Dans les années 1990, l’Inde qui s’ouvre à l’économie mondiale connaît aussi une expansion importante de l’industrie des médias et de la culture, pendant que le militantisme, notamment local, fait émerger de nouveaux débats autour de la sexualité. Carmel Christy étudie la présence de ces débats autour de la sexualité dans l’espace public [1] depuis cette période.
Inscrit dans la tradition des media et cultural studies des courants académiques anglo-saxons qui se définissent davantage par leur champ d’études que par une tradition disciplinaire particulière, l’ouvrage s’intéresse au registre culturel, à la traduction culturelle et médiatique des expériences sociales. Le droit, la langue, les médias, la littérature, le cinéma et les performances artistiques, en ce qu’ils (re)constituent des significations qui participent à maintenir les relations de pouvoir, sont autant de composantes mobilisées dans cette cartographie de l’espace institutionnel et discursif de la sexualité faite par l’auteure.
Le travail de C. Christy, s’il vient combler la pénurie de travaux sur le genre dans le domaine des études médiatiques et culturelles portant sur l’Inde contemporaine, est en grande partie limité à l’État du Kerala. L’échelle locale permet de prendre en compte les spécificités socioculturelles locales et les usages de la langue – le malayalam. Par exemple, certains débats (comme celui qui a eu lieu au début des années 1990 autour des pennezhuthu (écrits de femmes)) et pratiques culturelles (tels que les mimicry (performances d’imitations) popularisées dans les années 1980) sont propres à cette région. Par ailleurs, le « modèle keralais de développement, » qualifié ainsi en raison des indicateurs de développement les meilleurs du pays en matière de santé et d’éducation des femmes, a cela de paradoxal que si l’idéal de la femme éduquée, voire professionnellement active, prévaut, la femme idéale n’en est pas moins domestique et ne peut légitimement pénétrer l’espace public pour des raisons dépassant les rôles qui lui sont assignés.
Les chapitres sont issus d’articles scientifiques laissant une grande part à des débats théoriques préliminaires. Ils s’attachent à l’étude de deux événements particulièrement médiatisées, l’affaire de viol en réunion Suryanelli et la parution en 2005 de l’autobiographie d’une travailleuse du sexe. [2] Ce faisant, l’ouvrage point également des processus de transformation culturelle malayalam plus vastes, notamment l’évolution du langage médiatique.
Le genre au détriment des minorités
Parmi les grands événements qui ont contribué à structurer le féminisme indien postindépendance (chapitre 1), la controverse Shah Bano (à partir de 1978), du nom d’une femme musulmane de 62 ans divorcée de son mari après 40 ans de mariage, divise les féministes. Elles appellent à l’adoption d’un Code Civil Uniforme – en lieu et place d’un Droit de la Famille fondé sur les écritures et les coutumes de chaque communauté religieuse – et certaines organisations musulmanes. Malgré une critique des idéaux occidentaux, ainsi qu’une tentative de faire émerger un féminisme indien bien différent du féminisme de l’Ouest, l’emphase est longtemps mise sur le genre en faisant fi de la diversité des situations des femmes en Inde (https://laviedesidees.fr/Repenser-le-genre-en-Inde.html). Cet événement est à l’origine de réflexions sur un féminisme situé à l’intersection entre communautés, castes et genre, et les années 1990 voient l’avènement d’un féminisme dalit (hors-castes, le terme « dalit » signifiant « opprimés ») avec la création de nouveaux groupes féministes tels que National Federation of Dalit Women, All India Dalit Women’s Forum ou encore Bahujan Mahila Parishad.
À la fin des années 1990, ce sont les débats autour de la Women’s Reservation Bill qui divisent deux catégories de position contre la mise en place d’un quota de sièges réservés aux femmes au Parlement et dans les Assemblées législatives : tandis que des femmes militent pour des transformations sociales plus fondamentales dans la lutte pour l’égalité femmes-hommes, un autre groupe – parmi lequel de nombreux hommes dalits ou de basses castes – s’appuie sur l’argument selon lequel les quotas ne démocratiseraient la sphère politique qu’aux femmes de castes supérieures. Ces discours renforcent le présupposé selon lequel les femmes seraient de hautes castes tandis que les dalits et les basses castes seraient des hommes tout en dévoilant les contradictions des revendications des femmes de hautes castes et l’écrasement de la caste par le genre.
Historiquement, les pratiques sexuelles en Inde sont largement formées et soutenues par la structure de castes, l’endogamie étant nécessaire à sa perduration. Tandis que la chasteté des femmes de castes supérieures est protégée, la violence sexuelle est majoritairement dirigée vers les femmes de basses castes par des hommes de castes supérieures, autorisant le maintien de l’économie de la caste et de sa hiérarchie structurelle [3].
Or, l’invisibilisation de la caste, qui traverse aussi bien la sphère militante féministe que les représentations légitimes du corps sexuel des femmes, entraîne une compréhension du genre en Inde qui a tendance à résumer l’identité des femmes à celle de la femme hindoue de caste supérieure – et ce dès les débuts du féminisme indien. Aussi, le féminisme séculaire, progressiste et libéral, dont les discours ne sont pas marqués par la caste, est synonyme de castes supérieures, dont la figure féminine idéale serait la seule légitime. Il exclut les combats quotidiens de femmes dont les expériences sont marquées non seulement par le genre, mais aussi par leur appartenance communautaire.
La relecture historique du féminisme en Inde et de l’idéal de la femme malayalam de classe moyenne pose les jalons de la posture féministe intersectionnelle qui traverse aussi bien les choix de sujets d’étude que la grille d’analyse mobilisée dans l’ouvrage.
