Les attaques de D. Trump contre le “Deep State” ont remis en lumière l’importance de cette dimension institutionnelle, rempart de la démocratie américaine contre la dérive plébiscitaire.
Recension Politique International
À propos de : Stephen Skowronek, John A. Dearborn, and Desmond S. King, Phantoms of a Beleaguered Republic : The Deep State and the Unitary Executive, Oxford University Press
Les attaques de D. Trump contre le “Deep State” ont remis en lumière l’importance de cette dimension institutionnelle, rempart de la démocratie américaine contre la dérive plébiscitaire.
Début septembre, le néo-conservateur américain5 Robert Kagan a dessiné avec force, dans les colonnes du Washington Post, la crise constitutionnelle que traverse les États-Unis depuis le refus de Donald Trump de reconnaître sa défaite lors de l’élection présidentielle de 2020. Trump est en effet soutenu dans son déni par des élus et un électorat qui considèrent qu’il est « la [seule] réponse » [the response] possible face à un « gouvernement et une société qui ont été capturées par des socialistes, des minorités et des déviants sexuels » [the U.S. government and society have been captured by socialists, minority groups and sexual deviants] sans opposition des élus républicains « corrompus et faibles » [corrupt and weak]. L’ancien professeur de relations internationales à Boston University, Angelo Codevilla, rappelait d’ailleurs aux électeurs de Trump qu’ils vivent « sur un territoire contrôlé par des tribus ennemies », [liv[e] in territory controlled by enemy tribes] ce qui les oblige à
présumer de l’innocence de toute personne un peu comme vous qui est attaquée lors d’une confrontation avec ces tribus et avec leurs autorités […]. Prenez sa défense. En d’autres termes, vous devez protéger les autres comme vous. [must assume the innocence of anyone remotely like yourself who is charged in any confrontation with those tribes and with their authorities. […] Take his side. In other words, you must shield others like yourself] [1]
Au cœur de cette appréhension, qui structure la mythologie QAnon [2] et a grandement justifié l’assaut du Capitole le 6 janvier 2021, on retrouve la représentation d’un « État profond » (Deep State) aux commandes du pays. Cette représentation a été adroitement utilisée par Trump en 2016 pour se démarquer de ses rivaux républicains, mais également durant sa présidence pour attaquer toutes les « résistances » réelles ou perçues à sa politique au sein de l’État. Il l’utilisa par exemple pour attaquer la Food and Drug Administration (FDA) lorsqu’elle refusa d’autoriser l’hydroxychloroquine comme un traitement contre la Covid-19. Il présenta cette attitude comme celle de fonctionnaires déterminés à empêcher sa réélection en bloquant ses décisions [3].
Dans Phantoms of the Beleaguered Republic, les politistes Desmond King, John Deardorn et Stephen Skowronek expliquent pourquoi la notion d’État profond, si « chargé[e] sur le plan rhétorique » [rhetorically loaded] (p. 22) et qui décrivait auparavant, avant sa réappropriation par l’extrême droite, le contrôle officieux des militaires sur les institutions politiques turques et égyptiennes, a reçu un écho si important dans le débat politique américain. Ils montrent que cette représentation d’une administration fédérale privée de contrôle démocratique se nourrit d’une « profondeur » réelle et constitutive de l’État américain. À partir d’exemples tirés de la présidence Trump, les auteurs s’interrogent donc sur sa « valeur ». Ils concluent que, face à la crise actuelle des institutions, et à défaut de pouvoir « ré-imaginer le système dans son ensemble » [reimagining the system as a whole] (p. 203), la profondeur est un rempart efficace contre la concentration progressive des pouvoirs entre les mains du président et à l’avènement d’un régime plébiscitaire aux États-Unis. Sous Trump, elle a pu être effectivement utilisée pour ralentir, altérer ou suspendre certaines décisions du président [4].
La profondeur de l’État est triple. Son action l’enracine tout d’abord profondément dans la société américaine. À titre d’exemple, la Food and Drug Administration autorise, contrôle et supervise l’ensemble des produits alimentaires et médicamenteux mis en vente sur le marché américain, ainsi que le tabac. Ces derniers mois, on attend ainsi de l’agence qu’elle instaure des règles pour le marché des vapotes en raison de son utilisation croissante chez les jeunes. Avec ses 18 000 employés et ses liens avec le monde de la santé et les institutions scientifiques et universitaires, l’agence illustre aussi la seconde dimension de la profondeur : les ressources humaines. L’État s’appuie sur « un vaste réservoir d’expertise professionnelle, de compétences de gestion et de mémoire institutionnelle » [a vast reservoir of professional expertise, managerial skill, and institutional memory] (p. 5) qui s’étend bien au-delà de ses ressources propres et mobilise des acteurs industriels, associatifs ou scientifiques dans la production de normes et règles administratives.
