Difficile d’échapper au wokisme, terme qui s’est imposé dans le débat public francophone depuis un peu plus de deux ans et sert à (dis)qualifier plusieurs mouvements sociaux de nature progressiste. Par exemple, trois des principaux quotidiens francophones québécois (La Presse, Le Journal de Montréal et Le Devoir) n’en faisaient pratiquement pas mention jusqu’en 2020. Or, depuis cette date, ce sont plusieurs centaines d’articles qui lui ont été dédiés. Le terme a par ailleurs connu un « sacre » lorsque le dictionnaire Larousse a annoncé son introduction pour l’édition 2023. Le wokisme y est défini comme « l’idéologie d’inspiration woke, centrée sur les questions d’égalité, de justice et de défense des minorités, parfois perçue comme attentatoire à l’universalisme républicain ».
En France, l’activité éditoriale autour du terme est particulièrement remarquable : outre de nombreuses tribunes, plusieurs ouvrages lui ont été consacrés [1]. En réponse à des publications au ton alarmiste, des auteurs [2] s’efforcent de montrer qu’il s’agirait tout simplement de la reprise d’un scénario bien connu : celui des « paniques morales [3] » portées par des milieux conservateurs qui font de la dénonciation de l’homme de paille wokiste une arme sur le terrain de la bataille des idées.
Le présent essai ne s’engage pas sur la pente glissante de la polémique et ne questionne pas le bien-fondé de la menace woke que craignent certains observateurs. Il vise plus modestement à éclairer un aspect particulier de la critique du wokisme, à savoir l’usage généralisé de l’analogie religieuse. En effet, outre une dénonciation virulente et une mise en garde contre son importation depuis des campus états-uniens (pour rappel le sous-titre de l’ouvrage d’Anne Toulouse est tout simplement « La France sera-t-elle contaminée ? »), les détracteurs du wokisme ont en commun de convoquer la catégorie religieuse dans leurs analyses. Cela va de la simple analogie (il y a du religieux dans le wokisme) jusqu’à la comparaison débouchant sur une assimilation (le wokisme est une religion). Comme le suggère le titre, La religion woke du philosophe Jean-François Braunstein pousse au maximum l’usage de la comparaison-assimilation : aussi, notre analyse entrera dans le détail du texte.
L’usage de l’analogie n’est guère surprenant : non seulement les sciences humaines et sociales en ont fait un outil de connaissance légitime, mais surtout, l’usage de l’analogie religieuse dans le traitement de faits sociaux relevant du monde profane est une pratique bien connue. En 1993, l’anthropologue Albert Piette publiait un Que sais-je ? consacré aux « religiosités séculières », clin d’œil à la fameuse « religion séculière » dont parlait Raymond Aron, récemment réactivée par Marcel Gauchet (2010).
Pour autant, l’usage de l’analogie n’est pas sans risque : mal contrôlé, il peut à tout moment conduire à un transfert de qualités depuis le comparant vers l’objet comparé. L’analogie en général – tout particulièrement quand elle emprunte au monde religieux – est tout autant susceptible de participer à la compréhension de faits sociaux que d’en détourner. Le piège le plus commun est son usage systématique. La sociologue Nathalie Heinich (2012) souligne d’ailleurs la tendance qu’ont certains observateurs des sociétés contemporaines à convoquer cette analogie en toutes circonstances : « l’analogie religieuse s’impose à certains chercheurs comme un outil interprétatif exclusif de tout autre, transformant l’objet observé en un écran de projection de leurs catégories cognitives » (Heinich, 2012 : 159). Dès lors, tout « tend à devenir “religieux”, par un effet d’aspiration qui tire vers “le religieux” tout ce qui, de près ou de loin, y ressemble, sans que ne soit jamais discutée la pertinence d’une telle assimilation » (ibid.). Dans la même veine, le sociologue Éric Maigret met en garde contre la tentation de voir du religieux (en particulier dans la dimension rituelle de la religion) dans les moindres recoins du monde social. Il résume ce risque en une formule lapidaire : « le problème avec l’analogie religieuse n’est pas qu’elle soit fausse mais bien qu’elle ne soit jamais fausse » (Maigret, 2002 : 107). L’emploi de l’analogie religieuse est par ailleurs facilité dans des sociétés sécularisées où beaucoup d’observateurs voient dans des activités collectives (le sport, l’art, la politique, ou encore la culture) des « religions de substitution ».
