livre soulever la question. Leur introduction décrit bien comment, aux États-Unis, plus les sujets portent sur des groupes mobilisés et actifs susceptibles d’attaquer en justice telle ou telle université, plus les comités d’éthique de ces universités sont instrumentalisés afin de contrecarrer tout projet qui pourrait s’avérer gênant. Mais rien n’est dit sur le cas français. Or, la sociologie politique française fondée sur des enquêtes qualitatives, voire ethnographiques, capables de saisir les mouvements de l’intérieur et donc de dépasser la seule image publique que ces derniers veulent donner d’eux-mêmes, est à notre sens particulièrement susceptible de susciter le mécontentement des mouvements enquêtés et d’aboutir éventuellement à une action judiciaire de leur part. Ce risque nous semble d’autant plus fort que le chercheur est loin des positions du groupe enquêté et que l’alliance entre le groupe et « son » chercheur est donc fragile. Est-ce un hasard si les cas cités dans le livre concernent des mouvements (indépendantistes savoyards et mouvement d’extrême droite japonais) ou des tendances politiques (droite sarkozyste) qui ne suscitent pas l’engouement des chercheurs incriminés ? Certes, ces conclusions sont hâtives et d’autres cas devraient étayer ce constat, mais la question méritait, nous semble-t-il, d’être posée [4].
Atteinte à la vie privée
Un autre chef d’inculpation mobilisé par des enquêtés est celui d’atteinte à la vie privée, notamment quand les publications reconstituent des trajectoires individuelles. Selon Delphine Naudier, le problème concerne notamment les travaux prenant pour objet des personnalités publiques difficilement anonymisables si on veut administrer correctment la preuve. Ces entrepreneurs en représentation voient leur entreprise biographique directement concurrencée par l’analyse sociologique et peuvent tenter de résoudre un potentiel conflit d’intérêt en la matière en recourant à la justice, qu’ils ont les ressources culturelles et économiques de saisir.
L’entretien avec Alain Oriot, responsable des éditions du Croquant, qui revient sur le retrait des librairies du livre de Frédéric Chateigner portant sur un atelier d’écriture, montre pourtant que ce risque peut aussi concerner des travaux traitant d’anonymes. La menace d’une procédure vient en effet de la responsable de l’atelier. Celle-ci, étant dépeinte comme un écrivain non légitime, craignait la mauvaise publicité que lui aurait valu ce portrait au cas où, malgré l’anonymisation, elle y aurait été reconnue par le petit milieu des ateliers d’écriture. L’éditeur souligne d’ailleurs sa surprise à se voir intenter un procès par une anonyme plutôt que par l’État ou des politiciens.
Comme le souligne Delphine Naudier, au delà du caractère public des personnalités enquêtées, il y aurait donc des catégories particulièrement sensibles aux représentations que produisent sur elles les analyses sociologiques. Elle range les écrivains (connus ou pas) dans cette catégorie susceptible de faire des retours particulièrement critiques face à des travaux sociologiques mettant à mal leur croyance en la singularité créatrice.
On aurait alors aimé en conclusion voir une réflexion sur les catégories qui pourraient être particulièrement portées à réagir à la violence de l’objectivation sociologique. Les directeurs de l’ouvrage dénoncent le fait que « on fait généralement place non aux droits des enquêtés en général, mais aux revendications de certains d’entre eux, les dominants ou les porte-paroles, qui veulent garder l’entière maîtrise des discours tenus sur eux » (p. 296). Mais, si les dominants sont certainement plus à-même de s’armer juridiquement, encore faudrait-il affiner ce constat. Delphine Naudier, dont l’article fait un usage exemplaire de la réflexivité, souligne la difficulté d’analyser des trajectoires sociales et littéraires d’agents en situation de fragilité dans différents champs, l’opération sociologique redoublant ici leur évincement du champ des vainqueurs. Ce n’est donc peut-être pas un hasard si les deux cas développés dans le livre concernent les réactions (par la plume ou au tribunal) de deux écrivaines en manque de reconnaissance. L’hypothèse mériterait d’être poussée plus loin : est-ce que les « vrais » dominants (à l’instar des enquêtés des Pinçon-Charlot à très fort capital social, culturel et économique [5]) se sentiraient moins, voire pas du tout, menacés par les sociologues alors que des catégories plus proches de ces derniers (comme les professions intellectuelles) et/ou à la légitimité plus fragile pourraient être plus sensibles à leurs analyses ? Pour répondre, il faudrait, comme le préconise Delphine Naudier, faire une sociologie de la réception des travaux sociologiques qui permettrait de mieux comprendre la violence ressentie par certains enquêtés.