Finalement, l’État américain est construit sur une articulation dense de « rôles et devoirs, règles et procédures, normes et protocoles » [roles and duties, rules and procedures, norms and protocols] à tous les échelons, « une intermédiation qui dépersonnalise le contrôle ou fait passer les fonctions officielles avant les préférences » du président en exercice [intermediation that depersonalizes control or elevates official duties over incumbent predilections] (p. 4). C’était un point d’achoppement important pour Trump : il ne concevait pas le besoin de respecter une procédure d’autorisation longue pour approuver un traitement contre la Covid-19 qu’il jugeait lui-même efficace. Sa temporalité était influencée par l’immédiateté des réseaux sociaux et des campagnes électorales. Et la mise en place des politiques publiques aurait également dû l’être, selon lui.
Au travers de ses attaques contre l’État, Donald Trump en a rendu manifestes la profondeur et les fragilités. Les auteurs font l’inventaire des cibles de la Maison blanche : les ressources humaines (en refusant de renouveler des postes, en les délocalisant loin de Washington, ou en nommant des politiques à des places traditionnellement réservées à des scientifiques) ; les données (en refusant de reconnaître leur primauté sur des décisions politiques ou en jouant de la transparence pour refuser de reconnaître la validité de données anonymisées) ; les normes (la Maison blanche a interféré avec le travail des enquêteurs du département de la Justice au sujet d’enquêtes sur des proches du président) ; la surveillance du travail de l’exécutif par le Congrès (échec des deux mises en accusation, refus de partager des documents ou de témoigner devant les commissions du Congrès). En somme, les mécanismes mis en place pour empêcher un contrôle autoritaire du président sur la bureaucratie fédérale, et pour faire valoir l’expertise technique et scientifique sur les décisions politiques dans le travail réglementaire, sortent fragilisés de la présidence Trump.
Cette stratégie de contrôle du travail réglementaire et normatif des institutions fédérales par l’administration présidentielle n’est pas surprenante. Les auteurs notent que le développement de la profondeur dans l’État administratif est l’une des deux tendances du développement politique américain. Son pendant est la recherche d’un « exécutif unitaire » – un contrôle du président sur le travail de l’administration fédérale – que Donald Trump décrivait ainsi : « J’ai un article II [qui] me donne le droit de faire ce que je veux en tant que président » [“I have an Article II, where I have the right to do whatever I want as president”] (p. 25). « C’est une proposition dérivée de la phrase d’ouverture de l’article II : "Le pouvoir exécutif sera confié à un président des États-Unis d’Amérique." Contrairement à la clause de dévolution de l’article I, où la compétence législative du Congrès est limitée aux pouvoirs "ici accordés", la formulation de l’article II est sans réserve. » [It is a proposition derived from the opening sentence of Article II : “The executive Power shall be vested in a President of the United States of America.” In contrast to the vesting clause in Article I, where the legislative purview of Congress is limited to powers “herein granted,” the wording in Article II is unqualified] (p. 29) Ces interprétation de la Constitution renvoient « à deux conceptions distinctes de l’autorité [qui] s’opposent aujourd’hui en vain » [two distinct conceptions of authority are now drawing each other out to no good effect] (p. 11), fruit de l’équilibre instable trouvé en 1787 entre l’expérience d’un exécutif autoritaire (la monarchie britannique) et l’absence d’une autorité exécutive autonome (le régime des Articles de la Confédération dans les années 1780). Elles sont rentrées en collision à mesure que le Congrès a délégué des pouvoirs réglementaires à de nouvelles institutions pour affronter un nombre croissant de problèmes économiques et sociaux. C’est ce développement qui avait poussé Dwight Waldo à vouloir dépasser la dichotomie politique-administratif dès 1948 dans ce qu’il appelait « l’État administratif » [5]. Mais ces frictions étaient limitées tant que le président et le Congrès coopéraient dans l’élaboration des politiques publiques.
L’expansion majeure des capacités administratives nationales dans les années 1970 a cependant été un tournant :
Le pouvoir exécutif s’étant vu confier une part beaucoup plus importante de la gouvernance effective, les présidents ont constaté qu’ils avaient au moins autant à gagner en affirmant leur contrôle de manière indépendante, par le biais d’un contrôle administratif, qu’en collaborant davantage avec le Congrès dans le but de promulguer de nouvelles lois (p. 47). [With so much more of the actual governing shifted into the executive branch, presidents found that they had at least as much to gain by asserting control independently, through administrative direction, as through further collaboration with Congress in the interest of enacting new legislation.