Nous défendons l’idée que c’est bien l’« effet d’aspiration » dont parle Nathalie Heinich qui est problématique dans l’analyse du wokisme : non seulement l’analogie religieuse finit par être constamment recherchée sans aucune prise de distance critique, mais surtout, au lieu d’être un outil, c’est-à-dire un moyen, au service d’une démonstration, elle en devient la fin. Et l’on se demande si le transfert du vocabulaire religieux dans d’autres domaines d’activité n’est pas finalement une sorte d’exercice de style qui se substitue à une analyse véritable. Dans bien des textes, l’analogie religieuse constitue un « prêt-à-penser » commode qui a le mérite d’offrir un appareillage interprétatif et explicatif bien connu – la religion – et exonère d’en passer par la mise à l’épreuve empirique. Il est d’ailleurs frappant de constater que les ouvrages de langue française traitant du wokisme sont des essais qui, en guise d’analyse, opèrent des emprunts à d’autres auteurs [4] sans véritablement réfléchir sur le transfert vers d’autres contextes. De la sorte, les auteurs ne s’encombrent pas d’un travail de terrain, pourtant indispensable pour comprendre le phénomène dont ils prétendent parler. Empruntant la voie ouverte par des auteurs qui prônent un usage raisonné de l’analogie religieuse, nous faisons l’hypothèse que c’est moins sa portée heuristique qui en motive l’usage que sa puissance suggestive et l’imaginaire qu’elle déploie. Pour parler le langage de la linguistique, nous dirons que ce qui intéresse dans la religion, c’est moins sa dimension dénotative (ce qu’elle signifie) que sa dimension connotative (ce qu’elle suggère).
L’usage de l’analogie religieuse : un effet de saturation
Mentionnée précédemment, la définition du Larousse prend en compte la charge polémique propre au débat public contemporain. En effet, les tribunes et les ouvrages publiés dans le monde francophone depuis 2020 opèrent très largement sur le mode de la dénonciation : ennemi de la liberté d’expression, de la science, de la raison et des Lumières, le wokisme constituerait un danger pour la vie démocratique et, à ce titre, devrait être opiniâtrement combattu. Nous lisons ainsi sur la couverture de Wokisme d’Anne Toulouse : « Faut-il craindre l’essor des théories sur le genre, la race, l’identité, l’intersectionnalité ou le décolonialisme [5]… ? ». C’est donc bien par le prisme de cette entreprise de dénonciation et de mise en garde que l’analogie religieuse doit être analysée.
Il serait ici vain de procéder à un relevé exhaustif du recours à cette analogie. Il est en revanche utile d’en repérer des motifs, d’en esquisser des règles d’usage, c’est-à-dire la grammaire. Commençons par souligner que le recours à l’analogie religieuse opère toujours sur le mode de l’évidence : le caractère religieux du wokisme – voire son assimilation à une religion – est présenté comme allant de soi, une évidence que personne n’aurait l’idée incongrue de discuter. Le chroniqueur québécois Richard Martineau affirme dans les colonnes du Journal de Montréal que les wokes « sont des extrémistes religieux, aveuglés par leur foi » (édition du 10 juillet 2022) sans pour autant justifier une telle assertion, pourtant loin d’être anodine. Et nous lisons sur le bandeau accompagnant le dernier livre de Mathieu Bock-Côté (2021), désormais intellectuel transatlantique et figure incontournable de la dénonciation du wokisme : « Essai sur l’inquisition “woke” ». L’emploi du terme « inquisition », un topos de la critique du wokisme [6], illustre ce que nous avons précédemment indiqué sur la valeur connotative de l’analogie religieuse puisque le terme d’« inquisition » en appelle d’autres : violence, fanatisme, irrationalité, ou encore arbitraire.
