Rédiger une histoire des frères et sœurs au haut Moyen Âge est le but de la version abrégée de la thèse de Justine Audebrand qu’elle a soutenue en 2021 et qui a été publiée dans la collection haut Moyen Âge de Brepols en 2023. Les frères et les sœurs, généralisés en adelphes, ont souvent été délaissés par les chercheurs, préférant se concentrer sur le couple ou les représentations et les normes de la parenté [1]. L’historienne veut donc parer à ce manque en s’intéressant aux relations entre adelphes que ce soit entre frères, entre sœurs et entre frères et sœurs, de manière individuelle ou groupée.
Les relations adelphiques à l’échelle du temps et de l’espace
À travers neuf chapitres, Justine Audebrand dessine l’évolution des relations adelphiques durant le haut Moyen Âge. L’étude débute au milieu du viie siècle et se poursuit jusqu’au début du xie siècle, lorsque les rapports sociaux se modifient avec la mise en place du système féodal. Le découpage classique de l’ancien Empire romain d’Occident est donc délaissé pour privilégier les contours des empires carolingiens et ottoniens, dynastie dominant le Saint-Empire romain germanique de 919 à 1024.
L’originalité se trouve surtout dans l’inclusion des royaumes anglo-saxons : les comparaisons des territoires d’outre-Manche avec ceux continentaux sont rares dans l’historiographie mais mettent en avant des structures et des dynamiques différentes. Dans ce cas précis, les royautés anglo-saxonnes privilégient en effet la succession par le frère et non le fils. Enfin, le recours à des sources variées – législations, documents de la pratique privée et publique ainsi que chroniques et hagiographie – permet de discerner une évolution aussi globale que possible.
Cette recherche s’inscrit dans le domaine de l’histoire de la famille et de la parenté tout en incluant des apports de l’anthropologie, de la sociologie et du genre. La préférence de l’emploi du terme « adelphie » au lieu de « fratrie » a pour but d’inclure davantage les femmes dans les dynamiques familiales, elles qui sont souvent délaissées ou cachées au sein des sources.
Le premier point d’intérêt de l’ouvrage est justement le vocabulaire : comment les frères et sœurs sont-ils désignés dans les sources ? Alors qu’au début de la période « germanus/a » était le plus employé, son usage disparaît à partir du ixe siècle, face à celui de « frater/soror ». Cette évolution est à mettre en lien avec le discours des clercs qui favorisent la fraternité spirituelle au détriment de celle charnelle, laquelle doit être abandonnée pour se consacrer entièrement à Dieu. Dans le cas où les deux modalités de relations se mêlent, les auteurs n’hésitent pas à préciser la nature des liens par l’ajout d’adjectifs, démontrant que l’homogénéisation n’empêche pas la distinction.
Être un frère ou une sœur au haut Moyen Âge
L’étude du vocabulaire permet de rendre compte du système de filiation du haut Moyen Âge. Est considérée comme frère ou comme sœur toute personne qui partage au moins un parent, englobant les enfants utérins – c’est-à-dire nés d’une même mère - et ceux des unions suivantes du père et de la mère. Le lien du sang n’est pas un critère indispensable d’appartenance à l’adelphie dans une société où l’adoption est pratiquée : l’affection et la proximité priment davantage, mettant en avant une parenté pratique distincte de celle biologique.
La mention d’un père différent dans les sources d’ailleurs révèle les dissensions au sein de la famille et résulte souvent d’une instrumentalisation de la part des souverains pour légitimer leur ascension au trône. C’est justement la politique employée par le souverain anglais Eadred qui se qualifie de frater uterinus du roi Edmond sûrement dans le but de se distinguer de leur demi-frère Athelstan (p. 68-69). À partir du xe siècle, les tendances patrilinéaires se renforcent, amenant à une hiérarchisation des frères avec une renégociation de leurs rôles sans pour autant conduire à l’exclusion des plus jeunes : les cadets agissent souvent de concert avec leurs aînés notamment lorsqu’ils deviennent évêques.
