Comment la littérature peut-elle fabriquer du politique ? Comment configure-t-elle le monde social ? Il faut la considérer, explique F. Coste, comme une attention au monde pour comprendre ce qui rend les œuvres performatives.
Comment la littérature peut-elle fabriquer du politique ? Comment configure-t-elle le monde social ? Il faut la considérer, explique F. Coste, comme une attention au monde pour comprendre ce qui rend les œuvres performatives.
D’emblée, l’objet intrigue. La photographie de couverture donne à voir un bâtiment abandonné sur une plage, au bord de la mer, peut-être un ancien établissement balnéaire, du genre bar-restaurant sur pilotis. Les rambardes des escaliers extérieurs sont rouillées, comme la structure d’une ancienne pergola qui occupe tout le toit-terrasse. Sur le bleu du ciel se détachent en rouge et blanc le nom de l’auteur et le titre du livre : Explore. Investigations littéraires. Drôle d’habit pour un ouvrage de critique littéraire, signé par un jeune spécialiste de littérature médiévale [1], membre de l’École française de Rome. Explore ? On a mis du temps à comprendre qu’il s’agissait de l’impératif du verbe explorer : Explore ! Ou plutôt, on l’a confondu avec son homographe et homonyme anglais, « explore ». Allez savoir pourquoi : ce bâtiment abandonné au bord de la plage, dont l’accès semble interdit par un grillage (mais on devine, au premier étage, entre des pilastres noyés d’ombre, la silhouette d’un homme), ce bâtiment désaffecté, on l’a associé au nom de la collection, en bas à droite de la couverture : « Forbidden beach ». Explore the forbidden beach ? « Forbidden beach » est pourtant le nom d’une « collection de poétique, au sens large », dirigée depuis 2010 par le poète et théoricien Christophe Hanna, dont les textes « explorent la possibilité de nouveaux modes de fonctionnement et d’inscription sociale pour des objets de création ». Explorer, donc : on a enfin compris. On peut commencer.
Le livre déroule une série d’exercices, sept au total, depuis un « portrait du lecteur en ethnographe », jusqu’à « la littérature pour de vrai ». Sept exercices, et non sept chapitres, car il va souvent s’agir de recommencer la même chose, en suivant un parcours différent. Chaque exercice est adressé au lecteur, à la deuxième personne du singulier et souvent à l’impératif : « Imagine », « Rappelle-toi », « Vois-tu »… Les métaphores sportives sont omniprésentes : échauffement préparatoire, étirement, « mise en jambe remobilisatrice », cure de minceur, séance (de sport, pas de psychanalyse), jusqu’au dernier exercice où il est franchement question de course à pied, d’engagement, d’effort, d’ascèse, de solitude, de dépassement de soi, d’échappée. La théorie littéraire à l’ère du coaching généralisé ? En 2012, Joshua Landy, professeur de littérature comparée à Stanford, avait proposé dans How to Do Things with Fictions [2] d’investir la littérature — en particulier les textes de fiction les plus difficiles — comme un terrain d’entraînement propre à renforcer et étendre nos capacités cognitives. Le lecteur qui s’affronte aux textes les plus résistants en reviendra mieux armé, plus compétent. Au « tournant éthique » de la critique littéraire, qui insiste surtout sur la puissance formatrice des œuvres et sur les formes d’expérience morale permises par la fréquentation des mondes de fiction, J. Landy opposait une pragmatique de la lecture littéraire toute tournée vers l’exercice mental du déchiffrement et de l’interprétation. Il s’agissait surtout de libérer l’enseignement de la littérature de l’obsession du message du texte pour insister sur la valeur cognitive de l’expérience inséparablement formelle et spirituelle de la lecture d’un texte, même paradoxal, immoral, voire immoraliste, contradictoire, plurivoque.
Le coaching littéraire proposé par Florent Coste n’est pas — seulement — cognitif. Explore est un livre politique sur la littérature et la théorie littéraire contemporaines :
ce livre se demande comment la littérature, et avec elle la théorie littéraire, pourrait fabriquer du politique, c’est-à-dire nous réengager dans l’espace public avec de plus grandes capacités d’action. (p. 14)
Il s’agit de rompre avec toute une série d’habitudes de lecture, de « crampes » disciplinaires, pour aller vers une « pragmatique de la littérature », un usage de la littérature ouvert sur le monde, qui passe, d’une part, par une revalorisation du lecteur et, d’autre part, par une réinscription de la littérature dans la « société civile », et, subséquemment, des études littéraires dans les sciences sociales.