Le procédé rhétorique le plus courant est une saturation du texte au moyen du vocabulaire religieux. L’accumulation a pour effet de brouiller la démonstration puisque c’est l’usage même du vocabulaire qui finit par conférer au wokisme sa dimension religieuse. Dès la première page de La religion woke, l’auteur fustige les différentes théories wokes « qui sont devenues parole d’évangile ». Si cette expression, passée dans le langage courant, ne renvoie plus nécessairement à un rapprochement avec la religion, elle participe dans le contexte du livre à l’effet de saturation. Par ailleurs, toujours dans La religion woke, les wokes ne militent pas, mais « prêchent » (p. 26) ; ils n’optent pas pour un engagement, mais sont « convertis » (p. 44) ; ils ne sont pas convaincus ou engagés, mais sont « fanatiques » (p. 24) et « enthousiastes [7] » (p.13) ; les textes de références sont des « textes sacrés » (p. 58) et constituent des « missels » (p. 58) ; les wokes ne mènent pas des actions, mais exécutent des « rites » (p. 60) ; ou encore, les « wokes sont en quelque sorte le clergé de ces nouveaux féodaux que sont les GAFAM » (p. 54). La saturation du texte par l’analogie religieuse donne artificiellement forme à la religion woke, comme s’il suffisait de décrire le monde social avec un vocabulaire religieux pour automatiquement le changer en quelque chose de religieux.
Du « caractère religieux » du wokisme à la religion woke
Interrogé par l’essayiste Normand Baillargeon (Le Journal de Montréal, édition du 24 juillet 2021), Mathieu Bock-Côté évoque « la dimension religieuse du wokisme ». Souligner le « caractère » ou la « dimension » religieuse du wokisme est très différent que d’affirmer que le wokisme est une religion. Si dans un cas, des similarités entre des activités profanes et l’univers religieux sont mises de l’avant, dans l’autre, l’objet de l’observation est intrinsèquement une religion. Cette façon de faire rompt avec la logique de l’analogie. Cette rupture est très facilement opérée dans la littérature critique du wokisme. Par exemple, l’essayiste française Anne Toulouse décline – dans un chapitre intitulé « Le woke, une religion » (p. 107) – les éléments qui constitueraient le « credo » woke [8]. Le journaliste Brice Couturier s’inscrit dans cette tendance dans son OK millenials ! : « Le wokisme, une nouvelle religion ? » (Couturier, 2021 : 294). Quant au livre La dictature des vertueux (2022), il porte pour sous-titre : « Pourquoi le moralement correct est devenu la nouvelle religion du monde ».
