Recherche

Essai Philosophie

Hart et l’équilibre des valeurs


par Nicolas Nayfeld , le 6 mai


Télécharger l'article : PDF EPUB MOBI

Les phénomènes juridiques sont complexes et il faut lutter contre notre tendance à les simplifier. Pour cela, expliquait Herbert Hart, la philosophie du droit est d’un grand secours.

Cela fait aujourd’hui 64 ans qu’a été publié The Concept of Law, le grand œuvre du philosophe anglais Herbert Hart (1907-1992). Cet ouvrage peut sans exagération être qualifié d’événement philosophique. Son statut, en philosophie du droit, est comparable à celui de A Theory of Justice de John Rawls en philosophie politique. En d’autres termes, il est presque immédiatement devenu, dans le monde anglo-saxon, le point de départ incontournable de toutes les discussions ultérieures sur la nature du droit. La littérature secondaire qu’il a suscitée est vertigineuse.

Mais, 64 ans plus tard, connaît-on réellement Hart ? En ce qui concerne sa vie, de nombreuses zones d’ombre ont été levées grâce à l’excellente biographie de Nicola Lacey, A Life of H. L. A. Hart : The Nightmare and the Noble Dream, à laquelle plusieurs recensions en français ont déjà été consacrées. En revanche, en ce qui concerne son œuvre et la manière de l’appréhender, quelques simplifications, malentendus ou idées reçues subsistent. Ce portrait se propose de les examiner et de les corriger.

Philosophe ou juriste ?

Il n’est pas rare, en particulier dans les publications françaises, que Hart soit désigné comme un juriste. Non sans fondement, il est vrai. Hart est admis au barreau en janvier 1932 ; pendant huit années, il exerce avec brio le métier d’avocat (barrister) à Londres, se spécialisant dans les questions fiscales ; en 1952, il est nommé professeur de jurisprudence (au sens vieilli de « science du droit et des lois » emprunté au latin jurisprudentia, de jus « droit » et prudentia « connaissance, compétence ») à la faculté de droit d’Oxford, poste qu’il occupe jusqu’en 1968.

Cependant, Hart lui-même ne se considérait pas comme un juriste, mais comme un philosophe disposant d’une solide expérience en droit. C’est un point sur lequel insiste particulièrement sa biographe : « Au plus profond de lui-même, Herbert s’est toujours perçu comme un philosophe [1]. » Cette image de soi était d’ailleurs la source de continuels tourments, Hart ayant le sentiment de ne pas être à la hauteur de ses collègues philosophes qu’il admirait le plus, en particulier J. L. Austin.

Comme il l’explique dans une lettre envoyée à Isaiah Berlin en 1944, l’idée de reprendre le métier d’avocat après la guerre lui inspirait du dégoût, voire la nausée, pour plusieurs raisons : le caractère antisocial de cette profession qui consiste à faciliter l’évasion fiscale de citoyens fortunés ; l’étroitesse d’esprit et le conservatisme des juristes ; l’absence de stimulation intellectuelle [2].

En fait, Hart avait même un certain mépris à l’endroit des juristes [3] et considérait que seuls les philosophes étaient à même d’évaluer ses travaux à leur juste valeur. C’est du moins ce que suggère une lettre envoyée à Morton White, chargé de rédiger une recension de Causation in the Law, dans laquelle Hart affirme que les juristes ne comprendront rien à la « partie analytique » de l’ouvrage (consacrée à l’analyse du concept ordinaire de cause) et se réjouit, par conséquent, que ce soit un philosophe plutôt qu’un juriste qui s’occupe de cette recension [4].

Sa nomination à la faculté de droit d’Oxford est révélatrice. La plupart des titulaires s’attendaient à ce qu’un juriste soit nommé pour remplacer A. L. Goodhart. Cependant, J. L. Austin (qui détenait beaucoup de pouvoir à Oxford) voyait les choses autrement : il estimait que seul un « vrai » philosophe (et non un juriste s’improvisant philosophe) pouvait rendre intellectuellement crédible la Chaire de jurisprudence [5] ; dans une note transmise à Hart pour le féliciter à la suite de sa nomination, il écrit : « Quelle joie de voie l’empire de la philosophie annexer une autre province de cette manière – sans parler du bien que tu vas leur faire [6]. »

On pourrait bien sûr objecter que la manière dont on se perçoit ne correspond pas toujours à la réalité et que Hart était dans le déni. Toutefois, il nous semble que son jugement, en l’occurrence, était lucide et objectif. Hart n’a jamais étudié le droit pendant ses études (ce qui, du reste, n’était absolument pas nécessaire à l’époque pour démarrer une carrière juridique), mais les humanités : histoire antique, latin, grec, ancien et philosophie. Durant sa carrière universitaire, il n’a jamais enseigné, ou travaillé sur, le droit positif pour lui-même [7] : ce dernier lui servait plutôt de point de départ à la réflexion ou de réservoir d’illustrations [8].

