Recherche
« Les Bitumineurs », Louis Vert (1905)

Recension Histoire

Le verbe et le geste de Paris

Juliette Rennes, Métiers de rue. Observer le travail et le genre à Paris en 1900, EHESS


par Gabrielle Houbre , le 24 mars


Télécharger l'article : PDF EPUB MOBI

Au rebours des clichés du Paris « pittoresque », les métiers de rue exigent endurance et force physique. Cochères, colleuses d’affiches, marchandes des quatre-saisons, porteuses de pain : autant d’emplois traversés par des inégalités salariales selon le genre et l’âge.

Spontanément associés aux photographies prises par Eugène Atget au tournant du XXe siècle, les métiers de rue parisiens sont au cœur d’une exposition visuelle autrement foisonnante et dynamique. Au raz des trottoirs, en surplomb ou en immersion, la diversité des angles de vue concourt à saisir en action les réalités sociales du labeur populaire dans une capitale qui se transforme à vive allure.

Une enquête socio-historique

Si l’image, de nature et de support différents (carte postale, photographie, dessin, caricature, peinture, cinéma), est privilégiée, son analyse sémiologique se nourrit de multiples sources écrites, parmi lesquelles on distingue les annuaires statistiques de Paris, la presse et les archives de police. Il faut ajouter les recherches généalogiques, qui ont permis d’établir des itinéraires professionnels.

Dans son introduction, Juliette Rennes indique sa démarche socio-historienne, son travail d’enquêtrice sur ce, ainsi que celles et ceux qui peuvent être vus dans la rue [1]. Elle mobilise – entre autres – la sociologie des cas, la micro-histoire et les théories de l’événement, sans compter les études portant sur la visualité, « entendue comme la façon dont une société définit ce qui doit être vu et les significations accordées à ce visible » et, empruntant cette fois à l’histoire de l’art, aux « régimes d’attention », conceptualisés par Jonathan Crary autour des façons historicisables d’écouter, de regarder et de se concentrer sur certains objets (p. 17).

Ces inspirations théoriques trouvent une concrétisation exemplaire dans sa façon de « déplier un cas » (p. 12), celui des cochères qui, dès leur première sortie, le 21 février 1907, sont sujettes à un buzz mémorable dont Juliette Rennes dissèque les tenants et aboutissants tout au long du livre. Notons que la relation femme du peuple (cochère) / homme bourgeois (client), et ce qu’elle a entraîné comme littérature et imagerie peu ou prou érotisées, vient rappeler que non seulement le second confie sa sécurité routière à une femme, ce qui est loin d’aller de soi, mais qu’en plus le principe sexuel fondamental (femme passive / homme actif) enregistre un renversement saisissant, puisque c’est bien la cochère qui est à l’initiative de la conduite, tandis que le client est proche du désœuvrement le temps de sa course.

L’hostilité, affichée ou sous-jacente, qui ressort de nombre d’articles et de cartes postales publiés par les « élites » masculines, puise également dans la valeur symbolique du cheval. Ce dernier est en effet étroitement associé au pouvoir et à la masculinité dans une tradition iconographique et sculpturale remontant au moins à la statue de l’empereur Auguste au Capitole. Certes, le Second Empire désacralise en partie le quadrupède (Napoléon III pose en tenue d’équitation dans son portrait officiel, mais sans sa monture, tandis que le premier banquet hippophagique, en 1865, puis l’ouverture de la première boucherie chevaline réduisent le noble animal à de la simple nourriture), mais il reste associé aux hommes. Son compagnonnage soudain avec les cochères vient donc heurter un imaginaire très genré. Avec elles, le cheval continue un processus de « féminisation », en plus de sa démocratisation, largement abouti aujourd’hui [2].

Juliette Rennes s’attache à plusieurs des protagonistes, presque toutes issues de milieux populaires, parmi lesquelles détonne tout de même Marie Lutgen. Cette dernière embrassa le métier après une dégringolade sociale passablement moquée dans les nombreux articles qu’elle suscita. Issue d’un milieu aisé et épouse d’un aristocrate, elle perdit sa fortune et divorça avant de se remarier à un simple employé belge, Oscar Lutgen, qui l’encouragea à mettre ses compétences équestres, acquises dans sa première vie, au service du transport urbain hippomobile.

Le dernier chapitre revient sur l’émergence des femmes dans les professions masculines, en évoquant les colleuses d’affiches qui connurent également, quelques années après les cochères, leur moment : c’est ainsi que Le Petit Journal utilise la figure de la pionnière pour vendre son feuilleton, La Fille d’Alsace, dans une « stratégie auto-promotionnelle » (p. 382). Cette dernière cible de façon explicite les femmes, cœur du lectorat : trois femmes parmi les cinq personnes qui regardent avec bienveillance la jeune femme encoller le grand format, une ouvrière, peut-être une petite bourgeoise accompagnée d’un homme à chapeau melon et, à l’arrière-plan, une touche de modernité émancipée avec une élégante conduisant seule son tilbury.

Cochères ou colleuses d’affiches, Juliette Rennes démontre que ces pionnières en territoire masculin ne sont pas le fruit d’une mobilisation féministe, mais sont plutôt liées « à des entrepreneurs qui en tirent un profit symbolique et matériel », ce qui n’empêche pas la presse féministe de saluer leur avènement.

Effort physique et pénibilité du travail

L’autrice envisage les métiers de rue dans une acception large, par « toute forme possible d’activités rémunérées dont une partie significative du temps de travail se déroule dehors ». Autant dire qu’il s’agit d’emplois peu lucratifs et traversés par des inégalités salariales selon le genre et l’âge, qui peuvent aller de 1 (vendeuses d’oignons ou de mouron) à 8 (porteurs des Halles, plombiers, couvreurs).