Pour autant, aucun des ouvrages mentionnés n’explique en quoi le wokisme serait une religion. La religion woke souffre de la même faiblesse et l’auteur ne prend même pas la peine de définir le terme de « religion », pourtant au cœur de sa démonstration. De la même façon, il ne justifie pas en quoi la mobilisation de cette notion renseignerait davantage sur ce mouvement que d’autres termes, par exemple celui d’« idéologie » qui, de prime abord, semble assez bien approprié. Interrogé sur ce point par Mathieu Bock-Côté sur le plateau de la chaîne CNews (« Face à Bock-Côté », émission du 17 septembre 2022), Jean-François Braunstein peine à répondre : « Parce que ça n’a pas grand-chose à voir avec une idéologie. Parce qu’une idéologie est un système d’idées que l’on peut discuter. La religion woke, c’est une croyance, quelque chose d’éveillé, et effectivement ça se retrouve dans tous les récits wokes. Il y a une illumination d’une certaine manière ». Réponse surprenante puisque le reproche communément formulé à l’endroit des « idéologues » est justement leur refus de discuter. Et à l’inverse, il existe bien des croyants avec lesquels il est possible de dialoguer. Cette réponse met en lumière le cœur de la littérature anti-woke qui fonctionne sur un mode syllogistique : « woke » signifie littéralement éveillé ; or, l’éveil est caractéristique des conversions religieuses ; donc, le wokisme est une religion. Le raisonnement est évidemment abusif puisque le thème de l’éveil ou du réveil, n’est en rien l’apanage des religions qui n’en sont qu’une déclinaison particulière : Kant n’a-t-il pas loué Hume pour l’avoir réveillé de son sommeil dogmatique ? Plus proche de nous, le thème de l’éveil ou du réveil est également très présent dans les témoignages de personnes revendiquant des thèses conspirationnistes (Brotherton, 2017). Enfin, soulignons que Jean-François Braunstein n’échappe pas à cette sorte forme particulière de métanoïa puisqu’il reconnaît que la thèse qu’il défend n’est pas tant le résultat d’un travail patient et minutieux, mais a pris la forme d’une épiphanie : « il m’est brusquement apparu… » (p. 27).
Des liaisons dangereuses
Lorsque Brice Couturier, Anne Toulouse ou Jean-François Braunstein mobilisent l’analogie religieuse, ils suivent le chemin tracé par plusieurs auteurs d’expression anglaise qui effectuent un rapprochement entre les mouvements progressistes contemporains et le protestantisme états-unien [9] tel qu’il s’est déployé au cours des derniers siècles. « Il semble légitime de faire un lien entre les wokes actuels et les protagonistes de ces “Réveils protestants” » écrit ainsi Jean-François Braunstein (p. 40). Il est vrai que la sémantique y invite : le terme de « woke » rappelle l’expression de « Great Awakenings », des périodes de « réveil » religieux et de fortes mobilisations populaires qui ont jalonné toute l’histoire des États-Unis depuis le XVIIIe siècle. Le politologue canadien Eric Kauffman a d’ailleurs tiré de ce rapprochement le mot-valise de « awokening [10] ». Les rassemblements prirent la forme du « camp meeting », « grand rassemblement champêtre de protestants « réveillés », autour de prédicateurs vedettes qui appellent à la conversion » (Fath, 2008, p. 172). Dans la seconde moitié du XIXe siècle, ces grands rassemblements, éléments clefs dans le processus de « démocratisation du christianisme américain » (Hatch, 1989), se multiplièrent dans les espaces urbains de la côte est, alors en pleine croissance (Kilde, 2002). Les trois pages que Jean-François Braunstein consacre à ces phases de Réveil aboutissent à la conclusion suivante : « ces réunions pleines de ferveur ne peuvent qu’évoquer l’enthousiasme des jeunes militants wokes, en majorité blancs, qui lors de vastes réunions en public, se repentent de leur racisme » (p. 42). Le rapprochement est ici présenté comme une évidence qu’il n’est pas question de discuter et constituerait une preuve supplémentaire que le wokisme est bel et bien une religion. Or, si le rapprochement est tout à fait légitime, l’assimilation ne l’est pas. L’historien Olivier Moos, dans une étude réalisée pour Religioscope [11], explique que la lecture de ces caractéristiques « quasi religieuses » emprunte deux directions : la première est analogique (l’accent porte sur des similitudes dans les pratiques et les comportements), tandis que la seconde est davantage généalogique et met l’accent sur la façon dont le militantisme contemporain recycle des éléments du protestantisme historique. Ajoutons que ce recyclage n’est guère surprenant aux États-Unis où l’expérience de la mobilisation collective fut longtemps portée par des organisations religieuses. Olivier Moos explique que « ces deux interprétations complémentaires tendent à mettre en exergue les similitudes entre christianisme et wokisme plutôt qu’à tenter de définir explicitement ce dernier comme une nouvelle religion. Le plus souvent, y compris chez les intellectuels catholiques et protestants, les expressions comme « religion de l’antiracisme » ou « culte de la Justice Sociale » sont des outils rhétoriques » (Moos, 2020 : p. 38).
