La figure de Moïse permet de considérer la dimension émancipatrice de la Bible hébraïque. Parce qu’il permet aux asservis de se soulever et de marcher vers une terre de liberté, le Dieu d’Israël est libérateur.
La figure de Moïse permet de considérer la dimension émancipatrice de la Bible hébraïque. Parce qu’il permet aux asservis de se soulever et de marcher vers une terre de liberté, le Dieu d’Israël est libérateur.
Avec Moïse l’insurgé, Jacob Rogozinski signe un livre original, dense et inspirant, fruit d’un long cheminement personnel et d’un engagement dans des débats qui sont loin de se réduire à l’exégèse. Son enquête autour de la figure de Moïse vise à réhabiliter la dimension émancipatrice de la Bible hébraïque et à faire redécouvrir que l’identité du Dieu d’Israël, YHWH (souvent transcrit Yahvé), est celle d’un Dieu libérateur, qui « chasse les puissants de leur trône et élève les humiliés » (p. 2).
Tout en se présentant comme un livre de philosophie (p. 248), cet ouvrage entretient un dialogue fécond avec l’archéologie, l’histoire et l’exégèse, ainsi qu’avec la psychanalyse. Afin de retracer au mieux le cheminement de la pensée de l’auteur, je discuterai chaque chapitre séparément.
L’introduction formule clairement la thèse principale du livre, à savoir que le « dispositif mosaïque », contrairement aux autres religions de l’Antiquité, n’est au service d’aucun pouvoir royal, mais au contraire porteur de l’idée que « les asservis ont la possibilité de se soulever contre leurs maîtres et de marcher vers une terre de liberté » (p. 14). L’originalité de ce dispositif (au sens foucaldien du terme) est telle qu’il peut être qualifié de « contre-religion » (une expression empruntée à l’égyptologue et historien de la culture Jan Assman).
Le premier chapitre, intitulé « Si Moïse était lépreux », explore la question de l’identité de Moïse, l’enfant survivant à la filiation incertaine. Par-delà l’adoption de l’enfant hébreu par la fille de Pharaon, Rogozinski met en avant trois aspects problématiques de son identité : être né d’un inceste, dans une tribu maudite (celle de Lévi), être atteint de la lèpre (p. 27). Dans l’Exode 6:20, Moïse est en effet décrit comme issu de l’union d’Amram avec sa tante Yokéved, un type d’union interdit par le Lévitique 18:12. Dans la Genèse 49:7, Lévi et Siméon sont maudits par Jacob pour avoir massacré les hommes de Sichem. Dans l’Exode 4:6, la main de Moïse devient lépreuse.
En insistant sur ces caractéristiques, Rogozinski veut suggérer que Moïse est un paria, un homme qui symbolise la malédiction changée en bénédiction. Cette partie de la démonstration s’avère toutefois quelque peu forcée, pour trois raisons. Au début de l’histoire de Moïse, l’interdit du Lévitique 18:12 concernant l’union avec une tante n’a pas encore été communiqué à Israël et il ne peut donc y avoir faute. Si Lévi et Siméon sont maudits ponctuellement par Jacob, nulle part dans les textes bibliques il n’est question d’une malédiction se transmettant à leurs descendants après eux. Enfin, le texte biblique ne présente pas Moïse comme lépreux : Dieu lui révèle un signe qui consiste à rendre sa main lépreuse, mais cette stigmatisation éphémère ne transforme pas Moïse en lépreux.
D’autres aspects du portrait biblique de Moïse vont toutefois dans le sens de Rogozinski : Moïse est le survivant ou le « reste » d’un massacre des enfants mâles des Hébreux, et incarne à cet égard l’identité de « peuple-reste » qui sera celle d’Israël, peuple sauvé de l’esclavage et de la mort, mais menacé d’exclusion et d’extermination tout au long de son histoire.
En outre, Moïse est présenté comme l’homme le plus humble qui ait jamais existé (Nombres 12:3) et l’une de ses caractéristiques principales réside dans son refus de devenir roi, tant des Égyptiens que des Hébreux. C’est à ce titre que son nom est associé au « dispositif mosaïque », dont les schèmes centraux sont l’émancipation et l’égalité entre les membres du peuple.
Le deuxième chapitre, intitulé « Si Moïse était Habirou (roman historique) », explore les traces textuelles et archéologiques de l’événement fondateur qui, selon Rogozinski, expliquerait l’émergence de ce dispositif d’émancipation, inédit dans le contexte des royaumes et empires de l’Antiquité.
Les données archéologiques relatives à la période supposée de l’Exode et de la conquête de Canaan par Israël, aux XIIIe et XIIe siècles avant notre ère, tendent à démontrer que l’historicité des récits bibliques qui s’y rapportent est très faible, voire nulle. Prenant acte de ces découvertes, Rogozinski réactive la théorie de George Mendenhall, un bibliste américain qui proposait de comprendre le récit biblique de la conquête de la Terre promise comme un écho déguisé d’une révolte paysanne ayant conduit une partie des populations cananéennes à s’installer dans les hautes terres au centre du pays (l’équivalent de la Cisjordanie actuelle), loin des cités-États localisées dans la plaine côtière, et à y édifier une société égalitaire (p. 91).
