Poursuivant la fresque entreprise dans le premier tome, Jacques Krynen nous invite, avec ce deuxième tome de l’État de justice, à parcourir l’histoire judiciaire de la France pendant la période contemporaine (1789-2011).
Poursuivant la fresque entreprise dans le premier tome, Jacques Krynen nous invite, avec ce deuxième tome de l’État de justice, à parcourir l’histoire judiciaire de la France pendant la période contemporaine (1789-2011).
Poursuivant la réflexion entamée dans un premier tome paru en 2009, Jacques Krynen compose, citations et illustrations à l’appui, un tableau de la justice sur la longue durée, richement documenté et très agréable à lire. L’État de justice n’est cependant pas qu’une belle synthèse. Il est aussi un livre d’idées. J. Krynen y défend en effet une thèse. Selon l’auteur, l’État de droit actuel est un leurre ; en réalité, la France contemporaine serait redevenue un État de justice, un État évoluant sous la domination des juges, à l’instar de celui qui a précipité la chute de l’Ancien régime. Si cette situation ne se révèle qu’aujourd’hui, la résurrection du pouvoir judiciaire a commencé il y a deux siècles, après la brève parenthèse qu’a constitué la destruction de l’État de justice lors de la Révolution française.
Servi par une plume vive et lumineuse, cet ouvrage met en relief les continuités unissant la justice d’Ancien régime et celle qui renaît à partir des premières années du XIXe siècle. Si les révolutionnaires ont cru, pour assurer le règne de la loi, devoir faire table rase du « pouvoir judiciaire », l’« ordre judiciaire » est reconstitué dès le Consulat. Le système de l’élection des juges est récusé, au profit d’une nomination à vie, que les revendications d’une indépendance statutaire rapprochent du système (condamné par la Constituante en 1790) de patrimonialité des offices de judicature. Au cours du XIXe siècle, la magistrature reste certes soumise au pouvoir politique. Pour autant, l’auteur souligne que les écrits des juristes de cette époque – qu’il s’agisse d’Henrion de Pansey, de Dupin aîné, de Troplong ou du plus discret D’Eyraud – ne font montre d’aucune culture de la soumission : ils glorifient au contraire leur fonction d’interprètes de la loi. Les discours de rentrée aux audiences solennelles attestent bien, eux aussi, du renouveau de thématiques classiques : le fondement divin de la justice et la sacralité de la fonction de juger, l’exaltation de la jurisprudence, ou encore le pouvoir supérieur de la magistrature, ancre et boussole de l’État. L’accroissement des pouvoirs de la Cour de cassation, que la doctrine universitaire tarde à apercevoir, confine à la « résurgence des arrêts de règlement », voire à une « érosion jurisprudentielle de la règle légale ». Le XXe siècle accentue encore cette évolution. Sans doute la Cour de cassation a-t-elle intériorisé la suprématie du législateur, mais elle s’estime investie d’une vraie capacité législative et même d’un devoir de remontrances.
Parallèlement, l’auteur met en exergue les conséquences du discours doctrinal français sur l’État de droit qui se développe à partir du début du XXe siècle, notamment avec Léon Duguit et Raymond Carré de Malberg. Ce concept vient en effet légitimer la montée en puissance du juge administratif. Se comparant à la conscience du pouvoir, le Conseil d’État se vit « partenaire » du gouvernement, arbitrant pour « associer les prérogatives de la puissance publique et les libertés des citoyens, l’administration et l’efficacité, l’État et le droit ». De l’autre côté du Palais-Royal, le Conseil constitutionnel s’est, après la mue de la première moitié des années 1970, érigé en contre-pouvoir juridictionnel. Au nom de la suprématie de l’État de droit sur l’État légal, il exerce, en pratique, un contrôle d’opportunité qui tend à substituer son opinion à celle des représentants élus de la Nation. La Question Prioritaire de Constitutionnalité, qui permet l’exercice d’un contrôle sur la loi a posteriori, accroît encore l’emprise des juges constitutionnels sur le pouvoir politique.
