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Aux origines des cultural studies

À propos de : R. Williams, Culture et matérialisme, Les prairies ordinaires.


par Erik Neveu , le 11 février 2010


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Père fondateur des cultural studies, théoricien de la culture de masse et des médias, Raymond Williams n’avait, à ce jour, pas été traduit en français. À travers sept essais, Culture & Matérialisme propose un aperçu stimulant d’une œuvre qui reste encore à découvrir.

Recensé : Raymond Williams, Culture et Matérialisme, préface de J.-J. Lecercle, traductions de Nicolas Calvé et Antoine Dobenesque. Les Prairies ordinaires/Lux, 2009, 245 p. 15 euros.

Snobées pendant des décennies par un monde académique français, les cultural studies entrent depuis quelques années dans le paysage intellectuel national. Il faut en particulier se féliciter de ce que de « petits » éditeurs (ici Les Prairies Ordinaires et Lux) rendent accessibles des textes de référence de ce courant de recherche. Aucun volume de textes de Williams n’était à ce jour disponible, alors même qu’il est l’un des fondateurs de cette tradition de recherche (mais non le fondateur du Centre de Recherches de Birmingham comme l’indique, à tort, la quatrième de couverture). Sans pouvoir remplacer la lecture de livres complets, les sept textes réunis ici, s’étalant de 1961 à 1985, peu avant la mort de l’auteur, donnent un aperçu judicieux de sa palette. Cet apport est d’autant plus appréciable que Williams a produit des contributions fortes sur la généalogie du concept de culture, l’histoire des systèmes de communication et d’enseignement et leurs effets de socialisation. Cette sensibilité à la profondeur historique est d’ailleurs un des traits, bien perceptibles ici, de son apport. Il fut aussi l’un des premiers auteurs à amorcer une analyse de la télévision devenant le média central des années 60-80. La reprise du texte « publicité, le système magique », qui propose quelque chose d’une socio-histoire, critique et documentée, de la genèse des pratiques publicitaires, offre un spécimen à la fois représentatif et stimulant de cet apport. Williams y rend intelligibles les liens entre essor de la consommation de masse, de la presse à diffusion massive et métamorphoses du système publicitaire. On ne peut qu’être impressionné par la force que conservent les passages sur la composante magique de la publicité, la manière dont la figure du consommateur érode celle du citoyen, dans un texte qui aura bientôt un demi-siècle. Le texte dédié au « Darwinisme social » revêt pareillement une singulière actualité. Williams fut aussi au sein de la gauche intellectuelle britannique l’un de ceux qui, s’appuyant sur Gramsci, combattirent à la fois les visions mécanistes et économistes du marxisme, mais aussi un structuralisme réduisant le monde social à un tissu de messages et de codes, inattentif aux dispositions et capacités de filtrage des consommateurs de messages médiatiques, ce dont témoigne en particulier le texte sur « Base et superstructure dans la théorie culturelle marxiste ».

Une lecture à contretemps ?