Selon ce scénario, le peuple d’Israël aurait agrégé plusieurs groupes en révolte contre les rois des cités-États, notamment les Habirou, dont le nom rappelle celui des Hébreux et qui apparaissent dans les sources épigraphiques comme des bandes de brigands, en rupture de ban avec l’ordre égyptien en Canaan (rappelons que Canaan est alors dans l’orbite de l’Égypte, qui contrôle de près ce qui s’y passe).
Il est possible que de petits groupes d’esclaves ayant fui l’Égypte se soient également joints à ce peuple nouveau (p. 97). Mais, pour Rogozinski, le livre de l’Exode évoque surtout l’expérience historique de la servitude et de la libération en Canaan même, transposée dans un cadre égyptien fictif.
À partir de cette reconstitution des événements, dont il reconnaît le caractère hypothétique, mais qu’il estime être la plus à même de rendre compte des données à notre disposition (p. 120), Rogozinski examine la critique de la royauté qui s’exprime dans certains textes bibliques. Il observe que le rôle d’intermédiaire de Moïse reste minimal et que c’est le peuple dans son ensemble qui conclut l’alliance avec Dieu au Sinaï ; d’où la notion de « théo-démocratie ».
Pour lui, la nouvelle société qui émerge dans les hautes terres au XIIe siècle est « opposée à l’État parce qu’elle s’est constituée contre l’État » (p. 115). Cette dimension du dispositif mosaïque ressort en particulier des lois relatives à l’esclavage et à la propriété foncière, deux piliers fondamentaux des États antiques. La Torah contraint en effet les Israélites à l’annulation des dettes (tous les 7 ans) et à la restitution des terres (tous les 49 ans) et de la liberté (au bout de 7 années d’asservissement, dans le cas de l’esclave israélite).
Rogozinski souligne à juste titre la différence entre ces lois contraignantes et les pratiques d’affranchissement d’esclaves liées au bon vouloir du propriétaire dans d’autres sociétés antiques. Il sous-estime toutefois la distinction entre esclave israélite et étranger : pour ce dernier, aucune libération n’est prévue par les lois mosaïques (Lévitique 25:39-46).
Quant à l’accueil de l’étranger, dont Lévitique 19:34 spécifie qu’il faut « l’aimer » au nom du souvenir de l’esclavage en Égypte, il aurait fallu préciser qu’il s’agit du ger, de l’étranger établi de manière permanente parmi les Israélites (et que les rabbins interpréteront par la suite comme le converti au judaïsme), et non de l’étranger de passage. Néanmoins, certaines lois mosaïques dessinent bel et bien le projet d’une société à contre-courant des modèles dominants de l’époque (par exemple en octroyant à l’esclave le droit au repos le jour du shabbat).
Dans le troisième chapitre, « Le partage du souffle », Rogozinski poursuit son analyse de l’alliance du Sinaï et du modèle politique qu’elle fonde, en dialogue avec la réflexion de Spinoza sur la « République des Hébreux » (p. 170-175).
À la différence des traités de vassalité assyriens, qui proposaient aux princes soumis de faire alliance avec le Grand Roi assyrien, l’alliance du Sinaï ne se limite pas aux souverains. Elle est inclusive, ouverte à tous : chaque homme ou femme peut être investi du souffle divin et prophétiser (ce sera par exemple le cas de Déborah à la période des Juges).
L’alliance du Sinaï repose sur la libre adhésion de ceux qui y participent, de sorte que l’on peut parler d’un « Dieu élu » au moins autant que d’un peuple élu. À la suite de Martin Buber, Rogozinski identifie par conséquent deux modèles de peuple dans la Bible, le « peuple-avec » (‘am en hébreu, un mot qui peut aussi se lire ‘im, « avec »), qui repose sur l’exercice du choix, et un « peuple-corps » (goy, qu’il rapproche de gviyah, « corps »), qui renvoie à la lignée et à l’ethnie.
À ces deux conceptions du peuple correspondent deux types d’alliances, l’alliance du souffle et l’alliance de la semence. La première, celle du Sinaï, concerne le peuple tout entier, signifie un « être-avec » et demeure conditionnée par l’observance des commandements donnés par Dieu. À l’inverse, la seconde, qui concerne avant tout le roi David et sa descendance, repose sur la transmission généalogique. Elle est présentée comme inconditionnelle (même si des châtiments peuvent frapper les membres fautifs). Pour Rogozinski, l’alliance conclue entre Abraham et Dieu dans la Genèse est une notion tardive qui vient renforcer la légitimité de l’alliance davidique, et s’inscrit dans le même schéma.
Par conséquent, « alors que l’Exode décrit – de manière certes déformée – l’unification d’une multitude et son institution comme peuple par l’acte performatif d’une alliance, la Genèse construit une ethnicité imaginaire fondée sur des rapports de filiation » (p. 209). L’alliance de la semence engendre un peuple-corps, un « peuple élu » à l’exclusion des autres, tandis que l’alliance du souffle ne tient pas compte des origines de ceux qui y entrent.