À partir de ce moment, les présidents démocrates et républicains ont cherché un contrôle plus étroit sur l’administration fédérale, une stratégie freinée par cet héritage normatif et humain, ainsi que par les résistances aux changements dans la société américaine. C’est un changement majeur : la Maison blanche cherche un contrôle sur le pouvoir réglementaire et normatif alors que seul le Congrès est constitutionnellement en mesure de « faire les lois » (Article I, Section 1). Mais, du point de vue de la Maison blanche des années 1970, « un exécutif unitaire était exactement ce qu’il fallait pour discipliner le Congrès, subordonner le pouvoir exécutif [au président], sauver la démocratie et restaurer le gouvernement constitutionnel » [A unitary executive was just the thing to discipline Congress, subordinate the executive branch, redeem democracy, and restore constitutional government]. Le Congrès cherchait au contraire à limiter les pouvoirs présidentiels après les révélations du Watergate : « un exécutif unitaire était une présidence impériale d’un autre nom et, en tant que telle, une menace pour la démocratie américaine » [a unitary executive was an imperial presidency by another name and, as such, a threat to American democracy] (p. 195). Les accusations trumpiennes portées sur l’État profond mettent en lumière une stratégie plus ancienne qui cherche à permettre au président de légiférer de facto sans le Congrès. Et les auteurs de résumer les enjeux de ce conflit ainsi :
Les diverses manifestations de la profondeur de cet État forment-elles une conspiration de l’État profond ? L’article II de la Constitution autorise-t-il un assaut unilatéral contre lui ? (p. 10) [Do the various manifestations of this state’s depth add up to a Deep State conspiracy ? Does Article II of the Constitution authorize a unilateral assault on it ?]
La concentration des pouvoirs entre les mains de l’exécutif est une tendance que l’on retrouve bien au-delà du seul cas américain, et menée pour des raisons diverses : une plus grande efficacité de l’action publique, des représentations antidémocratiques frappant les institutions administratives, la « lenteur » du processus législatif face à un état d’urgence sécuritaire ou sanitaire. D’ailleurs, en France, Turquie, Israël ou les pays du Visegrád, la critique de « l’État profond » s’est parée de couleurs nationales et présente un marqueur fort des rapports de pouvoir conflictuels entre le pouvoir exécutif, le public, et les institutions administratives de nombreux états démocratiques contemporains.
Finalement, cette profondeur est amenée à évoluer à mesure que les institutions administratives s’adaptent aux traces numériques des interactions humaines. L’utilisation d’algorithmes en sus, et parfois à la place des fonctionnaires est en train de remettre en question les rapports de pouvoir et d’autorité au sein des institutions, offrant à qui comprend et maîtrise ces nouveaux outils un avantage comparatif par rapport aux autres acteurs des politiques publiques. Cette profondeur numérique est l’une de ces « nouvelles formes d’expression du pouvoir [qui] se développent par le biais des outils numériques » [6] et qui permettra un jour d’automatiser la production de règles administratives [7] et peut-être même de remplacer les règles et les normes administratives [8].
Sans aller jusque-là, les auteurs de l’ouvrage apportent un éclairage très intéressant et riche en exemples sur ce nouvel espace d’affrontements interinstitutionnels entre la Maison blanche et le reste de l’exécutif pour le contrôle du pouvoir réglementaire sous la présidence Trump. Ils permettent également de mieux comprendre comment une représentation aussi usitée que celle d’un État « profond » peut trouver des racines dans la réalité institutionnelle des États-Unis.
par , le 12 novembre 2021
Maxime Chervaux, « L’État profond, danger ou rempart ? », La Vie des idées , 12 novembre 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-Etat-profond-danger-ou-rempart
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[1] Angelo Codevilla, “The Police and Us", American Greatness, 23 octobre 2020.
[2] Mike Rothschild, The Storm Is upon Us : How QAnon Became a Movement, Cult, and Conspiracy Theory of Everything (Brooklyn : Melville House, 2021).
[3] “FiercePharmaPolitics—Is the ‘deep State’ Running the FDA ? Trump Tweet Sparks Pushback amid COVID-19 Fight”, FiercePharma, 3 octobre 2021.
[4] Voir la tribune « I Am Part of the Resistance Inside the Trump Administration », publiée dans le New York Times en septembre 2018.
[5] Dwight Waldo fut l’un des premiers à noter la tension existante entre la bureaucratie et la démocratie dans le cas américain. Voir Dwight Waldo, The Administrative State : A Study of the Political Theory of American Public Administration (New Brunswick, NJ : Transaction Publishers, 2007 [1948]).
[6] Amaël Cattaruzza, Géopolitique Des Données Numériques : Pouvoir et Conflits à l’heure Du Big Data (Paris : Le Cavalier bleu éditions, 2019), p. 165.
[7] Melissa Mortazavi, “RULEMAKING EX MACHINA”, Columbia Law Review Online, 22 septembre 2017.
[8] Anthony J. Casey and Anthony Niblett, “The Death of Rules and Standards”, SSRN Scholarly Paper (Rochester, NY : Social Science Research Network, 20 novembre 2015).