Lorsqu’on parle des quartiers populaires, faut-il évoquer la race ou l’ethnie, des émeutiers ou des révoltés, une violence politique ou rituelle ? Faut-il faire confiance à la parole des acteurs ? En examinant l’intersection de la race, de la classe et du genre et en multipliant les comparaisons, un ouvrage collectif donne une réponse nouvelle à ces questions fondamentales.
Recensé : Sophie Béroud, Boris Gobille, Abdellali Hajjat, Michelle Zancarini-Fournel (dir.), Engagements, rébellion et genre dans les quartiers populaires en Europe (1968-2005), Paris, Editions des archives contemporaines, 2011.
Cet ouvrage collectif foisonnant prend comme point d’entrée les émeutes urbaines qui se sont déroulées de façon récurrente dans les banlieues françaises depuis trente ans. Ces événements amorcent une réflexion bien plus large sur les classes populaires urbaines. En adoptant un point de vue « par le bas », observant davantage les individus que les institutions, les auteurs étudient les différentes formes de domination sociale (la classe, la « race », le genre) qui se donnent à voir dans ces espaces et à leur intersection. Loin de nous livrer un discours pessimiste, les chercheurs associés à cet ouvrage restent attentifs aux possibles subversions, individuelles et surtout collectives, aux « niches d’émancipation » (p. 95), aux marges de manœuvre dont peuvent disposer les dominé-e-s pour tenter d’alléger les contraintes qui pèsent sur eux.
Désenclaver les épisodes émeutiers ou les vertus de la comparaison
Le principe de la comparaison constitue le fil directeur de la démonstration : l’objectif affiché des auteurs étant de « désenclaver les émeutes », en les replaçant dans un contexte historique, géographique et sociopolitique, afin de leur donner une légitimité sociale et scientifique ; en un mot de les extraire d’un discours médiatique dominant qui privilégie l’instant, l’exceptionnel et le cadre étroit – au sens cinématographique – du quartier défavorisé.
Confronter ces événements au passé, leur donner de la profondeur historique est la première comparaison effectuée – qui prend comme borne de départ l’année 1968. Comme le précise Michelle Zancarini-Fournel en introduction, il s’agit de questionner le « mur épistémologique dressé entre les contestations politiques des années post-68 et les épisodes de rébellions urbaines » (p. 3). Ce choix de bornes est aussi implicitement un positionnement sur la question de la portée politique des émeutes dans les banlieues car il trace en filigrane une filiation entre les émeutes étudiantes de mai et les émeutes des banlieues de 2005. Mais il s’agit aussi de sortir de l’instantané médiatique et d’inscrire les rébellions urbaines dans la durée en exposant les conditions de leur déclenchement et leurs conséquences à l’échelle du quartier. L’article d’Abdellali Hajjat se penche ainsi sur le quartier des Minguettes, à Vénissieux pour étudier à la fois les causes de l’émeute de mars 1983, son déroulement et la naissance, dans son sillage, d’associations, qui prouvent la continuité entre ces deux modes d’action pour les acteurs.
La comparaison opère également géographiquement. Les quartiers populaires sont resitués au sein d’un espace urbain plus large, ce qui permet de comprendre leurs frontières spatiales, réelles et imaginaires. Ainsi, l’étude micro-spatiale de Michelle Zancarini-Fournel montre comment un îlot urbain (la cité Olivier-de-Serres, six bâtiments de huit étages à Villeurbanne) s’articule à la fois avec les cités voisines, avec l’agglomération et jusqu’à l’échelle nationale. La dernière partie de l’ouvrage est consacrée à la comparaison internationale et permet d’interroger les spécificités françaises à l’échelle européenne, par rapport aux conflits interthniques en Grande-Bretagne (Sophie Body-Gendrot), à l’absence d’émeutes en Allemagne (Bettina Severin-Barboutié) et à leur apaisement en Belgique depuis la fin des années 1990 (Andre Rea).