Rogozinski en conclut que le schème de l’élection s’oppose en définitive à celui de l’alliance (p. 225). Il voit l’émergence d’Israël à l’époque de Moïse et des juges qui suivront comme un processus de « désincorporation », la naissance d’un peuple sans roi ni État, au sein duquel seul Dieu peut occuper la place du souverain, et lit la suite de l’histoire d’Israël, à partir du moment où les Hébreux réclament un roi pour être semblables aux autres peuples, comme un processus de « réincorporation », qui vient recouvrir la révolution associée au nom de Moïse.
Dans le quatrième et dernier chapitre, Rogozinski se penche sur « le phénomène dieu-de-Moïse » (p. 251), la nature de YHWH. Il avance une origine madianite, mais ne discute pas la thèse de Nissim Amzallag (La Forge de Dieu, Cerf, 2020), pour qui YHWH est une divinité liée à un milieu de forgerons, issue du peuple des Qénites.
Davantage que la question de l’origine, c’est l’opposition entre plusieurs figures divines présentes dans la Bible qui importe : YHWH s’oppose à El, le chef du Panthéon cananéen, Dieu-roi et Dieu créateur, envers qui toute créature vivante est redevable. C’est à El que renverrait le nom biblique d’Elohim. YHWH n’est pour sa part ni créateur, ni roi, ni père ; il se définit comme le Dieu qui libère les opprimés. Le récit de la première apparition de Dieu à Moïse, dans le buisson ardent, remet en question la certitude que Dieu exige la soumission, la croyance en sa toute-puissance et son omniscience, et le dogme selon lequel son appel précède toute initiative humaine (puisqu’il répond en fait au cri des asservis).
Par ailleurs, YHWH apparaît dans les textes comme un « vivant singulier », qui « éprouve sa vie dans la dimension de l’affect » (p. 260), aux antipodes du Dieu des philosophes. Dieu au « visage invisible », il ne se laisse enfermer dans aucun lieu (temple ou Terre sainte), ni dans aucune définition (« Je serai qui je serai », Exode 3:14). Enfin, la scène inaugurale du buisson qui brûle sans se consumer désigne un au-delà du sacrifice et reflète le processus de sublimation de la violence sacrificielle qui traverse la Torah, révélant un Dieu de vie et non de mort.
L’affirmation de Rogozinski selon laquelle YHWH n’est pas un Dieu-père appelle toutefois quelques nuances, car Israël est bel et bien décrit comme l’enfant (ou les enfants) de ce Dieu-là (dans Jérémie 3:19 par exemple). En outre, puisque c’était le roi qui était traditionnellement considéré comme le fils de Dieu, l’appropriation de cette qualification par l’ensemble du peuple d’Israël s’inscrit parfaitement dans la démarche de subversion qui caractérise le dispositif mosaïque selon Rogozinski.
L’auteur admet que les textes bibliques témoignent aussi d’un retour du refoulé, et d’une transformation de YHWH en El ou d’une tentative d’harmonisation de ces figures opposées (p. 332-333). Il explique ce phénomène par l’émergence de la monarchie israélite, qui aurait réactivé le schème ancien du Dieu-roi, associé au système sacrificiel.
Ce schéma explicatif diachronique pose cependant problème : le livre de la Genèse, qui met en avant le quasi-sacrifice d’Isaac par Abraham, est considéré comme post-exilique et donc postérieur à la fin de la royauté ; ou encore, le livre de l’Exode transmet une version des Dix Paroles dans laquelle le shabbat est lié au Dieu créateur, tandis que la version plus tardive du Deutéronome met au contraire en avant le souvenir de la libération de l’Égypte, constitutive du dispositif mosaïque.
Entre l’histoire du peuple telle que Rogozinski la reconstitue et l’histoire des textes, tout ne s’harmonise donc pas aisément. Mais le constat selon lequel un dispositif de résistance à l’oppression peut se transformer en dispositif de légitimation du pouvoir conserve toute sa pertinence.
Ces quelques lignes ne peuvent rendre justice à la richesse de ce livre foisonnant. Par-delà sa reconstruction historique de la période associée à l’émergence de l’Israël antique, qui demeure hypothétique, quoique bien argumentée, Jacob Rogozinski met en évidence avec beaucoup d’acuité et de finesse la diversité des modèles théologiques et politiques présents dans la Bible. Il propose une compréhension renouvelée de la figure de Moïse et de la signification de la Torah.
Enfin, ce livre soulève des questions politiques et religieuses qui prennent un relief singulier à l’aune de l’évolution de la situation politique dans l’État d’Israël contemporain, notamment autour de la définition de la judéité. Il prend clairement position pour un judaïsme affranchi de tout ethnocentrisme et de tout nationalisme et se clôt sur le rappel de l’invitation du Deutéronome à « choisir la vie ».
par , le 29 juin 2023
Katell Berthelot, « La Bible subversive », La Vie des idées , 29 juin 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Jacob-Rogozinski-Moise-l-insurge
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