Le mouvement transhumaniste naît aux États-Unis dans les années 1990, sous l’influence du philosophe Max More. Utopiste, celui-ci prône l’augmentation de l’humain grâce aux technosciences, et revendique un individualisme assumé, dans la ligne du libertarianisme anti-étatiste. More prétend ainsi poursuivre le programme d’émancipation des Lumières. Or, comme l’ont montré des observateurs extérieurs, cette auto-présentation passe sous silence d’autres influences majeures, quoique souterraines : eugénisme, cybernétique, millénarisme religieux, etc. Le livre d’Alexandre Moatti s’inscrit dans cette perspective de réévaluation en montrant que l’histoire du transhumanisme est en partie française. Issu d’une thèse d’habilitation à diriger des recherches, l’ouvrage est utile et intéressant, mais pas exempt de critiques.
L’idée d’un transhumanisme à la française est contre-intuitive, tant ce courant a l’air américain. Moatti justifie sa démarche en soulignant que l’inventeur du terme « transhumanisme » est l’ingénieur français Jean Coutrot, qui cherchait une méthode pour surmonter les contradictions de l’humanité, notamment entre individu et société. Moatti s’appuie aussi sur une définition très large : négligeant la dimension technologique de la transformation de l’homme, il estime transhumanistes tous les discours « qui spécifient ou laissent entendre un autre type d’humain, en l’exaltant, en le redoutant, ou simplement en l’évoquant » (p. 12). Avec une telle extension du concept, on ne peut qu’admettre l’existence d’un transhumanisme français. Mais à ce compte, on pourrait considérer comme transhumanistes même les pythagoriciens ou les gnostiques, qui eux aussi envisageaient la possibilité d’un homme nouveau. Heureusement, cette définition extensive n’empêche pas l’auteur de cibler son sujet avec précision : les essais et les médias en France, de 1930 à 1980. La périodisation donne sa structure à l’ouvrage, qui brosse une série de portraits.
De l’amélioration biologique au cybernanthrope
L’avant-guerre voit se développer une biologie eugéniste. Selon Moatti, Georges Duhamel oppose une voie européenne d’amélioration de l’homme par la biologie à une supposée volonté américaine (et soviétique) de réduire l’humain à la machine. Proche de l’extrême-droite, Alexis Carrel en appelle à une « androtechnie » afin de fabriquer une élite « biocratique » pour contrer la dégénérescence de la civilisation, malade de son développement scientifique et industriel.
La deuxième partie du livre est consacrée à Pierre Teilhard de Chardin et Jean Rostand, deux auteurs charnières, influents avant et après la Seconde Guerre mondiale. L’analyse de la geste théologico-évolutionniste du paléoanthropologue jésuite est très fine, même si l’on regrette la brièveté des développements sur Julian Huxley (ami de Teilhard) et sur la controverse actuelle quant au caractère pro- ou anti- transhumaniste de l’auteur du Phénomène humain. Quant à Jean Rostand, il est dépeint en demi-savant, vulgarisateur prolixe peu au fait de la génétique et de la théorie de l’évolution, et déconnecté des réseaux scientifiques. Craignant lui aussi la dégénérescence de l’humanité – ce qui apparaît décidément comme un lieu commun de l’époque –, Rostand est obsédé par la possibilité de faire de l’humain un homo sapientor, grâce à l’eugénisme, la manipulation chromosomique et la pharmacologie.
