Dès la révolution industrielle au XIXe siècle, la littérature occidentale commence à imaginer une fin du monde causée par l’homme et non (seulement) par les dieux ou autres êtres surnaturels. Inspirés par les développements technologiques de leur époque, des écrits comme la nouvelle « The New Adam and Eve » (1843) de Nathaniel Hawthorne et le roman After London (1885) de Richard Jefferies évoquent l’idée que l’homme pourrait disparaître un jour sous l’effet de son propre progrès. Au XXe siècle, de nouvelles menaces paraissent à l’horizon, tels que la guerre nucléaire et le changement climatique, qui renouvellent l’imagination apocalyptique à une échelle globale. Des superproductions hollywoodiennes comme The Day After Tomorrow et 2012 exploitent et nourrissent le sentiment de fin catastrophique et immanente, tandis que le « Doomsday Clock » du Bulletin of the Atomic Scientists montre l’humanité « à 100 secondes de minuit » [1]. Est-il vrai qu’il ne reste plus de temps à perdre ?
C’est sur l’imagination de la fin que Jean-Paul Engélibert invite à réfléchir dans cette étude sur les fictions apocalyptiques. Le chercheur en littérature comparée se penche sur un ensemble divers de productions écrites (des romans allant du Dernier Homme [1805] de Jean-Baptiste Cousin de Grainville à la trilogie MaddAddam [2003-13] de Margaret Atwood) et de productions culturelles (trois films, une série télévisée et une bande animée). Ces fictions ont en commun de ne pas réduire la destruction de la planète à un spectacle, mais d’offrir une autre façon de penser le présent et d’éviter la vision d’un futur sans espoir. Pour Engélibert, c’est là que se loge leur puissance critique.
Sortir du présentisme
Comme le montre l’exemple du « Doomsday Clock », l’imaginaire apocalyptique pose souvent le temps comme un développement linéaire et inévitable du présent au futur. Mais la fiction apocalyptique se situe dans d’autres temporalités, qui sortent de cette chronologie. La romancière canadienne Margaret Atwood affirme haut et fort : « I am not a prophet. Science fiction is really about now ». Dans Fabuler le monde, Engélibert soutient que les fictions apocalyptiques ouvrent une brèche dans le présent en plaçant l’action pendant ou après la catastrophe. Par exemple, la trilogie de MaddAddam de Atwood raconte la vie avant et après une pandémie qui élimine la majeure partie de la population humaine. Ainsi, le roman crée un événement pur, un kairos, par opposition au temps continu de la réalité, chronos. Par ailleurs, le propos d’Atwood n’est pas de prédire une pandémie dévastatrice ; elle se sert de cette idée pour montrer que nous vivons déjà une sorte d’apocalypse. C’est une des thèses les plus parlantes du livre d’Engélibert : l’apocalypse n’est pas imminente, elle est immanente. Nous la vivons au jour le jour, mais nous faisons comme si nous ne la voyions pas. Cela est très littéralement illustré dans le roman L’Aveuglement de José Saramago, qui met en scène une population progressivement atteinte de cécité. L’événement catastrophique permet ici à Saramago de penser les tragédies du XXe siècle sans adhérer à une vision fataliste du présent (p. 84-6).
Dans son choix de films apocalyptiques, Engélibert renforce l’idée d’une nouvelle perspective sur le temps pour sortir « du régime d’historicité présentiste » (p. 12). En se concentrant sur des films comme Melancholia (2011) de Lars Von Trier, On the Beach (1952) de Stanley Kramer et 4:44 Last Day on Earth (2011) de Abel Ferrera, Engélibert montre que c’est l’attente de l’apocalypse qui crée du sens, qui permet de tisser des liens d’amitié et d’amour tout en faisant face à l’inévitabilité de la fin. Les images de la destruction et de l’action sont remplacées par l’expérience du délai qui imprègne chaque moment, non pas pour lasser le spectateur, mais pour interrompre le flux du temps comme progrès. Ce regard sur le temps du délai fait apparaître la promesse de quelque chose d’autre, que ce soit un lieu de refuge (Melancholia) ou la possibilité de l’amour (4:44).
Libérer l’énergie du désespoir
L’obsession pour les scénarios apocalyptiques peut entraîner une forme de nihilisme, un refus paralysant qui supprime toute créativité politique. Dans le cas du changement climatique, le discours environnementaliste a souvent été critiqué pour le sentiment d’impuissance qu’il suscite face à un problème qui semble inévitable et nécessairement catastrophique. Plutôt que d’opposer un optimisme naïf à un tel fatalisme, Engélibert reprend la notion d’ « énergie du désespoir » développée par le poète et philosophe français Michel Deguy. Pour ce dernier, la conscience écologique peut mener à un nouvel engagement avec l’ici-bas. La littérature devient une manière non pas de nous « sauver » de la crise écologique, de passer « au-delà », mais de redéfinir les conditions de la littérature comme représentation.
Pour montrer comment opère une telle énergie du désespoir, Engélibert se penche sur trois romans en particulier : Les Anges mineurs d’Antoine Volodine, La Route de Cormac McCarthy et Le Dernier Monde de Céline Minard. Dans chaque roman, la fin du monde sert de point de départ pour rebondir vers un autre monde (im)possible. Dans le récit de Volodine, des survivants humains errent dans un monde post-apocalyptique hostile, mais l’œuvre ne se nourrit pas de nihilisme. Au contraire, elle cultive l’inventivité linguistique et le pouvoir littéraire de l’ambiguïté, des (im)passes politiques de l’apocalypse. Comme l’explique Engélibert, « la fiction ne doit entretenir aucun espoir, c’est ainsi qu’elle donnera au rêveur l’énergie de survivre, ou du moins qu’elle ne la lui retirera pas » (p. 72).
