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Recension International Arts

L’art au renfort de la justice

À propos de : Franck Leibovici et Julien Seroussi, muzungu à la cpi (des œuvres-outils), École Nationale Supérieure des Beaux-Arts


par Raluca Enescu , le 27 décembre


Lors de tout procès qui se tient à la Cour Pénale Internationale, les juges traitent des centaines d’éléments de preuve afin de rendre leur verdict. Les œuvres-outils tranchent dans la masse des données et offrent un raccourci artistique et visuel indispensable à l’administration de la justice.

Lors d’un colloque réunissant des historiens du droit, un intervenant a affirmé avec aplomb que tous prétendaient connaître Surveiller et punir, mais peu semblaient l’avoir lu. Il en va de même de la Cour Pénale Internationale (CPI) : tous la connaissent, mais peu savent ce qu’il s’y passe réellement. Nul besoin de confesser l’état de nos connaissances, car le livre muzungu à la cpi : des œuvres-outils fournit un accès bienveillant à la CPI, et ce quel que soit l’état de nos connaissances sur cette institution. À la différence des tribunaux ad hoc créés pour juger les crimes commis durant les conflits au Rwanda et en ex-Yougoslavie puis dissous quelques années plus tard, la CPI entre en vigueur en tant que juridiction pénale permanente en 2002. Elle juge les personnes accusées de crimes graves tels que les génocides et les crimes contre l’humanité. Sa création ainsi que son fonctionnement sont inscrits dans le Statut de Rome, un traité adopté en 1998 par 120 États lors d’une conférence convoquée par l’Assemblée générale des Nations Unies. Celui-ci établit ainsi sa compétence internationale pour juger les crimes commis uniquement après cette date.

L’ouvrage surprend par ses dimensions généreuses qui ouvrent la voie à une mise en page aérée et de grandes images mettant en scène le matériel du procès. L’objectif premier est à la fois simple et monumental, puisqu’il s’agit de nous faire découvrir la CPI à travers un procès présenté au moyen de diverses approches artistiques. Les premières images sur double page nous immergent rapidement dans l’atmosphère imposante de l’institution. Au lieu d’y accéder par la porte d’entrée principale, les auteurs nous font prendre le tunnel souterrain par lequel passe le matériel technique, les caisses de dossiers, et peut-être aussi les accusés. La deuxième image en double page présente la mire d’un moniteur utilisé pour diffuser par internet les audiences qui seront toujours montrées avec trente minutes d’écart pour pixelliser ou biper certains passages. Ces deux voies illustrent la manière dont les auteurs privilégient une exploration socio-technique de la cour.

L’œuvre-outil

Le concept central de l’ouvrage est celui d’œuvre-outil, un dispositif pouvant selon le contexte être perçu comme une œuvre d’art ou un outil permettant de réaliser des opérations dans un cadre donné. Dans le cas présent, ce sera la formation d’un jugement dans le procès qui s’est tenu entre 2009 et 2014 contre deux chefs de milice congolais, Germain Katanga et Mathieu Ngudjolo, accusés de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. Plus spécifiquement, ils auraient perpétré à l’aide d’enfants soldats l’attaque du village de Bogoro dans la province de l’Ituri le 23 mars 2002. La chaîne de commandement ainsi que l’âge des soldats, pourtant impossible à déterminer, sont les piliers de la stratégie du procureur : s’ils ont moins de 15 ans, leur obéissance aux ordres des chefs de milice est quasi automatique. La partie centrale de l’ouvrage, intitulée des œuvres-outils pour mieux saisir les faits, présente les œuvres-outils produites entre 2016 et 2022, là où les auteurs perçoivent un blocage ou une zone d’ombre dans le procès et la compréhension des faits.