La dernière dimension comparative consiste à réinsérer l’action collective qu’est l’émeute dans un faisceau beaucoup plus large de mobilisations portées par les habitants de ces quartiers : la fondation d’associations ou de collectifs (Foued Nasri, Marie-Carmen Garcia), les luttes pour les droits des sans-papiers (Andrea Rea), les formes plus conventionnelles de lutte que sont les grèves ou l’action syndicale (Sophie Béroud) ou encore les pratiques de loisir comme une possible « rébellion silencieuse » des femmes (Anne Tatu-Colasseau et Gilles Vieille Marchiset). Le parallèle permet de relever la parenté de ces types de mobilisations et par là même de questionner la frontière tracée entre « violences réputées illégitimes et répertoires d’actions considérés comme légitimes » (p. 2)
Une des réussites de cet ouvrage est certainement de tenir le pari de la comparaison et de montrer ainsi les vertus heuristiques de cette méthode. On ressort de la lecture avec une image plurielle et complexe, qui déconstruit en grande partie l’image monolithique de « la » banlieue française.
À l’intersection des dominations : classe, race, genre
Malgré leur appartenance à plusieurs disciplines (histoire, sociologie, sciences politiques), les auteurs partagent une même visée méthodologique : faire une étude des classes populaires, au sens fort du mot « classe ». Ils reposent à nouveaux frais de grandes questions sociologiques telles que la séparation eux/nous théorisée par Richard Hoggart qui est confirmée par Valérie Sala-Pala ou Abdellali Hajjat ; ou méthodologiques : comment recueillir et comprendre la parole populaire, sans tomber dans les deux écueils définis par Claude Grignon et Jean-Claude Passeron : le misérabilisme ou le populisme naïf [1] ? Ces questionnements sont complétés par les références aux Subaltern Studies et notamment à James Scott qui redonne leur place aux acteurs en tentant de retrouver le sens qu’ils donnent eux-mêmes à leurs actions, en dehors des interprétations exogènes [2]. Ce projet trouve un écho certain dans le fait que l’ouvrage fait la part belle aux extraits d’entretiens, permettant ainsi d’entendre longuement la parole populaire avec son vocabulaire, ses hésitations et ses scansions. Gérard Mauger met cependant en garde contre la confiance aveugle en la parole des émeutiers :
Faut-il faire alors de ce que disent les émeutiers – à supposer qu’ils parlent – la « vérité ultime » de l’émeute ? En fait on peut – et on doit – s’interroger sur le sens à accorder à des discours qui peuvent être des discours d’emprunt (« ils sont parlés »), des discours de circonstance, des discours de parade, des rationalisations a posteriori, etc. (p. 28-29)
Ce projet classique de l’étude des classes sociales est enrichi des nouveaux questionnements en sciences sociales sur les concepts de « race » ou d’ « ethnicité ». L’introduction revient sur ces débats et précise que le terme finalement adopté est
racialisation au risque de choquer certains esprits. Ethnicisation a finalement été écarté : son usage correspond à une euphémisation du mot « race ». […] On entend par « racialisation » […] un processus d’assignation et d’identification qui consacre une tendance à interpréter la réalité sociale à travers les catégories raciales » (p. 6)
Au-delà de ces définitions liminaires, l’intérêt de l’ouvrage réside dans son aspect collectif et dans l’absence d’uniformisation du vocabulaire. Il peut donc se lire à la fois comme un très bon exemple de la difficulté à nommer les phénomènes qui concernent les classes populaires et les dominé-e-s en général et comme un répertoire des possibles Comment désigner (ou pas) le passé migratoire des familles et sa perception par la société : « ethnie », « ethnicité » (qui est employé malgré les précisions introductives), « race » ? Individus « racisés », « racialisés », « issus de l’immigration », « héritiers de l’immigration », « jeunesses populaires urbaines » ? Comment nommer les épisodes émeutiers (émeutes, violences, rébellions, désordres urbains), puisque les mots choisis renvoient au débat sur la dimension politique (ou non politique) de ces événements ?
