Recensé : Dilip Subramanian : Telecommunications in India, State, Business and Labour in a Global Economy, Delhi, Social Science Press, 690 p.
Le gros ouvrage de D. Subramaniam (il fait près de 700 pages serrées) est fascinant à plus d’un titre. Il a nécessité une vingtaine d’années d’approche. Porté par un style concis et brillant, il constitue une lecture exigeante mais essentielle. Il propose à la fois une plongée dans la fabrique économique de l’Inde, un bilan des politiques d’économie administrée dans le sous-continent, une mise en valeur des particularités de l’industrie des télécommunications dans ce pays entre 1949 et 2005 et enfin, mais ce n’est pas le moindre, une analyse de l’évolution de la main-d’œuvre, sur le lieu de travail et dans ses autres univers de vie.
Les spécificités du marché en Inde : un modèle socialiste ?
L’économie indienne s’est faite depuis l’indépendance autour de compromis tendus et difficiles. Le secteur public s’est vu réserver des secteurs grandissants de l’activité, entre 1956 et 1976, mais le secteur privé a toujours employé plus de monde que ce dernier. Par ailleurs, ce que l’on appelle le secteur organisé (les entreprises de plus de dix ou vingt salariés permanents) n’a jamais mobilisé qu’une très petite minorité de la main-d’œuvre, autour de 10% (actuellement en diminution). L’industrie des télécommunications se situe dans le champ du secteur organisé mais elle mobilise aussi des sous-traitants dans des petites entreprises. La manière dont les responsables politiques, les membres de la haute bureaucratie, les gestionnaires du secteur public se sont réparti les tâches de la construction économique, comment et pourquoi ils ne sont pas parvenus à leurs objectifs, tout cela est remarquablement traité et analysé.
Le problème de l’économie administrée de l’Inde est particulièrement bien mis en valeur. L’auteur montre comment se sont établies les priorités (la fabrication des téléphones et des centrales téléphoniques ne faisant pas partie de ces dernières durant une longue période), et comment les concepteurs du secteur public ont cherché à adapter ce dernier aux besoins de la société. Il fait émerger la notion de « mode de gestion bienveillant » comme caractéristique centrale de ce secteur public, au moins en ce qui concerne les rapports avec les employés. Les salariés du secteur public indien, au moins les permanents, ont à la fois connu des conditions de travail sensiblement améliorées par rapport au secteur privé, une réelle liberté syndicale (très loin d’être une règle dans le secteur privé) et de nombreux avantages annexes, du logement à la coopérative de prêt en passant par l’hôpital et les transports gratuits. Dans le cas de l’ITI (Indian Telephones Industries) qui est explicité ici, cet ensemble d’avantages et de bons traitements s’est trouvé combiné à une forme de gestion peu agressive, qui n’ignorait pas les objectifs productivistes (à certains moments, ils étaient même obsessionnels) mais qui ne cherchait qu’exceptionnellement l’affrontement. C’est très différent du système soviétique où les directeurs avaient grand pouvoir et promouvaient une exploitation intense de la main-d’œuvre. La « responsabilité limitée » des directeurs du secteur public permet à D. Subramaniam de questionner de matière très pertinente la notion de « régime bureaucratique de production ». Tout le secteur public est concerné par ces politiques sociales et un management bienveillant qui est aussi, à certains égards (notamment la faible durée des affectations de cadres supérieurs), curieusement faible. L’une des controverses qui émergent est celle du caractère socialiste ou socialisant de ce type d’entreprise d’État. Il existe bien des avancées sociales. Elles sont insulaires et limitées. Il existe, plus fondamentalement un souci de l’autosuffisance, associée au protectionnisme de substitution des importations. C’est à la fois la cheville ouvrière du système et l’une de ses plus grandes faiblesses. S’il existe un socialisme indien, il s’est cantonné dans certains secteurs. Sa réalisation la plus concrète est une situation de monopole.
Le retard de l’Inde dans le domaine des télécommunications
Les particularités de la branche des télécommunications sont brillamment exposées. D’abord, il n’existait pratiquement pas d’industries de ce type en Inde à l’indépendance. Ensuite la fabrication de ces objets fut considérée comme une forme de luxe concernant les couches supérieures. Enfin, la branche de production se trouva continuellement sous le contrôle d’un donneur d’ordres, les Postes, télégraphes et téléphones, puis le Département des télécommunications (DoT), qui imposaient leurs normes en matière de matériel et, ce qui fut souvent plus grave, de prix.
