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Recension Histoire

Le « moment vitriol »

À propos de : Karine Salomé, Vitriol. Les agressions à l’acide du XIXe siècle à nos jours, Champ Vallon


par Emmanuelle Retaillaud , le 10 septembre 2020


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L’agression, qui consiste à lancer de l’acide sulfurique au visage d’une victime, entre dans l’horizon public français à la fin du XIXe siècle. Suscitant l’attention de la presse et des tribunaux, ce crime « déclassé » est sous-tendu par de solides stéréotypes de genre et de classe.

Une expression telle que « portrait au vitriol » suffit à faire entendre les nombreuses résonances lexicales qui, depuis le milieu du XVIIIe siècle, font de l’acide sulfurique une arme spécifique et redoutable. Ce n’est pourtant pas, ou pas seulement, à l’analyse d’une métaphore que se livre ici Karine Salomé, mais bien à l’étude d’une catégorie de crimes impliquant ce produit.

Une progression sensible

Ces crimes augmentent brutalement à partir des années 1870, polarisent l’attention de la presse et des tribunaux de la Belle Époque, puis refluent après la Première Guerre mondiale, avant de connaître, beaucoup plus tard, des résurgences ponctuelles, par exemple au Royaume-Uni dans les années 2010 ou dans certains pays émergents (notamment en Asie), où se concentrent, aujourd’hui, 90 % des vitriolages. Comment interpréter une telle chronologie et une telle géographie ?

Le livre ne répond que partiellement à cette question, pour d’évidentes raisons de sources et d’échelles. Concentré pour les trois quarts sur la France des années 1850-1910, il n’évoque la situation contemporaine qu’à titre de prolongement, dans le dernier chapitre. Cette limite posée, sa structure et ses conclusions n’en offrent pas moins une clé d’entrée originale et féconde pour l’histoire du crime, des médias et des relations entre les sexes, à partir de ce que l’auteure n’hésite pas à définir comme un « moment vitriol ».

Sa réalité est d’abord statistique. Si le vitriol a pu être employé marginalement dans des affaires d’empoisonnement (31 cas recensés entre 1814 et 1939), c’est surtout sous la forme beaucoup plus spectaculaire du « vitriolage » qu’il investit l’horizon public dans le dernier tiers du XIXe siècle. C’est d’ailleurs à partir de 1873 que ce terme devient synonyme d’« agression criminelle qui vise à lancer de l’acide sulfurique au visage d’une personne dans le but de la défigurer ».

On passe ainsi d’un champ sémantique essentiellement technique – « vitrioler » consiste, dans l’industrie, à « additionner du vitriol » – à une catégorie criminelle. Au vrai, les chiffres en ce domaine demeurent flous, car les « affaires de vitriol » restent noyées, pour la justice, dans la rubrique des « coups et blessures volontaires » (article 309 du Code pénal). C’est donc, en sus des archives judiciaires, à la presse qu’il faut recourir pour les recenser plus finement.

Cette source imparfaite n’atteste pas moins une progression sensible, même si les ordres de grandeur restent modestes : 16 affaires de vitriolage entre 1816 et 1869, 20 entre 1870 et 1879, 148 entre 1880 et 1889, 180 dans les années 1890, puis la décrue s’amorce dans les années 1900, qui ne comptent « que » 92 affaires, avant que les statistiques ne se stabilisent à une trentaine de cas par décennie (34 entre 1910 et 1919, 33 entre 1921 et 1929, 35 entre 1930 et 1939). En tout, on compte 488 affaires entre 1817 et 1943.

Des « conflictualités de l’interconnaissance »

L’émotion médiatique est-elle disproportionnée ? De fait, cette inflation supposée de vitriolages coïncide avec l’essor de la presse de masse, friande de faits divers spectaculaires et volontiers tentée par la surinterprétation, même si la presse bourgeoise « sérieuse » (le Journal des débats ou Gil Blas, notamment) s’y intéresse autant que la presse populaire sensationnaliste (Le Petit Parisien).

Mais le vitriolage ne relève pas que du fantasme médiatique, car à travers ces affaires, ce sont bien les relations de genre et de classe des premières décennies de la Troisième République qui sont ici interrogées. « Les vitriolages, note l’auteure, apparaissent comme le résultat de logiques complexes, faites d’un entrelacs d’émotions et de sentiments pluriels, de préoccupations matérielles et de considérations affectives ».

Bon marché, en libre accès dans les drogueries, le vitriol semble être par excellence l’« arme du pauvre », au service d’un crime médiocre et sans grandeur : un agresseur tapi dans l’ombre attend sa victime pour lui lancer au visage le contenu d’un bol ou d’une fiole. Par là, il est l’agent privilégié des « conflictualités de l’interconnaissance » – drames de voisinage, disputes d’atelier, jalousies domestiques, mésententes familiales, etc. Une seule catégorie prend un peu de hauteur, à la fois dans les statistiques et dans l’imaginaire social : celle du vitriolage par dépit amoureux.

Il s’agrège alors à la cohorte des « crimes passionnels », en croissance régulière au cours du XIXe siècle, et pain bénit pour la presse à sensation. C’est dans ce registre que le vitriolage connaît une de ses rares affaires d’envergure, avec le procès, en août 1880, de Mme de Tilly, une aristocrate de 35 ans, issue de la petite noblesse provinciale, qui a vitriolé la maîtresse de son mari : la qualité sociale de l’accusée, son statut d’épouse légitime, sa dignité à l’audience valent à l’affaire l’attention soutenue des médias, en même temps que l’indulgence de la cour.