De façon à forcer l’équivalence entre wokisme et protestantisme, Jean-François Braunstein opère des rapprochements entre les deux univers : « On pourrait évoquer, à propos de la théorie du genre, une autre secte religieuse américaine, qui a bien des points communs avec les wokes. Il s’agit des Shakers [12] » (p. 43). Il en veut pour preuve qu’« on voit chez eux le même enthousiasme que chez les convertis wokes (…) et surtout, comme chez les wokes, la question de la sexualité joue un rôle central dans leur foi » (p. 43). C’est un cas typique d’usage abusif de l’analogie, puisque les traits communs observés (comme si l’enthousiasme n’était pas commun à toutes sortes de manifestations collectives, qu’elles soient religieuses, politiques, artistiques ou sportives) conduisent à opérer un saut ontologique risqué par le biais d’un nouveau syllogisme fallacieux : les Shakers sont une secte religieuse protestante ; or, les wokes partagent des traits communs avec cette secte ; donc, les wokes forment une secte religieuse. Allant encore plus loin, Jean-François Braunstein renverse la relation initiale de l’analogie quand il parle des Shakers comme des « wokes avant l’heure en quelque sorte » (p. 44).
Ce type de renversement est efficace sur le plan rhétorique et a pour effet de créer des sutures artificielles entre des domaines qui ne partagent pourtant rien de commun. Se risquant à un exercice psychanalytique à propos du choix du prénom Paul par le philosophe trans Paul B. Breciado, il explique que « ce prénom pouvait sembler bien choisi, puisque, dans l’épître aux Galates, saint Paul annonçait [13], mais en un tout autre sens, la fin de la différence des sexes dans le Christ » (p. 120). Il s’agit là d’une lecture infondée et anachronique du texte paulinien puisque ce dernier ne suggère en aucune façon « la fin de la différence des sexes dans le Christ ». En fait, cet extrait de la lettre aux Galates trouve place dans le débat central dans les premiers temps de l’Église concernant la portée de la promesse du salut : est-elle réservée uniquement aux Juifs ou possède-t-elle une portée universelle ? S’« il n’y a ni Juif ni Grec ; il n’y a plus ni esclave ni homme libre ; il n’y a plus l’homme et la femme », c’est bien au regard du salut que la citation doit être comprise. Et ce sont les réflexions théologiques de Paul qui incarnèrent le mieux le passage d’un messianisme juif à une religion de salut pour tous les habitants de l’Empire.
Les conséquences de l’usage non réfléchi de l’analogie religieuse
Si l’usage non régulé de l’analogie religieuse permet de retirer des bénéfices médiatiques et symboliques conséquents sans avoir à fournir un travail de recherche trop exigeant, il engendre cependant des conséquences négatives. Nous en distinguerons principalement trois :
– La première correspond à ce que le sociologue Éric Maigret appelle l’« effet d’étiquetage », consistant à « projeter sur ces groupes formels ou informels des traits que l’on considère comme représentatifs du religieux » (Maigret, 20002 : p. 107). C’est précisément de cet effet qu’usent volontiers les critiques du wokisme à travers l’analogie religieuse. La religion qu’il présente – en fait le christianisme – apparaît dans sa version la plus radicale et la plus fondamentaliste : intolérance, superstition, refus du dialogue, fanatisme, dogmatisme… autant de propriétés qui se trouvent subrepticement transférées au wokisme.