Enfin, cet ouvrage revient sur le dernier point du « triangle des dominations » (p. 94) : le genre. Les rapports sociaux de sexe sont ici étudiés dans le cadre particulier des engagements et des rébellions des quartiers populaires, ce qui fait ressortir des configurations originales. C’est tout d’abord la construction de la virilité dans les émeutes qui est analysée comme une manière de retrouver de l’estime de soi pour de jeunes garçons marqués par la domination sociale et/ou raciale. C’est le constat de Sophie Body-Gendrot qui écrit que « ces jeunes gens tirent estime d’une masculinisation exacerbée, les menant à des conduites ordaliques, à des confrontations et à des défis incessants lancés à la police » (p. 175). A l’inverse, Valérie Sala-Pala met en lumière le « rapport social plus « conformiste » des filles à la citoyenneté […] ce qui peut-être interprété comme l’effet d’une socialisation des filles les incitant davantage à la « docilité » vis-à-vis des institutions » (p. 57). Cependant, certaines d’entre elles s’engagent fortement et dénoncent les stigmatisations dont elles sont l’objet. L’article de Marie-Carmen Garcia compare les discours publics de deux mouvements militants (Ni putes ni soumises et les Indigènes de la République) et leur conception des différents rapports de domination. Cette étude relève la tension de ces associations à l’égard du féminisme dit « organisé » ou « historique ». Dans la lignée du Black Feminism, les militantes dénoncent un « féminisme blanc », qui servirait de caution au racisme en stigmatisant les hommes des quartiers populaires [3]. Malgré leurs différences, ces deux mouvements défendent selon l’auteure un autre féminisme, fondé sur la solidarité avec les « pères » et les « frères », un féminisme de « femmes racisées qui luttent contre le sexisme en revendiquant prioritairement des changements dans le traitement social et politique des hommes racisés » (p. 91)
Ces articles éclairent donc la manière complexe dont se tissent les dominations et surtout les formes de luttes, individuelles et/ou collectives pour échapper à ces processus contraignants.
À la frontière du politique
Un des questionnements forts de cet ouvrage est enfin la dimension politique des émeutes urbaines. Comme le précise Boris Gobille, il n’est pas rare qu’elles soient « réduites à une forme de délinquance ou à l’expression inorganisée des “frustrations” et des “pathologies” affectant les populations et les quartiers populaires. » Il faut donc « interroger ce partage ordinaire entre les formes d’actions qui relèveraient du politique et celles qui s’en éloigneraient » (p. 12).
Mais qu’est-ce qui pourrait faire de ces violences urbaines un engagement politique ? La réponse, plus ou moins explicite selon les articles, est celle du rapport aux forces de l’ordre. En effet, la grande constante du déclenchement des émeutes en France est celle d’une dégradation des rapports entre les policiers et la population des quartiers, la rupture d’un équilibre fragile qui déclenche le recours à la violence des jeunes. C’est d’ailleurs une particularité française par rapport à la Grande-Bretagne, par exemple : il n’y pas d’affrontement « interethnique », le conflit oppose toujours jeunes et policiers.
Mais en s’opposant à la police, est-ce l’État – en tant qu’il exerce la violence légitime – que ces jeunes hommes affrontent ? La réponse est positive pour Valérie Sala-Pala qui constate que les « inégalités policières symbolisent pour ces jeunes les injustices produites plus globalement par l’État et les institutions et le déni de citoyenneté dont ils sont l’objet » (p. 55). Gérard Mauger livre une version plus nuancée : s’il qualifie l’émeute de 2005 de « protopolitique », il note également que « l’habitus agonistique propre au “omonde des bandes” porte à percevoir la police comme une bande rivale (dotée de la même espèce de capital et des mêmes valeurs de virilité, investie de la même logique d’appropriation du territoire, usant de la même sémantique guerrière assortie du rappel permanent des violences passées et de la chronique annoncée des violences à venir) » (p. 36). Il pointe ainsi l’existence d’une violence ritualisée, qui n’a pas forcément de signification politique.
L’actualité de ce débat est soulignée par la parution récente de deux ouvrages qui interrogent cette « frontière du politique », autrement, du point de vue de l’État. L’enquête de l’anthropologue Didier Fassin, La Force de l’ordre, une anthropologie de la police des quartiers renverse la perspective et décrit les activités quotidiennes d’une brigade anti-criminalité de la banlieue parisienne [4]. Il s’agit en quelque sorte de l’arrière-plan des émeutes urbaines, des rapports préalables entre la police et les jeunes et surtout du regard des policiers sur la population de ces quartiers. Le deuxième ouvrage est celui d’Abdelalli Hajjat, Les frontières de l’ "identité nationale". L’injonction à l’assimilation en France métropolitaine et coloniale, dans lequel l’auteur pose la question, non pas de la révolte des populations, mais celle de leur « intégration » selon les normes administratives, avec une enquête au service des naturalisations en préfecture [5]. Ces deux études permettent d’approfondir la question politique : comment l’État, qui n’est autre que ses agents (policiers, fonctionnaires de la naturalisation) considère-t-il la population de ces quartiers populaires ?