En se référant au lecteur « rêveur », Engélibert évoque la réception de l’œuvre, qui fait partie selon lui du processus d’activation de l’énergie poétique du désespoir. Sans pour autant instrumentaliser la fiction apocalyptique, on pourra vouloir des précisions sur les modes de circulation d’une telle énergie. Comment est-elle transférée au lecteur ? Comment ce dernier est-il affecté », au sens littéral, c’est-à-dire perturbé émotionnellement et psychologiquement ? Le cadre théorique du pragmatisme littéraire, qui conçoit le texte littéraire comme agent doté d’une réelle capacité affective, aurait pu servir de point de départ pour répondre à de telles questions [2]. Une telle perspective permettrait d’examiner de plus près les réactions in situ des lecteurs et spectateurs des fictions apocalyptiques et irait bien dans le sens du projet d’Engélibert, qui cherche à multiplier la diversité de réponses possibles à de telles fictions.
Composer de nouveaux collectifs humains et non humains
Après l’événement catastrophique (qu’il soit représenté ou pas dans le récit apocalyptique), la représentation de mondes alternatifs fait souvent leur place à des formes de violence inouïe et extrême. Ce qui intéresse Engélibert, c’est ce moment dans le récit où un personnage tourne la violence contre lui-même, accomplissant un acte de sacrifice qui met fin au cercle vicieux de violence gratuite et qui mène à une nouvelle promesse de vie. Par exemple, après avoir tranché ses dix doigts, Leonardo, le personnage principal de L’Homme vertical de Davide Longo, peut sauver sa fille enceinte de la société post-apocalyptique hyper-violente où elle a été torturée et violée. D’après Engélibert, il faut situer de telles formes de violence dans le contexte d’une sortie nécessaire et (im)possible de la post-modernité, dans le contexte d’une « catastrophe civilisationnelle », pour reprendre l’expression de Jean-Luc Nancy (p. 146). Dans La Route de McCarthy, il s’agit d’exprimer la perte inestimable de la beauté et de la fragilité du monde naturel qu’entraînent de telles violences tout en évoquant l’héritage possible du jeune fils qui se joint à une nouvelle famille après la mort de son père. [3]
Dans les fictions apocalyptiques, les actes violents peuvent faire table rase de sociétés sous l’emprise du progrès et du capital, ce qui permet la (re)composition de sociétés humaines et non-humaines. (C’est un exemple parmi d’autres de l’influence du sociologue et philosophe Bruno Latour sur le travail d’Engélibert, qui le cite souvent dans son texte.) L’apocalypse nucléaire dans Malevil de Robert Merle crée les conditions d’un état de nature dans lequel un groupe de survivants tente de construire bon gré mal gré une société égalitaire. La série télévisée The Leftovers montre plutôt une société intolérante composée de sous-groupes cherchant chacun à sa façon à donner du sens à la disparition soudaine de deux pour cent de la population humaine. Or, ces deux exemples de reconstruction sociale restent anthropocentrés, explique Engélibert, au contraire de la trilogie d’Atwood et de la bande animée Ghost in the Shell qui illustrent le travail de négociation et de traduction au cœur des collectifs hétérogènes humains-animaux-biotechnologies. Dans ces récits, le modèle du sujet humain autonome cède la place à l’idée que la vie est nécessairement tissée de liens d’interdépendance et de vulnérabilité. En terminant son analyse par la question du post-humain, Engélibert montre à la fois la continuité des récits apocalyptiques (depuis la critique du progrès et de la philosophie des lumières chez Grainville) et leurs multiples ruptures, qui les font échapper à toute historicité simple ou linéaire. De par leur diversité politique, les récits apocalyptiques refusent « les discours qui font de l’anthropocène le résultat des tendances universelles et spontanées d’anthropos » (p. 225).
Pour une critique mineure
Engélibert manie son corpus avec beaucoup d’originalité et de finesse. Cela dit, on peut regretter le manque de transitions d’un chapitre à l’autre, qui permettraient au lecteur de mieux comprendre la spécificité des genres en question. Il est vrai qu’Engélibert propose de substituer à l’identification générique une « critique mineure » qui se veut déterritorialisante, collective et axée sur « le politique dans l’individuel » (p. 19). Toujours est-il que cette critique mineure gagnerait à prêter une attention particulière à la manière dont une crise comme celle du changement climatique s’intègre dans le récit autrement que d’autres crises (nucléaire, pandémique, etc.) Sans construire de murs impénétrables entre les genres littéraires, on peut regretter qu’Engélibert ne participe pas à la riche discussion critique sur la fiction climatique. [4] Enfin, on pourrait vouloir que la critique mineure prête plus attention au contexte culturel et linguistique de chaque récit du corpus qui mêle fictions états-uniennes, françaises, canadiennes, anglaises, portugaises, entre autres. Diversifier les spécificités culturelles ne serait-il pas une autre façon de « distinguer dans l’espèce humaine un peuple, un groupe, un individu d’un autre » (p. 225) ? Cela permettrait, aussi, de faire avancer la discussion sur les apocalypses déjà vécues par des minorités autochtones, indigènes et ethniques au cours de l’histoire de la civilisation occidentale.
Jean-Paul Engélibert, Fabuler la fin du monde. La puissance critique des fictions d’apocalypse, La Découverte, 2019. 239 p., 20 €.