Ce souci du décloisonnement n’est pas propre à Florent Coste : nombreux sont les travaux qui, dans les dernières années, ont voulu sortir les études littéraires du domaine confiné de l’interprétation des textes du canon. Les réflexions, déjà évoquées, sur la portée éthique de l’expérience littéraire, offrent une voie possible d’ouverture de la critique littéraire à la philosophie morale, appuyée sur une compréhension de la lecture de littérature comme aventure conceptuelle, intellectuelle, affective et sensible [3]. Hélène Merlin a proposé en 2016 dans son livre Lire dans la gueule du loup une approche « transitionnelle » de la littérature, comme ce qui permet tisser des liens « pour nous », et de faire le lien « entre l’intimité dans ce qu’elle a d’inviolable et l’horizon du commun » [4]. L’horizon du commun, ici, la possibilité de la préservation d’un monde commun situe la question de la transmission et de la transmissibilité des œuvres comme question politique. Dans les derniers ouvrages de Marielle Macé, c’est encore la littérature qui se fait institutrice d’une attention aiguisée au monde, à la pluralité des engagements et des formes de vie [5]. La stylistique, comme savoir de la forme, se propose alors comme un outil critique pour les sciences sociales.
Si Florent Coste dialogue avec tous ces travaux, la radicalité de son geste tient beaucoup à un refus appuyé du mode de lecture qui domine toute approche « littéraire » de la littérature, fût-elle la plus soucieuse d’ouverture au questionnement sur le monde comme il va : une lecture d’interprétation, une herméneutique qui pose le texte comme énigme à déchiffrer, sens à découvrir, à déployer et à redéployer, à réinventer ou à transmettre. Les stratégies herméneutiques, depuis l’érudition philologique la plus fermée sur elle-même jusqu’aux multiples formes de remise en jeu au présent de la production du sens, ont en commun de clore le texte sur lui-même, et d’en faire un pré-texte à des exercices plus ou moins virtuoses. Florent Coste consacre de vigoureuses pages à la description critique des habitudes les plus ancrées des études littéraires (désignées comme autant de « crampes » et de « fétiches théoriques ») : catégorisations tautologiques (que dit-on quand on désigne un texte comme « romantique »), mythologie des intentions d’auteur et de l’intériorité (« mais qui a déjà vu l’intérieur d’un texte ? », p. 47), et surtout religion de l’explication et du commentaire de texte (une « drogue méthodologique aux effets hallucinatoires », p. 101), qui clôt le texte sur lui-même, le découpe en morceaux bons à commenter, le sépare d’autres usages possibles, vivants, non prescrits par avance.
À « l’intransitivité romantico-formaliste », au commentaire, à l’interprétation, Florent Coste oppose des pratiques de terrain : la description de ce que nous faisons, nous, lecteurs multiples et inégalement qualifiés, avec ce que nous lisons. Comment l’œuvre littéraire « organise, infléchit, configure »-t-elle le monde social ? Florent Coste définit ainsi un programme d’anthropologie pragmatique de la littérature, attentive « aux relations sociales qui s’organisent autour des œuvres littéraires et que ces dernières réarticulent » (p. 59). Un tel savoir ne s’intéresse pas à l’œuvre littérature comme opus clos, mais à l’œuvre de la littérature comme modus operandi (p. 60 et 386), à l’œuvre dans le monde où elle est lue, appropriée, mise en jeu, partagée. Cette proposition n’a pas seulement de valeur pour notre présent : elle est aussi appel à l’histoire, à laquelle il revient de « reterritorialiser » les œuvres du passé dans les « réseaux culturels qui leur donnaient vie et où elles développaient leur performativité » (p. 120). Florent Coste souligne ici de manière très convaincante combien un certain « sens de la littérature » (celui qu’il critique) condamne nos interrogations sur les textes du passé à l’anachronisme. « Le texte serti dans l’absolu littéraire et livré à nous par le jeu libre et infini du commentaire décontextualisant » (p. 120), ou, pour le formuler en d’autres termes, la construction d’un texte en classique, est une manière de refuser d’ouvrir les études littéraires sur l’histoire ou l’anthropologie historique. Certes, l’histoire littéraire produit un savoir des contextes, mais celui-ci ne fait que reproduire, rejouer, dans une projection vers le passé, un découpage anhistorique jamais questionné entre le texte et son dehors. Mais que sait-on de la pertinence culturelle de ce découpage ? Qui l’a produit ? Qui le transmet ? Il faudrait donc renverser les termes et chercher comment chaque texte produit ses contextes, les dessine et les façonne (p. 91). C’est bien l’effectivité de la littérature dans le monde, présent ou passé, qu’il s’agit d’explorer d’observer, de cartographier, de décrire.