La relation adelphique n’est pas intangible : elle nécessite d’être entretenue sur la longue durée. La décision des parents d’élever leurs enfants ensemble ou d’en envoyer certains dans des monastères influe sur la profondeur de leur lien. Les chartes montrent que les parents associent leurs enfants à leurs donations dans le but de renforcer leur collaboration future (Chapitre 3). Et cela fonctionne. Une fois adulte, les adelphes se soutiennent mutuellement en promouvant un frère, en aidant une sœur nouvellement veuve ou, de manière plus commune, en gérant ensemble les biens parentaux. Ces actions démontrent une véritable collaboration qui s’insère dans des stratégies familiales plus larges pouvant impliquer d’autres membres de la famille.
Les adelphes face aux crises
La mort des parents est l’une des premières épreuves auxquelles les frères et les sœurs peuvent être confrontés. Les discussions autour de l’héritage sont parfois sources de discorde, mais la documentation insiste sur l’association des adelphes dans le choix de la sépulture de leurs parents, l’entretien de leur mémoire ou par la suite de la gestion commune du patrimoine familial. Tout cela s’inscrit dans une volonté de continuité et de légitimité, ce qui explique que les dissensions sont davantage visibles au sein de la royauté où la compétition est exacerbée. Louis le Pieux, élevé loin de la cour de son père Charlemagne et donc de ses adelphes, peine à s’imposer face à ses sœurs qu’il est obligé d’évincer pour pouvoir régner (p. 103).
Le décès d’un adelphe suit la même dynamique surtout si celui-ci n’a pas d’enfant. Les frères et sœurs sont décrits au chevet du mourant et se portent garant de ses dernières volontés. Dans ce cadre, la démarche de continuité est aussi perceptible par l’héritage des biens mais aussi par l’entretien de la memoria. Les adelphes font des donations aux monastères pour garantir le salut de l’âme du défunt ou de la défunte. Certains vont jusqu’à fonder un établissement religieux en sa mémoire, construction qui doit être également liée à une politique de sécurisation du patrimoine familiale. Le domaine est ainsi protégé des revendications extérieures et, en devenant une nécropole familiale, peut se transformer en un véritable centre de pouvoir.
Les frères et sœurs offrent aussi assistance à leurs adelphes en cas de difficulté. Les frères sont présentés combattant ensemble à la guerre, l’alliance militaire étant considérée comme la norme. Refuser d’assister son frère était par conséquent assez critiqué, mais peut s’expliquer par le manque à gagner dans cette association (p. 247-248) :
Pour cette raison, aujourd’hui comme hier, nous vous exhortons à renforcer nos troupes, si nous en manquons, et à secourir notre confrère captif Adalbéron. Faites aussi que, par vos encouragements, Bardon et Gozilon se comportent en frères en cette situation si critique [2].
La violence entre frères était tout aussi mal vue et le peu de mention de dissensions dans les textes pose la question de sa réalité. Les rares disputes se terminent de manière quasi systématique par des réconciliations, ce qui montre combien la fraternité est importante et attendue. La réapparition à partir du Xe siècle du fratricide dans les textes doit être mise en corrélation avec le renforcement de la primogéniture qui permet au fils aîné de succéder à son père, ce qui n’était pas nécessairement le cas auparavant : un cadet pouvait prendre la place de son père ou tous les frères pouvaient se partager le pouvoir. Cela amène une hausse des rivalités entre princes, perceptible à travers cette peur du fratricide.
De manière plus générale, l’affection entre adelphes est visible dans les sources par les actes comme par les mots. Les frères et sœurs se soutiennent, s’inquiètent les uns pour les autres. La profonde tristesse exprimée après la perte d’un proche en témoigne comme c’est le cas d’Anstrude, abbesse de Saint-Jean de Laon, lorsqu’elle apprend le meurtre de son frère Baudoin. Les démonstrations émotives sont davantage une affaire féminine : les femmes affichent publiquement leur peine par leurs larmes et leurs cris de douleur. On constate également que ces scènes d’affliction arrivent plus souvent après la mort d’un frère, le décès d’une sœur est peu évoqué dans les sources (p. 303-307), ce qui montre une réelle distinction entre les genres.