Après-guerre, les thématiques se déplacent. Des écrivains rêvent d’ôter à l’humain son statut privilégié : Michel Butor utilise le mot « transhumanisme » pour viser à « retrouver les vertus animales, inventer des vertus mécaniques » (Butor, cité p. 170) pendant que Jacques Audiberti forge le terme « abhumanisme » afin d’en finir avec l’« anthropochauvinisme » (Audiberti, cité p. 161) faisant de l’Homme la finalité de l’évolution. Les années 1960 marquent surtout l’irruption d’un imaginaire d’ingénierie venu des États-Unis qui semble signer l’échec de la voie européenne de Georges Duhamel. En 1962, la revue d’anticipation Planète publie un article sur le cyborg (abréviation de cybernetic organism), mot inventé à peine deux ans plus tôt par Manfred E. Clynes et Nathan S. Kline pour désigner un être humain augmenté par des dispositifs mécaniques et électroniques. Le moins que l’on puisse dire est que l’enthousiasme des intellectuels français n’est pas au rendez-vous. Si quelques auteurs utilisent le terme de manière positive, c’est de façon incrédule que Jacques Ellul recourt à la francisation kibert, tandis qu’Henri Lefebvre décrit un « cybernanthrope » réduit à ses besoins, façonné par la science pour correspondre aux exigences du capitalisme.
Ces discours sur le cyborg sont pour Moatti le signe d’un « glissement de la biologie évolutionniste vers la cybernétique et l’électronique quant à la représentation de l’homme augmenté du futur » (p. 184), rendant la France réceptive au transhumanisme tel qu’il se diffuse aujourd’hui. L’auteur nous paraît avoir à la fois raison et tort sur ce point. Raison parce qu’effectivement, le transhumanisme contemporain développe à foison les thèmes de l’informatique et de l’intelligence artificielle, qu’on peine à trouver dans les discours français du milieu du XXe siècle (quoiqu’il faudrait jeter un coup d’œil sur la diffusion de la cybernétique en Europe à partir des années 1950). Mais tort aussi, et c’est ici qu’Aux racines du transhumanisme révèle son aspect frustrant.
De quel transhumanisme s’agit-il ?
En effet, si l’auteur fait montre d’une indiscutable maîtrise de son sujet – la France des années 1930 à 1980 –, il n’en va pas de même pour ce qui sort de ce cadre. Passons sur les imprécisions et erreurs de détail : Manfred Clynes n’est pas médecin mais musicien et autodidacte en physiologie (p. 178), Clotilde de Vaux n’était pas la seconde épouse d’Auguste Comte (note 52, p. 217), il est difficile de parler d’« un évolutionnisme avant la lettre dans la loi des trois états » (p. 23, nous soulignons) dans la mesure où le principe de l’évolution remonte au moins à Lamarck.
Ce qui est problématique, c’est la vision trop partielle du transhumanisme contemporain, qui biaise la perspective de l’auteur. Ces défauts de perception ont trait à la technique, la philosophie et la politique. En ce qui concerne la technique, il est vrai que les transhumanistes contemporains discutent beaucoup d’intelligence artificielle et de robotique. Mais il faut ajouter qu’ils n’ont pas abandonné pour autant les questions d’amélioration biologique de l’humain (voir le récent livre de Bernard Baertschi, ou La mort de la mort, de Laurent Alexandre, un classique de la littérature transhumaniste française que Moatti ne mentionne pas une seule fois alors qu’il cite abondamment La guerre des intelligences, du même auteur). Pour ce qui est de la philosophie, Moatti semble ignorer l’influence sur le transhumanisme du postmodernisme et du postféminisme, issus entre autres de Nietzsche et de la French Theory. Ces courants, qui voient dans la technique un moyen pour contester l’idée d’une nature humaine intangible, auraient mérité une comparaison avec l’abhumanisme d’Audiberti analysé par Moatti. Toutefois, le biais le plus grave est politique. Bien qu’il prenne soin de préciser qu’il parle d’« une partie du transhumanisme contemporain » (p. 203), Moatti le réduit à sa variante libertarienne théorisée par Max More, passant sous silence la fraction aujourd’hui dominante, à savoir le technoprogressisme. Or ce transhumanisme social-démocrate, désireux de faire bénéficier toute l’humanité des techniques d’amélioration de l’humain, fait écho à celui de Coutrot. Une prise en compte de ce courant majoritaire aurait conduit l’auteur à une vision plus nuancée.