Les auteurs forment une paire idéale et ils ne cessent de le prouver au fil des pages. Le sociologue Julien Seroussi rejoint l’équipe du juge Bruno Cotte six mois avant l’ouverture des débats que ce dernier préside d’une main de maître. Un sociologue assistant aux chambres, c’est bien une première pour laquelle il faut rassurer les juges et les parties en leur expliquant que le sociologue n’est pas spécialiste du Congo et qu’il ne détient aucune information privilégiée. Sa tâche consiste à effectuer des recherches sur le Congo pour aider les juges à faire sens des faits et à adapter leurs questions au fil du procès. Franck Leibovici est artiste, poète et théoricien de l’art. Il s’empare habilement de conflits pour les rendre visibles au moyen d’outils inspirés provenant de la musique expérimentale et de la linguistique et présentés sous la forme d’expositions, de performances et de publications.

La décision de confirmation des charges établie par le bureau du procureur présente les allégations factuelles qui devront être prouvées durant le procès. La tradition accusatoire de la cour veut que seuls les éléments de preuve débattus en audience puissent être retenus par les juges pour former leur opinion, ceci afin de garantir leur impartialité. Les enquêtes sont menées avec peu de ressources, contrastant avec la mission de la cour. Certes, elle peut compter en théorie sur l’aide des polices nationales, mais celles-ci sont souvent impliquées dans les crimes à juger et vont donc protéger leurs membres.

L’entrée dans le procès se fait au moyen des matériaux. La cour met à disposition du public 643 éléments de preuves, plus en théorie qu’en pratique d’ailleurs. Personne n’avait demandé les éléments de preuve jusqu’à l’expérience des auteurs. Le format des vidéos doit être changé pour qu’elles puissent être éditées par exemple. Il a fallu mettre en place un protocole laborieux pour les déverrouiller. Après avoir surmonté les obstacles de leur accès, les auteurs peuvent enfin se délecter des transcriptions et enregistrements vidéo des audiences, des images et vidéos des éléments de preuve, et également avec les images produites durant les audiences lorsque les témoins dessinent schémas et plans de village. Les extraits des entretiens avec les juges et leurs assistants juridiques, les enquêteurs et les analystes du procureur, les sténotypistes et les interprètes, ainsi qu’avec les personnes de la régie audiovisuelle complémentent adroitement le tableau dressé de cette jeune institution.

L’importance de travailler avec le matériel public d’un procès est claire. Il s’agit de rendre possible l’application des protocoles de traitement à d’autres affaires. Les instruments doivent être transportables et applicables dans d’autres contextes. Les auteurs ont ainsi éludé la posture familière consistant à produire un commentaire depuis l’art sur le monde du droit. Leur apport est bien plus heuristique. Ils importent des productions artistiques ou poétiques dans le monde juridique afin de modifier les pratiques ordinaires des juristes. De ce fait, elles fonctionnent simultanément comme des œuvres d’art et comme des instruments, dont l’efficacité repose largement sur la collaboration des membres en place afin de mieux cerner leurs pratiques et leurs besoins.

Le dispositif

La présentation de douze œuvres-outils, une par chapitre, suit un style identique de présentation, facilitant ainsi l’immersion dans l’univers créé par les auteurs. Le titre de l’œuvre-outil est imprimé en grand sur la page de droite, le problème auquel la cour fait face dans un paragraphe sur la page de gauche, alors que les mots clés pour le résoudre qui représentent les opérations appliquées au matériel sont présentés en page de droite. Je prendrai pour illustrer l’approche de l’ouvrage le mot muzungu (chapitre XI) qui signifie « tourner en rond ». L’installation de cette œuvre-outil occupe un mur noir recouvert de peinture magnétique sur lequel les auteurs ont imprimé en format A4 l’intégralité des preuves documentaires du procès et des extraits des preuves testimoniales, des transcriptions des témoins, le tout encodé au moyen d’un système de mots clés et de codes couleurs (p. 210).

L’ingéniosité de ce système réside dans le fait que la liste des mots clés est ouverte. Elle peut être complétée par les visiteurs des expositions et surtout les juges et les analystes à la cour qui ne manqueront pas de produire leur propre liste qui intégrera les catégories relevant de l’affaire à juger. Les auteurs livrent donc un prototype dont la liste repart à zéro pour toute nouvelle affaire. Cette ouverture à d’autres contextes renforce le caractère d’outil de l’œuvre.