– La seconde conséquence découle directement de la première et renvoie aux logiques d’action des acteurs. Les étudiants en sociologie apprennent dès les premiers mois de leur formation que les questions les plus épineuses auxquelles doit répondre leur discipline ont trait aux raisons qui président aux actions individuelles et collectives. La sociologie des religions est tout particulièrement concernée par cet enjeu si nous retenons la définition de la sociologie d’abord formulée par Pareto, puis reprise par Raymond Boudon, à savoir la « science des actions non logiques » (Boudon, 1990). À travers son ouvrage, Jean-François Braunstein reprend à son compte une conception très datée de la religion par les sciences sociales : le croyant/le pratiquant serait fondamentalement irrationnel, incapable de réflexivité et de dialogue, étant l’esclave de ses croyances. Cette conception négative et limitée de l’homo religiosus est tout simplement transférée à un hypothétique homo wokus. L’exemple suivant illustre ce transfert : « À Bethesda dans le Maryland, des centaines de jeunes gens réunis autour d’un officiant, sur un parking public, ont répété ce credo en chœur, de manière mécanique » (Braunstein, 2022, p. 50). Le qualificatif de « mécanique » induit que les jeunes gens sont des robots ou des pantins qui sont manipulés, par un leader ou par leurs propres croyances. Rien ne permet d’affirmer une telle chose, si ce n’est un minutieux travail d’enquête sur le terrain.
– Enfin, l’utilisation de l’analogie religieuse a pour conséquence de suggérer l’existence d’une organisation bien structurée, possédant une agentivité. Si une religion est caractérisée par des contenus de croyance et des rites, c’est sa dimension institutionnelle qui lui offre une inscription durable dans la société. C’est précisément cette dimension qui a longtemps intéressé la sociologie des religions. Rappelons qu’Émile Durkheim définissait la religion comme un « système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c’est-à-dire séparées, interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée Église, tous ceux qui y adhèrent » (Durkheim, 1912 : p. 65). L’une des fonctions de l’« Église » est la préservation de la pureté de la doctrine, c’est-à-dire l’orthodoxie. Or le wokisme s’apparente davantage à un mouvement, une nébuleuse, au sein de laquelle gravitent des personnes et des organisations qui ne partagent pas toutes les mêmes intérêts et les mêmes buts, et surtout, qui ne sont pas coordonnées en une action guidée par une fin.
Si l’usage de l’analogie est incontestablement un puissant outil de connaissance, il est également un puissant outil de manipulation qui permet de court-circuiter les étapes nécessaires et logiques dans l’établissement de données probantes. Si les textes ici discutés ne se présentent pas comme des ouvrages scientifiques, ils témoignent malgré tout d’une prétention à la vérité. Par exemple, Jean-François Braunstein explique dès les premières pages que « face à cette vague d’irrationalité qui emporte tout sur son passage, on est tenté de simplement “rire” ou “pleurer”, mais il convient, selon l’impératif spinoziste de s’efforcer de “comprendre” » (p. 14). Or la mise à l’épreuve empirique des hypothèses initiales, étape décisive du processus de compréhension, se trouve simplement remplacée par un usage de l’analogie religieuse qui offre une explication « clef en main ». Nous avons souligné les trois conséquences négatives qui découlent de cet usage abusif et qui, de notre point de vue, biaisent le débat public à propos du wokisme. Dès lors, à quelle condition l’analogie demeure-t-elle un outil qui sert la compréhension, sans pour autant s’y substituer ? Un début de réponse est offert par le sociologue Erving Goffman, connu pour avoir largement utilisé la métaphore théâtrale dans le traitement des interactions sociales. Il formule dans les toutes dernières pages du premier tome de La mise en scène de la vie quotidienne une utile mise en garde, malheureusement peu connue, à propos de son usage : « C’est pourquoi il faut abandonner ici le langage et le masque du théâtre. Les échafaudages, après tout, ne servent qu’à construire d’autres choses, et on ne devrait les dresser que dans l’intention de les démolir » (Goffman, 1973 : p. 240). Voici une invitation à voir l’analogie religieuse comme un échafaudage temporaire, utile dans l’élaboration de la pensée, et non comme un fort rhétorique qui clôt le propos sur lui-même et procure une conclusion définitive et sans appel.