Puissants, les juges souffrent néanmoins d’un déficit de légitimité. C’est le cas des neuf « sages » du Conseil constitutionnel, ce « club prestigieux pour grands retraités de la vie politique » qui n’hésitent pas à imposer leurs vues aux représentants du « peuple ». Mais les magistrats professionnels qui rédigent jugements et arrêts « au nom du peuple français », sans jamais avoir reçu du peuple mandat de juger, n’y échappent pas. Comme hier, la magistrature professionnelle d’aujourd’hui ne fait pas de la loi la norme essentielle ; comme hier, elle jouit d’une grande indépendance statutaire ; comme hier, elle manifeste un esprit de combat susceptible de se muer en « fronde ». Pour éviter le divorce entre les juges, d’une part, et le peuple, d’autre part, il ne suffit pas, selon l’auteur, d’œuvrer dans le sens d’un recrutement élargi, d’une meilleure formation des juges, d’une exigence déontologique et d’une responsabilisation accrues des magistrats ; il faut travailler à refonder leur légitimité démocratique. Et pour ce faire, l’auteur préconise – en dépit des réticences corporatistes – l’institution d’élections judiciaires.
Le parallèle établi entre la magistrature contemporaine et la justice d’Ancien régime est éclairant et séduisant. Mais les conclusions auxquelles parvient l’ouvrage ne convainquent pas toujours.
D’abord, le caractère national de l’État de justice décrit par Jacques Krynen prête à discussion. Dans la société contemporaine, les juridictions françaises, même souveraines, doivent compter avec un ordre juridictionnel international, représenté notamment par la Cour européenne de sauvegarde des droits de l’homme et la Cour de justice de l’Union européenne. Et l’État de justice(s) qui en impose à la loi votée par les représentants de la Nation est souvent moins le fait des trois juridictions « souveraines », pour lesquelles l’ouvrage convainc d’une certaine filiation avec les cours d’Ancien régime, que celui de ces Cours d’un nouveau genre qui ne sont quasiment pas évoquées.
Ensuite, une lecture qui oppose pouvoir juridictionnel et pouvoir politique ne paraît pas toujours satisfaisante. En apparence, le Conseil d’État est le censeur de l’administration, comme le Conseil constitutionnel est celui du Parlement. Mais la pratique n’est pas toujours concordante. Pendant les périodes troublées – Seconde Guerre mondiale ou guerre d’Algérie, par exemple –, les juges sont loin, dans leur très grande majorité, d’avoir défendu l’État de droit [1] ; ils semblent plutôt au mieux s’être inclinés, au pire avoir défendu l’insoutenable. À l’époque contemporaine, on peut aussi se demander si la censure juridictionnelle ne participe pas – au moins dans certaines occurrences – d’un jeu de rôle. Le Parlement, qui pouvait difficilement ignorer que la loi réprimant la négation du génocide arménien serait déclarée inconstitutionnelle, ne s’est-il pas servi du Conseil constitutionnel (Décision n°2012-647 du 28 février 2012.) pour réaliser, sans conséquence, une opération de séduction électorale ? Lorsque le Conseil d’État affirme que l’hébergement d’urgence au profit des sans-abri est une liberté fondamentale (CE ord. 10 février 2012.), censure-t-il le pouvoir ou fait-il la promotion – sans réels effets concrets – de sa conception humaniste du droit ?
On a en outre parfois du mal à faire coller le récit d’une justice puissante et le vécu de tribunaux malmenés. Jacques Krynen écarte, un peu vite d’ailleurs, à mon sens, les questions matérielles. Mais, au delà même de la question du budget de la justice, l’« autorité de la chose jugée » est parfois un concept juridique plus qu’une réalité empirique. Le Parlement est souvent tenté de récuser les décisions de justice – notamment hors des matières pénales – par des lois rétroactives ; plus grave, les administrations n’exécutent pas toujours, loin s’en faut, les injonctions que leur adresse le juge administratif.