L’affaire Suryanelli au prisme de la Loi, des médias et du cinéma : le sous-entendu de la caste
L’affaire Suryanelli (chapitre 3) marque le début de la fascination des médias pour les scandales sexuels. En 1996, une élève keralaise de 16 ans est laissée quarante jours durant par son petit-ami aux mains d’un réseau d’exploitation sexuelle ; libérée, elle porte plainte contre ses 42 agresseurs. Suite à de nombreux rebondissements judiciaires, la Cour Suprême condamne en 2014 34 hommes à l’emprisonnement.
Alors qu’au début de l’affaire les titres de presse écrite expriment une certaine empathie pour la victime, le ton devient soudainement sarcastique, et la jeune femme un sujet douteux pour ne pas dire suspect, illégitime à saisir la justice, lorsqu’elle disparaît pendant le procès sans en informer la police. Nombre d’articles de quotidiens malayalams mettent ensuite l’accent sur les précautions à prendre pour éviter tout cas semblable de harcèlement ou agression sexuels, insistant sur la responsabilité de la famille, en particulier des mères, d’éduquer « correctement » leurs filles.
L’espace public keralais est historiquement formé au XIXe et au début du XXe siècle autour de mouvements pour des réformes sociales concentrées sur l’éradication de inégalités et de l’oppression de castes puis par l’influence de « forces progressistes » comme le parti communiste. Si l’image progressiste du Kerala est remise en cause par des groupes minoritaires dans les années 1980, l’espace public n’a pas radicalement changé ses discours sur la caste, le genre et la sexualité : il n’a fait que masquer ou déguiser la caste en classe, en plus de normaliser la femme keralaise de classe moyenne. Cette absence de discours explicites sur l’existence d’une hiérarchie fondée sur la caste masque en partie son existence comme un facteur de différences entre les expériences et la visibilité des personnes ; la caste fait dès lors l’objet d’une « absence-présence [4] » : elle est implicitement présente sous la forme d’un consensus clandestin qui fonctionne pourtant comme le principe constitutif de l’espace public.
Dans l’affaire Suryanelli, la caste n’est pas directement mentionnée mais elle est sous-entendue par des allusions à des faits « déviants. » Le jugement de la Haute Cour suggère ainsi que la famille de la victime est instable, père alcoolique et mère déviante, et fait mention du fait que la jeune femme a dépensé 450 roupies pour des besoins personnels plutôt que pour son éducation. La loi agit comme une extension du monde socio-politique dans sa compréhension logique de la famille et de la caste, la chasteté et la vertu des femmes de basses castes ayant tendance à être remises en question par le pouvoir judiciaire, les délégitimant par là même.
Le film Acchanurangaatha Veedu (2005) [5], basé sur les faits, imagine une jeune femme provenant d’une famille dalit chrétienne. L’ambiguïté de la caste y est transposée dans certaines caractéristiques du sujet : « mauvaise conduite », déviance, parents « irresponsables, » bien loin de l’image de la « femme idéale » incarnée par les corps chastes et la pureté des hautes castes. Il participe à construire des registres culturels à travers lesquels la figure du sujet sexuel féminin dalit ou de basse-caste – historiquement représentée comme sexuellement disponible – est imaginée comme vulnérable et débauchée, stigmatisée, et d’emblée délégitimée.
Les compromis des médias
Au moment où ils rendent visibles des sujets comme la caste et la sexualité, les médias innovent pour légitimer les contenus tabous qu’ils proposent. Le chapitre 2 montre que loin de bousculer l’ordre social en matière de violences sexuelles, la presse écrite le soutient.
En plus de références dispersées sur les conduites antérieures de victimes, d’autres éléments mobilisés fabriquent des significations qui excèdent les limites de l’information objective. La mise en page des journaux peut être subtilement suggestive : les articles relatifs à l’affaire Suryanelli apparaissent souvent en italique au centre de la page une, une place habituellement dédiée aux articles portant sur les sorties de films ; l’italique, lui, est usuellement réservé pour les sujets dits soft, marquant une différence par rapport aux hard news (considérées comme d’intérêt majeur pour le lectorat).
C. Christy s’intéresse aussi au langage comme producteur de catégories à travers lesquelles nous organisons désirs, pratiques et identités, alors que celui-ci connaît d’importants changements, voyageant à travers les médias et générant de nouvelles significations. Les néologismes sont ainsi la culmination des efforts produits pour adapter le discours sur la sexualité en s’inspirant du discours existant, de manière à ce qu’il soit commercialisable.
Par exemple, le viol, auparavant appelé balatsangam (c’est-à-dire « rapport » « avec force » ou « rapport forcé »), devient offense sexuelle : le terme peedanam qui lui est préféré signifie « causer des dommages » ou « torturer », référant plutôt à du harcèlement psychologique ou à une agression physique. Aussi, à partir des années 1990, peedanam est employé pour qualifier des violences sexuelles importantes, viols inclus. Le terme perpétue le tabou autour du viol, dont on ne parle pas de manière explicite mais à travers un vocable générique. L’élément neutralisant porté par le mot, qui n’est pas associé à la sexualité lorsqu’il n’est pas utilisé dans un contexte d’offense sexuelle, ouvre à une permissivité légitimant le harcèlement sexuel dans l’espace public et par la même renforçant les relations de genre existantes dans l’espace public.
C. Christy démontre ainsi que la visibilisation de la sexualité reproduit, plutôt qu’elle ne conteste, le système idéologique existant, et qu’en fait d’ouverture à des discussions, on assiste à une sexualisation « aseptisée » de l’espace public.
Carmel Christy, Sexuality and Public Space in India. Reading the Visible, New York, Routledge, 2017, 138 p.