L’ITI n’avait pratiquement aucune chance de faire mieux qu’équilibrer ses bilans comptables. Il ne fut jamais question pour elle de procéder de manière autonome à des investissements. L’évolution technique de la production est analysée de manière très détaillée et absolument remarquable. On comprend pourquoi, malgré de forts investissements dans la recherche et une main-d’œuvre de qualité, les Indiens de l’ITI n’ont pas pu passer à une ère de l’efficacité de masse en matières de télécommunications. Ce texte est, en Inde, la seule monographie de branche de cette qualité. C’est apparemment la seule qui détaille le cas d’entreprises du secteur public, à part les études de Parry sur l’usine sidérurgique de Bhilai. L’auteur explique comment le fabricant est passé de systèmes simples et robustes à des systèmes de plus en plus compliqués, avec toujours un temps de retard sur l’évolution globale et de grandes difficultés à adapter ses productions au milieu. Il explique pourquoi le matériel produit comptait autant de rejets et de matériels défectueux, si célèbres dans l’Inde des années 1980.
La lente agonie d’une industrie
En ce qui concerne la main-d’œuvre, nous voyons se dérouler un panorama, historique et factuel, d’une très grande lisibilité et d’une importance aussi majeure. Le syndicalisme fait partie des relations dans l’entreprise mais il est aussi abordé pour lui-même comme un phénomène social. L’histoire en est relativement simple. À partir d’un noyau d’employés il s’est agrégé une petite mouvance de syndicalistes centrés sur l’entreprise mais l’organisation a pris son élan, comme cela s’est très souvent passé en Inde, en recourant à un dirigeant extérieur de renom. L’une des particularités de ce syndicalisme est d’être absorbé par la négociation. Il s’est souvent laissé déborder par les grèves, le conflit de 1981 à propos de la parité entre les différentes entreprises du secteur public constituant une exception remarquable. Le syndicalisme s’est enfin fondu derrière une coopérative de prêts-comité des fêtes qui est bientôt devenue sa principale activité.
Les travailleurs ne sont véritablement analysés qu’au niveau de l’entreprise de Bangalore, qui est, de loin la plus grande. On voit se déployer un univers complexe, dans lequel la qualification de métier pénètre peu à peu. Les passages sur le travail en atelier constituent des raretés, dans le cadre des études de ce genre. Ils donnent un caractère vivant à l’ouvrage. Les origines régionales et de caste des travailleurs sont bien analysées, quoique l’auteur semble avoir eu parfois du mal à aborder cette dimension. Les conflits liés aux langages, notamment la rivalité entre les Tamouls et les Kannadigas (Bangalore est la capitale du Karnataka) sont en revanche très bien mis en lumière.
Le passage de l’économie indienne à une forme d’ouverture néolibérale, entre 1985 et 1991, s’est traduit par une véritable tragédie au niveau de l’entreprise nationale de télécommunications. Les produits fabriqués se sont révélés peu compétitifs dans un marché ouvert. Le donneur d’ordres (DoT) a mis un terme à la plus grande partie de ses commandes, sans toutefois accorder l’autonomie à l’entreprise. Dans ces circonstances il n’y avait plus qu’à licencier le personnel, ce qui s’est fait (départs à la retraite et plans de licenciements) tout au long des années 1990 et 2000. L’ITI est actuellement agonisante et l’auteur évoque le caractère poignant de ces grands ateliers vides, témoins d’un rêve industriel avorté.
La grille de compréhension de l’ouvrage fait appel à la sociologie de l’entreprise, à l’économie et à une bonne part d’anthropologie sociale et historique. Ce cocktail est d’une rare richesse et l’on invitera le lecteur à en user sans modération. Les références bibliographiques, qui font notamment appel aux recherches indiennes, anglo-saxonnes et françaises, sont d’un intérêt extrême.
Pour citer cet article :
Djallal Heuzé, « Inde : l’agonie des télécoms »,
La Vie des idées
, 13 juillet 2011.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Inde-l-agonie-des-telecoms
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