Il est vrai que même si, selon Karine Salomé, les « magistrats rechignent à prendre en compte le dénuement et les souffrances exprimées par les vitrioleuses », la mansuétude est la règle des jurys populaires. La légitimité de l’amour blessé ne suffit pourtant pas à sublimer le geste, qui reste un crime déclassé. Barbey d’Aurevilly peut ainsi reprocher à Mme de Tilly de s’être « vengée comme une blanchisseuse », et la presse accuse plus largement cette femme du monde d’avoir nourri la « contagion par l’exemple », peut-être pour mieux se dédouaner de son propre rôle propagateur.

La construction du stéréotype de genre

Ce mépris de classe s’articule à une perception étroitement genrée, puisque ce geste « médiocre » est pensé, avant tout, comme un crime de femme. Le préjugé est certes en partie étayé par les statistiques, mais uniquement dans la catégorie du « crime passionnel » : 75 % des cas dénombrés entre 1870 et 1943 concernent les femmes, alors que les crimes passionnels dans leur ensemble sont, à 90 %, commis par des hommes.

À l’argument de l’« arme du pauvre » s’articulent donc des stéréotypes de genre parfaitement banals. Sous les plumes misogynes, le recours au vitriol permet d’illustrer de manière presque exemplaire les défauts communément prêtés au « sexe faible », ruse ou hystérie, mais toujours sur le même mode médiocre ou dégradé.

La principale originalité de ces affaires tient sans doute à la disproportion manifeste entre cette arme par défaut et son résultat spectaculaire, même si l’acide cause peu de décès directs – mais la défiguration, la souffrance physique, le handicap, à vie parfois, semblent à peine moins redoutables. De ce point de vue, on peut se demander si l’auteure n’aurait pas eu intérêt à penser autrement l’organisation de son propos, en mettant en majesté cet aspect du sujet, qui est sans doute la cause principale de l’intérêt médiatique et public, et participe étroitement de la construction du stéréotype genré.

Le vitriolage par dépit amoureux plonge au cœur de la blessure intime, qu’il s’agisse d’enlaidir la rivale ou de défigurer le séducteur infidèle. Cette atteinte au visage reconduit la vision d’une femme tout entière définie par le corps et ses pulsions, et qui, par là, « s’arroge le droit, autrefois dévolu à l’État, de marquer les corps ». Le vitriolage s’apparente ainsi aux formes de punitions les plus archaïques, à l’heure où la vision des supplices (exécutions, abattoirs) se voit reléguée loin des regards, aux marges de la ville.

Vitrioleuses et pétroleuses

Le système de représentations qui s’élabore autour du vitriolage n’est pas non plus dénué d’enjeux politiques sous-jacents, et c’est un mérite de l’ouvrage que de circuler avec doigté et pertinence entre ces différents registres pour mettre en évidence leur inextricable enchevêtrement. D’arme du pauvre, le vitriol glisse aisément à celle du prolétariat, même si rarissimes sont les exemples concrets de recours à l’acide sulfurique lors d’épisodes de grèves ou de révolution : « Le vitriol est désormais associé à l’arsenal offensif du peuple et constitue l’un des symboles de sa cruauté », constate l’auteure.

Avec la Commune, cette menace se féminise, en assimilant vitrioleuse et pétroleuse, ce qui permet de combiner fantasmatiquement deux formes de « sauvageries » supposées, celle du peuple et celle de la femme. La croissance des vitriolages dans les premières décennies de la Troisième République et la féminisation de leurs représentations se sont donc effectuées sous l’ombre portée d’un épisode particulièrement traumatique pour les élites bourgeoises masculines, attentives à circonscrire le réveil de la menace.

L’intérêt de l’ouvrage de Karine Salomé est précisément d’ouvrir de telles perspectives, sans séparer artificiellement le discours « sur » le vitriol et ses usages métaphoriques, de la pratique criminelle elle-même. C’est peut-être dans la toute dernière partie du livre du livre que la démarche trouve sa limite. Le déclin rapide des vitriolages après la Première Guerre mondiale n’est pas complètement explicité, ce qui revient à dire que les spécificités du « moment vitriol », de 1870 à 1914, ne sont pas entièrement élucidées.

Le vitriol contre les femmes

Le dernier chapitre, consacré aux vitriolages contemporains, aurait pu servir de point d’appui, puisqu’il nous présente une situation radicalement différente de celle de la France du XIXe siècle, avec une majorité de « crimes d’honneur » (dans les milieux mafieux, notamment) ou de crimes à implications sexuelles, mais, cette fois, massivement à l’encontre des femmes.

Ce constat laisse entrevoir des rapports de domination de sexes encore très patriarcaux, alors que les vitriolages « féminins » de la France du XIXe siècle sembleraient plutôt impliquer une forme de révolte contre ceux-ci. Pour étayer une telle hypothèse, il aurait peut-être fallu un examen plus serré des cas résiduels au XXe siècle, ainsi qu’une analyse plus approfondie des situations extra-européennes.

À vouloir explorer toutes les virtualités du vitriol et à montrer la difficulté de les subsumer sous une explication unique ou simple, l’historienne propose un ouvrage riche, qui refuse de s’enfermer dans une thèse « forte », mais au prix, parfois, d’une certaine timidité interprétative, voire d’une aporie conceptuelle. Au fond, le produit suffit-il en lui-même à faire sens, à toute époque et en tout lieu ? Au vu des données présentées, on serait tenté de conclure par la négative, ce qui n’ôte rien à l’intérêt de l’approche.

Karine Salomé, Vitriol. Les agressions à l’acide du XIXe siècle à nos jours, Paris, Champ Vallon, 2020, 283 p.

par Emmanuelle Retaillaud, le 10 septembre 2020

Pour citer cet article :

Emmanuelle Retaillaud, « Le « moment vitriol » », La Vie des idées , 10 septembre 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Karine-Salome-Vitriol-agressions-acide

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