Une autre de leurs caractéristiques est leur pénibilité, rendue parfois extrême par les intempéries, le vent, la pluie, le froid et la chaleur. La vigueur et l’endurance déployées par certain.e.s interpellent. Si la force physique réclamée pour rejoindre les forts des Halles réserve l’emploi aux hommes (il faut être capable de porter un sac de pavés de 150 kg sur au moins soixante mètres) et participe de leur pleine incarnation de la virilité, celle déployée par les marchandes des quatre saisons (soit près de 67 % des 6 416 autorisé.e.s par la préfecture de police), les porteuses de pain ou les livreuses de lait sert d’argumentaire aux féministes pour battre en brèche le discours tenace sur la prétendue « faiblesse » des femmes.

Loin de se cantonner à l’effort physique, la pénibilité du travail s’exprime aussi dans les interactions sociales générées, ce dont témoignent plusieurs journalistes enquêtant plus ou moins en infiltré.e.s. En février 1901, une journaliste de La Fronde suit 14 heures durant une marchande de fleurs au panier, par zéro degré, et témoigne, en plus de la dureté de l’exercice, du mépris social des clients et de la tyrannie policière.

On est loin du Paris « pittoresque » (p. 39) que contribue à diffuser la production visuelle. Les séries de cartes postales sur les « petits métiers parisiens » ou le « Vieux Paris » valorisent, non sans artifices (le physique, la pose, le soleil), des activités artisanales traditionnelles dans un espace urbain qui se renouvelle très vite. La nostalgie est convoquée avec, par exemple, une vieille femme présentée comme « La dernière femme écrivain public de l’Ancien Montmartre » en 1903 (p. 73), sachant que près de trente plus tard, une autre « dernière femme écrivain public » est recensée dans une cabane, cette fois adossée à la prison Saint-Lazare [3].

Le microcosme prostitutionnel

Le lien que tisse Juliette Rennes entre réalités et représentations culturelles parcourt le livre et s’attarde, entre autres, sur Amélie Élie, alias Casque d’Or, et sa légende construite entre articles de presse et iconographie multi-supports (carte postale, affiche, film) sur le Paris apache. Plus généralement, est évoqué le microcosme prostitutionnel, particulièrement exposé à la surveillance des agents de la brigade mobile et aux arrestations discrétionnaires. Les souteneurs, à la présence circonspecte et menaçante, ne se confondent pas totalement avec les Apaches. Les prostitués, quant à eux, doivent composer entre signes de reconnaissance à l’intention des clients potentiels et discrétion, car même si l’homosexualité n’est pas pénalisée au XIXe siècle, une arrestation pour outrage public à la pudeur est vite arrivée. Les prostituées voient leur nombre continuer à croître durant la Belle Époque, et tout particulièrement les clandestines.

L’Exposition universelle de 1900 et ses 50 millions de visiteurs a encore amplifié le phénomène, qui reste difficile à chiffrer. De nombreuses femmes de milieu modeste ont un recours ponctuel au travail du sexe et peuvent alterner, en parallèle ou de façon substitutive, avec des périodes d’activité professionnelle hors prostitution. Le préfet de police a beau exhorter ses agents à user de sévérité avec « les filles qui racolent scandaleusement », il ne réussit qu’à s’attirer les quolibets des journalistes : « Il faut que M. Lépine ouvre une école de racoleuses. Il leur apprendra les gestes et les paroles autorisés. » [4] La boutade pointe une nécessité de la rue, car il y a bien un apprentissage, en grande partie autodidacte et empirique, des « arts du racolage » (p. 219) qui façonnent et individualisent non seulement les travailleur.se.s du sexe, mais aussi les bateleurs, bonisseurs et autres bonimenteurs qui vivent du verbe autant que du geste.

Dans cet ouvrage au croisement de l’histoire du travail, de l’histoire urbaine et de l’histoire du genre, Juliette Rennes éclaire de façon novatrice l’occupation professionnelle des rues de la capitale à la Belle Époque. La richesse et la rigueur de ses analyses convainquent, tandis que la place accordée aux parcours singuliers, combinée aux représentations par l’image des personnes, donne à l’étude une humanité particulièrement appréciable. Parmi les pistes qui pourraient s’inscrire dans son sillage, citons la dimension climatique caractéristique de la pénibilité de ces métiers de rue, avec un recours possible aux données climatologiques et une attention aux répercussions des catastrophes météorologiques. En septembre 1896, un cyclone dévaste l’espace urbain parisien, brisant les amarres d’un bateau-lavoir, projetant une des blanchisseuses dans la Seine – sauvée in extremis de la noyade.

Juliette Rennes, Métiers de rue. Observer le travail et le genre à Paris en 1900, Paris, Éditions EHESS, 2022, 462 p., 25€

par Gabrielle Houbre, le 24 mars

Pour citer cet article :

Gabrielle Houbre, « Le verbe et le geste de Paris », La Vie des idées , 24 mars 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Juliette-Rennes-Metiers-de-rue

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Juliette Rennes est déjà l’autrice de Femmes en métiers d’hommes. Cartes postales, 1890-1920 : une histoire visuelle du travail et du genre, Saint-Pourçain-sur-Sioule, Bleu Autour, 2013.

[2La Fédération équestre française, la troisième la plus importante en termes d’effectifs après celles du football et du tennis, compte plus de 83 % de femmes parmi ses licenciés.

[3La Petite Gironde, 31 décembre 1932, p. 6.

[4L’Aurore, 14 août 1900.

Partenaires


© laviedesidees.fr - Toute reproduction interdite sans autorisation explicite de la rédaction - Mentions légales - webdesign : Abel Poucet