Mais le programme politique de Florent Coste va au delà de cet appel à une attention enrichie aux usages des textes, dans le prolongement des théories du « reader-response » (qui insistaient sur la part du lecteur dans la formation du sens) [6] et de l’histoire et de la sociologie des pratiques de lecture. Le programme qu’il propose n’est pas celui d’un relevé — au demeurant juste esquissé — des manières de lire et d’agir avec les textes (au sein desquelles on pourrait du reste reverser le commentaire, ou l’explication, car il s’agit bien d’une certaine manière de faire quelque chose avec un texte [7]). Ce qui l’intéresse, ce sont ces points où la littérature elle-même se fait — et est utilisée — comme « organe de connaissance, instrument d’exploration, d’enquête, d’élucidation et d’investigation du réel ». Dans le langage et avec le langage : la littérature qui concerne Florent Coste est celle qui produit un savoir critique sur le langage ordinaire, qui « travaille à construire ou à changer nos jeux de langage communs », qui déjoue les processus de domination à l’œuvre dans le langage. C’est en ce point, de ce fait, que peut se nouer l’alliance entre études littéraires et sciences sociales. Si la littérature peut se faire investigatrice du social dans la langue, si c’est à elle d’inventer, dans le langage, des « pratiques de subversion », et la théorie littéraire doit être ce qui « en rend compte, la rend possible, en produisant une ambiance théorique propre à sa lisibilité, à sa lisibilité, à sa reconnaissance » (p. 419). À elle de casser le carcan de l’explication de texte, des catégorisations inutiles, « d’assurer la promotion des multiples figures du lecteur », d’étendre les recherches au delà des canons habituels, de repenser l’histoire de la littérature, de révéler « les multiples effectivités » de la littérature, « au contact d’autres productions graphiques, verbales ou sociales », de s’intéresser au monde de l’écrit dans sa large acception, etc.
Au sortir de ce livre à la forme inattendue, tour à tour assertif, prescriptif, injonctif, programmatique, à coup sûr revigorant, on se dit qu’il y a là comme la reformulation de ce que seraient aujourd’hui une littérature et une théorie littéraire engagées. On se prend toutefois à regretter que Florent Coste soit un coureur si souvent pressé — et traverse si rapidement des paysages sur lesquels on aurait aimé qu’il s’arrête, en promeneur : ceux des territoires redécouverts des littératures anciennes, ou des nouvelles formes de l’enquête littéraire, chez Éric Chauvier ou Nathalie Quintane par exemple. Gageons que ce programme porte la promesse d’autres livres aux foulées plus tranquilles et peut-être plus accueillants aux lecteurs rétifs aux injonctions.
par , le 25 mai 2018
Judith Lyon-Caen, « La littérature pour quoi faire ? », La Vie des idées , 25 mai 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-litterature-pour-quoi-faire
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[1] Florent Coste, Gouverner par les livres. Les Légendes dorées de Jacques de Voragine, de la compilation à l’action pastorale, en France et en Italie (XIIIe – XVe siècle), thèse de l’Université de Bourgogne, 2013. On en trouvera ici un résumé par l’auteur : « Florent Coste, Gouverner par les livres. Les Légendes dorées de Jacques de Voragine, de la compilation à l’action pastorale, en France et en Italie (XIIIe – XVe siècle) », Perspectives médiévales, 36, 2015.
[2] Joshua Landy, How to Do Things with Fictions, Oxford, Oxford University Press, 2012.
[3] Voir la très éclairante synthèse de Sandra Laugier, « Littérature, philosophie, morale », Fabula-LhT, n° 1, « Les Philosophes lecteurs », février 2006.
[4] Hélène Merlin-Kajman, Lire dans la gueule du loup. Essai sur une zone à défendre, Paris, Gallimard, 2016, p. 271-272.
[5] Marielle Macé, Styles. Critique de nos formes de vie, Paris, Gallimard, 2017.
[6] Voir l’ouvrage classique de Stanley Fish, Is There a Text in This Class ? The Authority of Interpretive Communities (1980), traduction française, Quand lire c’est faire. L’autorité des communautés interprétatives, Paris, Les Prairies Ordinaires, 2007.
[7] Ce savoir de l’explication de texte peut même avoir, en de certaines circonstances, une portée proprement politique, quand il s’agit, par exemple, de déconstruire les fictions forgées par tel ou tel pouvoir.