Des portants magnétiques permettent aux visiteurs ou au personnel juridique d’avoir une vision panoramique de l’ensemble des éléments de preuve d’un procès. Ils peuvent ainsi réaliser des gestes nouveaux selon différentes visions professionnelles, se libérant des classeurs à anneaux et des pochettes plastiques qui s’empilent sur les bureaux. Grâce au système de mots clés et d’encodage par couleurs, ils peuvent sélectionner certains éléments de preuve qui partagent le même mot clé et les réassembler sur les portants magnétiques de manière à produire des représentations en miniature, des condensés (image en p. 212).

En partant des images, il est possible de regarder ce qu’elles disent réellement plutôt que d’utiliser comme point de départ de leur raisonnement, à l’image des juges, la décision de confirmation des charges et ses allégations factuelles qu’il faudra prouver pendant les audiences pour parvenir à condamner l’accusé. On assiste alors à l’émergence de narrations qui n’avaient pas été prévues dans la narration même du procureur. Il s’agit d’ailleurs d’une pièce conversationnelle dans laquelle des médiateurs discutent l’agencement des pièces fait par les visiteurs. Une fois finalisée, une photographie du portant est prise puis envoyée à l’adresse de messagerie dédiée au projet. La raison pour laquelle j’ai voulu m’attarder sur muzungu tient à sa qualité première, sa capacité d’être utilisée dans d’autres affaires. Je pense notamment aux erreurs judiciaires qui pourraient ainsi gagner en visibilité si elles faisaient l’objet d’un traitement artistique similaire.

De par leur conception, et c’est là un argument solide des auteurs, les œuvres-outils s’adressent à différents publics. Elles sont bien sûr réalisées pour les juristes qui travaillent à la cour, mais également pour les communautés affectées par ces crimes. Elles sont faites pour les chercheurs en général, et pour le public artistique. Pour tous ces groupes, les œuvres déploient le processus de fabrication d’un jugement et permettent de se rendre compte du travail effectué par la cour. Les pratiques et les difficultés qu’elle rencontre dans une affaire donnée sont mises à jour et permettent de s’éloigner des considérations politiques qui prennent facilement le dessus lorsqu’il s’agit d’évaluer son travail. Cette approche expose la manière dont le droit se fait et puise dans le mouvement law in action. Traduit par loi en action ou droit pratique, ce mouvement examine l’interprétation et l’application des lois par les acteurs du système judiciaire ainsi que leur impact social sur les communautés.

La fabrique du jugement

Pour les juristes et les professionnels de la cour, la maîtrise du procès passe par une mise à distance des éléments culturels, comme s’il faut laver les faits de toute impureté contextuelle. Or le contraire se produit lorsque le rôle de commandant des féticheurs échappe à l’équipe du procureur. Il est dès lors impossible d’utiliser leur implication pour confirmer les allégations factuelles de l’accusation, car cet élément incriminant apparaît après la rédaction de la décision de confirmation des charges. Un sociologue dans l’équipe du procureur aurait sans doute pu pointer dans la bonne direction. Cette omission force le juge Cotte à déployer toute son ingéniosité pour requalifier les charges de Katanga grâce à la norme 55 du Règlement de la Cour. Les témoins du procureur ne sont pas crédibles et l’idée d’un plan commun aux deux accusés s’effondre. La carte des témoins du procureur et de la défense à deux couleurs (image en p. 194) illustre la diminution de la crédibilité des témoins qui soutiennent la condamnation de Ngudjolo, tandis que ce sont les témoins de la défense et l’accusé lui-même qui permettent de condamner Katanga pour complicité. Les témoins changent de force probante en fonction du contexte de leur utilisation. Il faut alors séparer les deux procès pour ouvrir la voie à la condamnation de Katanga en tant que complice.