Les chartes éthiques, réponse appropriée ou nouvelle contrainte ?
Une importation de l’usage américain de « l’éthique » peut à bon droit effrayer. Comme le montre la contribution de Carine Vassy, les premiers contrôles menés au nom de l’éthique aux États-Unis ont été mis en place dans les années 1960 et ont porté sur les recherches biomédicales. Suite à divers abus constatés dans ces recherches, le principe du « consentement éclairé » s’est imposé, ainsi que l’idée que certaines populations « vulnérables » doivent être particulièrement protégées. Dans les années 1980 ces principes deviennent obligatoires et s’étendent aux sciences sociales. Les Universités renforcent ce contrôle en ouvrant des comités d’éthique (les Irb, Institutional Review Board) qui prétendent prévenir les tensions judiciaires que l’enquête peut susciter. Tout chercheur doit avoir l’aval de l’Irb de son Université pour pouvoir faire son enquête et bénéficier de financements. Or, comme le souligne Carine Vassy, la représentation de la science qui sous-tend les Irb s’inspire fortement de la science biomédicale dans laquelle le chercheur sait dès le début de son travail quelles hypothèses il veut tester. Les chercheurs en sciences sociales se plaignent alors que ces comités ignorent souvent les modalités de leur travail : comment faire signer des formulaires de consentement ou fournir une liste des personnes enquêtées avant que l’enquête ne commence ? Certaines recherches sont rendues impossibles, en premier lieu celles qui reposent sur des enquêtes ethnographiques [6].
En France, ce processus d’institutionnalisation de l’éthique est moins avancé, mais néanmoins en cours. Un contrôle du caractère éthique des recherches biomédicales existe, mais ne s’applique pas aux sciences sociales. Seuls quelques grands organismes de recherche ont crée des comités d’éthique qui interviennent à la demande des chercheurs, notamment lorsque ceux-ci ont besoin d’une attestation de conformité éthique pour travailler avec des institutions étrangères. Carine Vassy estime alors que ces comités sont au service des chercheurs. Il en irait autrement à l’INSERM, où le Comité de qualification institutionnel créerait des sérieuses difficultés aux sociologues de la santé (dont l’auteur fait partie). Composé uniquement de médecins, chercheurs en sciences de la vie, administratifs et juristes, ce comité méconnaitrait le fonctionnement d’une enquête en sciences sociales.
Pour ne pas se voir imposer des principes étrangers aux sciences sociales, ni devoir se conformer, comme aux Etats-Unis, aux critères de la science biomédicale, les sociologues auraient alors intérêt, selon Carine Vassy, à avoir une attitude proactive en se dotant eux-mêmes d’une charte déontologique qui tienne compte des spécificités de l’enquête en sciences sociales.
Mustapha El Miri et Philippe Masson pensent eux qu’il est impossible de codifier à l’avance le comportement des enquêteurs. Un contrôle éthique, comme l’obligation d’obtenir des autorisations (le fameux consentement), amènerait à étudier uniquement des institutions ou des groupes sociaux autorisant l’entrée, comme les administrations publiques et les classes populaires. Ils défendent donc la recherche incognito (qu’eux-mêmes pratiquent) pour enquêter des milieux davantage fermés, alors que les chartes éthiques ne sont généralement pas tendres avec cette méthode.
Leur scepticisme semble partagé par les sociologues français puisque la charte de déontologie, en cours d’élaboration depuis 2005, a été refusée dans sa première version lors du congrès de l’AFS d’avril 2009, puis dans sa troisième version, lors du dernier congrès ayant eu lieu à Grenoble du 5 au 7 juillet 2011 [7].
Les coordinateurs semblent se ranger du côté des sceptiques quand ils affirment en conclusion que « c’est en avançant sur le terrain que les cas de conscience éthiques vont éventuellement émerger. Comment imaginer, dès lors, pouvoir codifier a priori les usages déontologiques vertueux ? » (p. 294). Surtout, ils appellent les chercheurs à se préoccuper moins des droits des enquêtés (et des chartes qui les définiraient) et davantage d’un droit à l’enquête qu’ils appellent de leurs voeux. Ils militent alors pour l’émergence de normes juridiques qui tiennent compte des spécificités des recherches en sciences sociales, ou pour l’adaptation des normes existantes (comme le droit à la communication). Ils estiment qu’un tel droit à l’enquête ne pourra émerger qu’à travers une structuration internationale de la communauté de chercheurs. Une tentative en ce sens a depuis vu le jour, il s’agit du collectif Chercheurs sans frontières [8], mais la route qui mènerait à un « droit à l’enquête » semble encore longue.