Soulignons pour finir, deux dimensions qui mériteraient d’être approfondies. La place de l’histoire, d’abord, car malgré la volonté affichée dès l’introduction de faire une étude pluridisciplinaire, elle est peu présente. Au-delà de l’appartenance institutionnelle (deux des auteures seulement sont historiennes), ce sont les questionnements sur le temps long qui sont relativement absents. L’œuvre d’Edward P. Thompson n’est pas évoquée et Eric Hobsbawm et Jean Nicolas, s’ils sont cités, ne sont pas réellement exploités [6]. Or, ces historiens ont tous posé la question de la signification politique de la violence des classes populaires et les mobiliser aurait permis d’interroger encore davantage les spécificités de la période 1968-2005, en mettant en exergue à la fois des ruptures et des continuités. De même, le titre de l’ouvrage met l’accent sur l’année 1968, mais les engagements spécifiques de cette période ne sont en fait jamais évoqués : la comparaison avec une forme de révolte violente mais portée par des catégories sociales légitimes (les étudiants) avec des revendications politiques claires pourrait pourtant être particulièrement éclairante.
La deuxième remarque porte sur l’usage des mots et sur la déconstruction des catégories du sens commun. On l’a souligné, cette recherche collective se distingue en voulant questionner les catégories, notamment celles qui cherchent à définir l’héritage de l’immigration. L’introduction annonce le refus de deux vocables « ethnie » et « issus de ». Or ces deux termes sont utilisés par certains des auteurs, parfois abondamment, soulignant ainsi les tensions et les impensés du monde académique. Au-delà de la question du choix des mots, de nombreux articles cherchent effectivement à déconstruire cette catégorie et à montrer la diversité sociale des « jeunes de banlieues » : leurs expériences sont très différentes selon leur sexe, l’origine sociale de leurs parents, leur place dans la fratrie, leur niveau de diplôme, etc. Une dimension reste cependant étrangement absente, celle des origines nationales des migrants. Les jeunes « issus de l’immigration » étudiés ont des ascendants majoritairement venus du Maghreb et d’Afrique noire et ce fait est trop souvent pris comme une origine commune, certainement à cause du passé colonial de ces pays. Mais il serait intéressant de creuser réellement la question des différences : est-ce la même chose d’avoir des parents venus de Tunisie, du Maroc ou d’Algérie ? Et, à l’intérieur de ces pays, peut-on comparer des Kabyles et des Arabes ? Des harkis et des travailleurs immigrés ? Ces identités très différentes structurent probablement fortement la communauté en interne mais sont gommées dans l’appréhension politique et médiatique des habitants des banlieues. Les étudier peut donner de nouvelles clés de compréhension des dynamiques internes des classes populaires.
Malgré ces observations, cet ouvrage reste un travail stimulant, choisissant un point de vue original pour étudier l’intersection des dominations et les chemins possibles de leur subversion par l’action collective.
Anaïs Albert, « L’Europe des dominés et des rebelles »,
La Vie des idées
, 27 avril 2012.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/L-Europe-des-domines-et-des
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[1] Richard Hoggart, La culture du pauvre, étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, Paris, Les Editions de Minuit, 1970 (édition originale 1957), Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Le Savant et le populaire, Paris, Gallimard-Seuil, 1989.
[2] James Scott, La domination et les arts de la résistance. Fragment d’un discours subalterne, Paris, Editions Amsterdam, 2009 (édition originale 1990).
[3] Sur ces questions, voir Nacira Guénif-Soulimas, Eric Macé, Les féministes et le garçon arabe, La Tour d’Aigues, L’Aube, 2004, Elsa Dorlin (dir.), Black feminism : anthologie du féminisme africain-américain, 1975-2000, Paris, l’Harmattan, 2008 et Sexe, race, classe : pour une épistémologie de la domination, Paris, PUF, 2009.
[4] Didier Fassin, La Force de l’ordre, une anthropologie de la police des quartiers, Paris, Le Seuil, 2011.
[5] Abdelalli Hajjat, Les frontières de l’« identité nationale ». L’injonction à l’assimilation en France métropolitaine et coloniale, Paris, La Découverte, 2012.
[6] Edward P. Thompson, « The moral economy of the English crowd in the eighteenth century », Past and Present, n°50, 1971, p. 76-136 ; Eric Hobsbawm, Les primitifs de la révolte dans l’Europe moderne, Paris, Fayard, 1966 ; Jean Nicolas, La rébellion française : mouvements populaires et conscience sociale (1661-1789), Paris, Le Seuil, 2002.