L’acquittement de Ngudjolo devient inévitable en 2012, alors que Katanga est condamné à douze ans d’emprisonnement en 2014 pour complicité dans quatre chefs de crimes de guerre (meurtre, attaque contre une population civile, destruction des biens de l’ennemi et pillage) et un chef de crime contre l’humanité (meurtre). Être complice, c’est la qualification la moins grave dans l’arsenal de l’article 25.3 du Statut de Rome qui liste par ordre décroissant la gravité des types de responsabilité : directe, par incitation, par assistance, et complicité. Le passage de la responsabilité directe à la responsabilité par complicité demeure controversé : a-t-il bafoué les droits de la défense, ou permet-il la condamnation de l’accusé alors que son implication criminelle ne laisse plus aucun doute ? Il y a désaccord entre les trois juges qui composent la chambre de première instance et les auteurs se livrent ici à une distinction pertinente entre les cultures pénales des juges. La vérité juridique met en avant la stricte confirmation des allégations factuelles du procureur par les éléments de preuves alors que la vérité historique est celle qui émerge durant les audiences en construisant une narration qui colle le plus possible à la réalité des événements. Le premier type de juge est caractérisé de vérificateur alors que le second type de juge devient narrateur. Pour Bruno Cotte, juge narrateur, la vérité historique prévaut et il incite une juge vérificatrice à rédiger une longue opinion dissidente.

Les extraits d’entretien avec le juge Bruno Cotte offrent un éclairage précieux sur les pratiques d’un président de tribunal international et la fabrique d’un jugement : « écrire un jugement met en cause la compétence du juge, sa formation, son expérience, son engagement, sa puissance de travail, sa force de conviction, son aptitude à motiver une équipe... c’est sans nul doute une grande leçon d’humilité » (p. 205). La poésie arabe nous offre également un moment de réflexion délicieux sur la finalité de l’art et de la justice internationale. Le porte-parole de la CPI, Fadi Al Abdallah, complète habilement ces propos en rédigeant une « courte méditation sur le temps du droit et le temps de l’art » qui nous fait prendre un détour par la poésie arabe : les mots permettent de transformer en ruines les détritus causés par les conflits. Or les ruines sont « le lieu où le poète s’arrête, se remémore et pleure les temps passés, pour pouvoir par la suite passer à autre chose » (p. 232). Les œuvres-outils offrent un temps pour trouver les mots justes et permettent par la parole, par une multitude de paroles, de sortir de la période destructrice et d’amorcer une ère meilleure.

C’est enfin par le dialogue du droit avec des approches artistiques à l’instar de muzungu ou des mises en scène de Milo Rau cité par Joël Hubrecht de l’Institut des hautes études sur la justice, que la perception de la production de la justice peut changer. Les artistes apportent une culture gestuelle et visuelle au monde du droit qui est écrasé par une culture du textuel et de l’écrit. Il ne s’agit pourtant pas de remettre en cause la justice, mais de repenser et changer les pratiques. L’expérience esthétique est perçue à travers deux perspectives, ce que l’art nous fait ressentir et ce qu’il nous incite à faire. Les œuvres-outils doivent impliquer ces deux états. Malgré la complexité parfois déroutante des installations et un manque de présentation critique des échecs de la cour, les auteurs renforcent de manière fort pertinente les relations entre art et action sociale, soulignant l’importance d’une approche collective et pragmatique dans la création artistique au service de la justice sociale. Un ouvrage indispensable pour étoffer nos connaissances sur l’art, la poésie et les circonstances d’un procès de droit pénal international.

Franck Leibovici et Julien Seroussi, muzungu à la cpi (des œuvres-outils), Paris, École Nationale Supérieure des Beaux-Arts - E.N.S.B.A., 2023, 251 p., 30 €.

par Raluca Enescu, le 27 décembre

Pour citer cet article :

Raluca Enescu, « L’art au renfort de la justice », La Vie des idées , 27 décembre 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-art-au-renfort-de-la-justice

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