Les mérites de ces sept textes ne peuvent estomper la question soulevée par Jean-Jacques Lecercle dans sa préface : la lecture de Williams n’est-elle pas condamnée pour partie à revêtir avant tout un intérêt historique ou « nostalgique » ? On peut à la fois être respectueux de l’intelligence de Williams, adhérer à la manière dont il sut – à contre-courant – prendre ses distances avec les modes intellectuelles de son temps et les dogmatismes de son camp, et questionner le rendement actuel d’une part de ses problématisations. Les avancées de la sociologie de la culture ne rendent-elles pas caduques les dissertations sur base et superstructure ? La référence à Bourdieu s’impose avec son invite à un « matérialisme généralisé » pour penser les conditions de production des œuvres d’art et de culture. Williams fut d’ailleurs l’un de ceux, au sein des cultural studies, qui défendirent l’apport de Bourdieu ; et la manière dont lui-même invite à valoriser les processus de production et non uniquement ceux de réception l’amène à poser des questions et à formuler des analyses, qui ne sont pas sans lien avec l’apport de la notion de champ, pour sortir d’une problématique du « reflet » dans la production culturelle. De même les analyses empiriques sur la réception des médias ne répondent-elles pas concrètement à une partie des bonnes questions soulevées par la problématique de l’hégémonie ? En bref, si les sciences sociales n’ont pas vocation à donner le programme d’une entreprise de changement social progressiste, qui animait les fondateurs des cultural studies, ne permettent-elles pas, plus efficacement que la marxologie, de répondre à un éventail de questions relatives à la production et aux usages sociaux de la culture ? Le lecteur critique pourra parfois déceler – dans l’évocation très critique des œuvres télévisuelles – un certain légitimisme culturel, ou suspecter trop d’optimisme dans les promesses associées à des médias interactifs. Plus fondamentalement, il regrettera, spécialement dans les deux textes finaux (« Culture et technologie » et « Les moyens de communication sont des moyens de production »), que la pertinence d’analyses comme celles qui récusent le déterminisme technologique ou l’apport possible de typologies (la distinction, p. 233, entre moyens amplificateurs, de stockage et de substitution dans la communication) souffre de leur caractère trop théorique. L’adjectif n’est pas à entendre ici comme synonyme d’abscons ou de vainement sophistiqué, Williams se défiant au contraire de tout théoricisme. Théorique est ici à entendre comme insuffisamment articulé à des exemples et des illustrations empiriques, ce qui rend parfois malaisément mobilisables des typologies ou des notions pourtant prometteuses (comme structure of feelings). On retrouve ici un problème classique, bien mis en évidence par David Morley dans sa formule theory travels better. Ce qui franchit le mieux le processus de traduction, ce sont les énoncés théoriques, alors que les objets et biens culturels propres au monde britannique qui servent d’appui à cette théorie sont souvent inconnus ou incompris de lecteurs étrangers, d’où le double écueil de théories devenant « abstraites », et d’univers de biens culturels dont la mention n’est éclairante que pour les familiers du pays d’origine des œuvres.

L’actualité de Williams

Ces remarques critiques ne doivent pas conduire à donner l’image dépréciative d’un auteur à la fois éclairé et éclairant en son temps mais désormais irrémédiablement désuet ou dépassé. Suggérons un autre emploi. Plus que dans un appareil conceptuel qui resterait des plus performants, ce sont dans des intuitions, des pistes de recherches souvent originales qu’il faut davantage chercher une actualité, une fécondité préservée de Williams. La modernité du « matérialisme culturel » qu’il revendique est sans doute moins dans les cautions théoriques de ses notes de bas de page que dans une intelligence souvent acérée des rapports entre les conditions matérielles de production et de développement du culturel, et ses formes et contenus. Si elle demanderait à être actualisée, l’analyse des liens entre modernisme et formes urbaines est sur ce plan stimulante (« Perceptions métropolitaines et émergence du modernisme »). Mais la remarque vaut aussi pour les observations sur les évolutions contemporaines des modes de production et de consommation culturelle (p. 200-205), sur ce que pourrait signifier au présent une notion de service publics culturels. L’actualité de Williams tient aussi à ce qui fut un de ses soucis constants : articuler une analyse théorique rigoureuse et exigeante et penser son activité d’intellectuel comme inscrite dans un projet de changement social. Sur ce point précis le « marxisme » de Williams n’a pas pris de rides : s’il faut analyser et interpréter les métamorphoses contemporaines du culturel, pareille entreprise ne peut prendre tout son sens qu’en l’articulant à une visée de changement social qui vise à combattre des formes sans cesse renouvelées d’inégalités, à penser la culture non comme un catalogue d’œuvres légitimes ou de consommations mais comme quelque chose qui injecte dans l’expérience humaine des valeurs de solidarité et de justice.

par Erik Neveu, le 11 février 2010

Pour citer cet article :

Erik Neveu, « Aux origines des cultural studies », La Vie des idées , 11 février 2010. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Aux-origines-des-cultural-studies

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