La place de la femme dans l’adelphie
Étudier les femmes s’avère une tâche difficile par leur faible présence dans les sources altomédiévales mais s’intéresser aux sœurs et aux sororités est encore plus ardu. Pourtant, elles entretiennent des relations particulières avec leur frère, s’agissant de l’unique relation homme/femme non sexuelle valorisée par les ecclésiastiques.
Une fois mariée, la femme apparait peu au côté de sa famille d’origine, étant majoritairement mentionnée auprès de son mari et de ses enfants. Pourtant, lorsque cela s’avère nécessaire, elle n’hésite pas à faire appel à son frère, notamment en cas de difficultés avec son époux. Ce rôle protecteur du frère se renforce davantage lorsqu’elle devient veuve et n’a pas d’enfants. L’autorité fraternelle peut néanmoins être source de conflits lorsqu’il tente d’imposer un remariage à sa sœur. Celle-ci, n’étant plus la jeune fille d’avant ses premières noces, accepte moins l’intervention dans sa vie.
Mais c’est avant tout avec leur sœur célibataire et moniale que les adelphes maintiennent un lien fort. Elle ne fonde pas de nouveau foyer, ce qui lui permet de garder plus facilement des relations privilégiées avec les membres de sa famille. L’hagiographie témoigne de nombreuses fondations monastiques sur les terres familiales avec une sœur gérant le couvent en tant qu’abbesse et son frère s’occupant des affaires séculières en tant que laïc ou en tant qu’évêque, détenant ainsi une autorité directe sur l’établissement religieux. Par ce biais, les femmes détenaient un pouvoir important, participant directement aux stratégies familiales.
Cependant, à partir du xe siècle, l’influence des abbesses s’amoindrit. De manière plus générale, on assiste à une marginalisation des sœurs, à l’exception des femmes ottoniennes qui exercent un rôle complémentaire au côté de leur frère, reprenant les tâches dévolues à l’épouse. Cette exclusion progressive des femmes est à mettre en corrélation avec la réforme grégorienne qui confère aux moines l’entretien de la memoria via des prières pour le salut des défunts, mission jusqu’alors quasi exclusivement féminine.
Conclusion
À travers plus de 400 pages, Justine Audebrand revient sur tous les aspects de l’adelphie, passant par l’étude du vocabulaire et de situations spécifiques de la vie quotidienne et tenant compte de la spécificité des familles royales et aristocratiques. Pour cela, elle s’appuie sur des sources variées et illustre ses propos par de nombreux tableaux et graphes.
La comparaison entre les territoires met en lumière des dynamiques différentes notamment du côté anglais mais démontre la permanence des relations adelphiques au fil des siècles et des crises extra et intra-familiales. Frères et sœurs s’offrent soutien mutuel et n’hésitent pas à exprimer affection ou inquiétude envers un adelphe. Comme tout autre relation au haut Moyen Âge, l’adelphie est soumise à des normes impliquant une égalité entre ses membres, or celle-ci est loin d’être la réalité, dépendant de l’âge, du statut, du pouvoir et surtout du genre de la personne.
Cet ouvrage prouve que les recherches sur la famille sont loin d’être épuisées et il serait intéressant d’étendre la question, en retournant en arrière, ce qui permettrait d’étudier la dynastie mérovingienne et d’autres peuples comme les Wisigoths, ou au contraire, en poursuivant l’étude vers la féodalité.
Justine Audebrand, Frères et sœurs dans l’Europe du haut Moyen Âge (vers 650-vers 1000), Turnhout, Brepols, 2023, 440 p.