Ces commentaires invitent à relativiser certaines analyses de l’ouvrage, mais en aucun cas à le remettre en cause. Moatti a lui-même la sagesse d’appeler, pour compléter ses analyses, à la constitution d’études transhumanistes au sein de la discipline historique, « l’étude ici achevée étant un des tomes possibles d’un tel projet » (p. 201).
Réponse de l’Auteur
Je souhaite répondre comme suit à la recension ci-dessus.
Selon le recenseur, je m’appuierais « sur une définition très large [du transhumanisme], négligeant la dimension technologique de la transformation de l’homme » : moi qui suis de formation scientifique, qui ai beaucoup travaillé depuis 15 ans sur les dévoiements de la science, ne me suis au contraire intéressé au transhumanisme que par l’aspect scientifique et technique, écartant toute autre approche d’un « homme nouveau » à caractère uniquement politique (je l’indique dès mon introduction, p. ex. p.15 à propos de G. Valois ou de Marinetti).
Sur ce lien à la science et la technique du transhumanisme (preuve que je m’y intéresse – et ne m’intéresse qu’à cela), j’aurais selon lui privilégié l’approche informatique ou cybernétique à l’approche d’amélioration biologique. L’argument fait sourire quand je consacre de longs chapitres à la biocratie de Carrel, au surhumain du biologiste Rostand ou à la notion d’anthropotechnie, éminemment liée à la biologie. Et même sur le transhumanisme contemporain (quand j’aborde ce thème qui n’est pas central pour moi), je rappelle avec Alexandre Klein que « les transhumanistes ne pourront, s’ils veulent réaliser leur programme, faire l’impasse du corps humain […] tout les ramènera vers la biologie et la physiologie ».
Sur « l’influence sur le transhumanisme du postmodernisme et du postféminisme », ce n’est absolument pas mon propos. Peut-être le recenseur veut-il signifier que j’aurais pu inclure « Nietzsche et la French Theory » dans ma perspective historique : mais là, injonction contradictoire de sa part, on s’éloigne à mon sens pour de bon du lien à la technique et à la science ! Et je revendique une approche qui n’est pas philosophique : si je me suis intéressé à l’abhumanisme d’Audiberti (certainement pas un philosophe, d’ailleurs), c’est d’abord à cause du terme, et en référence aux préfixes à humanisme étudiés par G. Hottois (mais pas celui-là, justement) ; l’approche par la terminologie me paraît intéressante, comme je le rappelle à plusieurs reprises.
Enfin, sur l’approche politique, qui serait le principal point de divergence entre le recenseur et moi, j’aurais passé sous silence un « transhumanisme social-démocrate » au profit d’un « transhumanisme libertarien », qui m’aurait conduit à une position peu nuancée. En dehors du fait que mon ouvrage est historique et non politique, je m’appuie en conclusion sur P.-A. Rosental pour rappeler le lien entre eugénisme et social-démocratie (Suède, USA) dans les années 1950-60 ; et si dans cette conclusion je me permets de donner une position politique personnelle, oui en effet il m’est difficile d’avoir une position nuancée sur le transhumanisme contemporain.
En synthèse, et à ce dernier propos, cette recension me paraît en dire plus sur les positionnements disciplinaires universitaires que sur mon ouvrage lui-même : oui, l’on peut faire de l’histoire sans faire de philosophie ni d’histoire de la philosophie. Surtout, l’on peut s’intéresser aux racines d’une notion sans nécessairement s’intéresser à la notion contemporaine (ce que je revendique en avant-propos, en expliquant comment), à la différence d’un certain nombre de philosophes qui voient dans le transhumanisme contemporain matière à réfléchir, toujours et encore, sur la nature humaine et sur un inaccessible humanisme.
Alexandre Moatti
Chercheur associé HDR à l’Université de Paris
Alexandre Moatti, Aux racines du transhumanisme. France 1930-1980, Paris, Odile Jacob, coll. « Histoire », 2020, 272 p.