Enfin, on peut douter du remède que constituerait l’élection. D’abord, sur le plan des principes. Certes, le magistrat juge « au nom du peuple français ». Mais en quel nom les autres fonctionnaires agissent-ils, notamment quand ils sont investis de prérogatives d’autorité ? L’inspecteur des impôts qui vérifie la situation fiscale d’un contribuable, lui assigne des redressements et lui inflige des pénalités, opère également au nom du peuple français. Et sa marge de pouvoir discrétionnaire n’est pas moindre que celle dont dispose le juge. À la lecture de l’ouvrage, on ne parvient pas à se convaincre que la légitimité exigée par la fonction judiciaire soit substantiellement différente de celle dont doivent bénéficier les autres fonctionnaires régaliens. L’élection des magistrats serait-elle le prélude à une fonction publique élective ?
Surtout, l’élection suffit-elle à répondre à l’exigence de légitimité démocratique ? Certains juges – consulaires ou prud’homaux – sont élus ; pourtant, il ne semble pas que leurs décisions bénéficient d’un surcroît d’autorité. Au contraire.
Mais ces interrogations ne font que signaler la pertinence de la réflexion ouverte par L’État de justice. Quels que soient les débats que ses thèses ouvrent, ce livre présente le formidable intérêt de placer l’exercice juridictionnel et ses acteurs au cœur d’une réflexion qui lui fait souvent défaut.
La différence qu’il souligne entre État de droit et État de justice constitue, par exemple, une clé d’analyse essentielle. Pensons à la Question Prioritaire de Constitutionnalité (QPC), saluée, à l’origine, comme un formidable progrès de l’État de droit ; elle permettait, enfin, de donner complètement corps à la hiérarchie des normes mise à jour par Hans Kelsen. Après quelques mois d’usage, des voix ont souligné l’usage qui en était fait par certains justiciables pour retarder le cours de leur procès, voire pour échapper à leur responsabilité notamment dans des délits financiers. Mais bien au delà des conséquences de l’usage de cette voie de droit, ce sont surtout les conditions de la décision du Conseil constitutionnel qui posent problème. Alors même que la QPC est soulevée au cours d’un procès, le Conseil est est, par exemple, censé ne pas trancher un litige entre des parties, mais seulement se prononcer sur la constitutionnalité d’une disposition législative. Cette fiction permet de mettre de côté les règles garantissant l’impartialité des juges. Elle autorise ainsi les membres du Conseil constitutionnel à éviter, de fait, une condamnation à un ancien collègue [2]. Toujours dans le cadre des QPC, ce juge de la loi est également libre de définir la portée temporelle de ses décisions. La possibilité lui est ainsi offerte de créer un vide juridique que le Parlement n’a pas la possibilité de combler [3]. Ceci est certainement à porter au crédit de la thèse, défendue par Jacques Krynen, d’une résurrection de l’État de justice, que la notion d’État de droit vient seulement parer de respectabilité.
par , le 10 septembre 2012
– Sur la Vie des idées, voir le compte rendu du premier volume par K. Weidenfeld, « L’absolutisme et ses juges »
Katia Weidenfeld, « L’État de droit sous la coupe des juges », La Vie des idées , 10 septembre 2012. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-Etat-de-droit-sous-la-coupe-des
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[1] Voir notamment P. Fabre, Le Conseil d’État et Vichy : le contentieux de l’antisémitisme, Publication de la Sorbonne, 2002 ; S. Thénault, Une drôle de justice. Les magistrats dans la guerre d’Algérie, La Découverte, Paris, 2001.
[2] CE ord. 10 février 2012.
[3] L’exemple précédent a été fortement médiatisé. Mais il n’est pas isolé ; cf. par exemple, la décision n°2010-72/75/82 du 10 décembre 2010 abrogeant la peine complémentaire d’affichage en matière de fraude fiscale.