Bref, les années de Hart à Lincoln’s Inn, même si elles ont été décisives, doivent être considérées comme une parenthèse dans sa carrière de philosophe dont il avait posé les premiers jalons lors de ses études : « I had no real interest in law as such. My fundamental interests were in philosophy [9] […]. »

Philosophe du droit ?

Lorsqu’il n’est pas désigné comme un juriste, Hart est présenté comme un philosophe du droit – le plus grand ou un des plus grands du XXe siècle. Une telle affirmation, sans être fausse, est réductrice, à moins de s’appuyer sur une définition extrêmement large de la philosophie du droit.

En effet, Hart était aussi un philosophe moral, un philosophe politique, un philosophe de l’action et un historien de la philosophie.

1) Philosophe moral. Si on s’appuie sur la distinction traditionnelle entre « métaéthique », « éthique normative » et « éthique appliquée », on peut dire que la contribution de Hart à la philosophie morale relève plutôt du premier niveau et du troisième niveau : on ne trouve pas d’éthique normative chez lui, c’est-à-dire de réflexion systématique sur les critères du bien et du mal, du juste et de l’injuste, qui soit comparable à l’utilitarisme de la règle de Richard Brandt ou à la théorie des devoirs prima facie de William David Ross (pour prendre des exemples de son époque et dont il était familier). En revanche, on trouve de nombreuses réflexions éthiques sur des cas pratiques : la punition, la peine de mort, l’avortement, la promesse, les excuses, l’obligation d’obéir à la loi, etc. La métaéthique (c’est-à-dire la réflexion philosophique sur la nature de nos jugements moraux) est, elle aussi, bien présente chez Hart : certes, il s’est volontairement tenu à l’écart des débats entre les réalistes moraux et leurs adversaires, entre les cognitivistes et les non-cognitivistes [10] ; mais on lui doit d’avoir remis au goût du jour une distinction importante entre « morale critique » et « morale positive » ; il s’est beaucoup intéressé à ce qui différencie conceptuellement une obligation juridique d’une obligation morale, aux multiples « dimensions » de la morale et aux types de raison qui en découlent (voir plus bas sur ce point).

2) Philosophe politique. La philosophie politique, chez Hart, a toujours pris la forme de la discussion et du débat. On peut mentionner sa célèbre passe d’armes avec Lord Devlin au sujet de la dépénalisation de l’homosexualité et de la prostitution ; mais aussi ses précieuses analyses de différentes formes « d’individualisme libéral [11] » qu’on trouve chez Rawls, Dworkin, Nozick, etc. La question des libertés individuelles et de leur fondement est la question centrale de la philosophie politique de Hart. Elle le hante depuis son affirmation « conditionnelle » de 1955 (plus tard répudiée) selon laquelle, s’il existe des droits naturels, alors il existe un droit à la liberté. Malheureusement, Hart n’a pas réussi à répondre à cette question : il avait conscience des impasses de l’utilitarisme, mais les alternatives, en particulier celles reposant sur les droits humains, le laissaient sur sa faim. « Between Utility and Rights [12] » : voilà qui résume le mouvement de va-et-vient autour d’un point d’équilibre que Hart n’a jamais su définir clairement.

3) Philosophe de l’action. En 1957, Anscombe publie son grand œuvre, L’intention, consacré à la grammaire de l’intention (« J’ai l’intention de… », « Ce n’était pas intentionnel », « Je le fais dans l’intention de… »), mais aussi plus généralement à la différence entre un agent et un patient, entre ce que nous faisons et ce qui nous arrive. Hart, à la même époque, se penchait sur les mêmes questions : comment distingue-t-on une action volontaire d’une action involontaire ? Une action involontaire d’une action qui n’est pas volontaire ? Est-ce que le concept ordinaire d’intentionnalité recouvre le concept juridique d’intentionnalité ? Que signifie l’expression « J’aurais pu agir autrement » ? Quelles capacités font de nous un agent appelé à répondre de ses actes ? Que signifie « être obligé de faire ceci ou cela » ou « agir sous la contrainte » ? Cet aspect de son œuvre est moins connu. Pourtant, c’est peut-être ici qu’on trouve le plus de traces de la philosophie du langage ordinaire (voir plus bas sur ce point).

4) Historien de la philosophie. Une des raisons pour lesquelles Hart a abandonné sa Chaire de jurisprudence en 1968 est qu’il souhaitait se consacrer à l’étude de l’œuvre de Jeremy Bentham : l’éditer, la commenter. À l’époque, presque tout était à faire : les foisonnantes archives de Bentham, conservées à University College London, avaient été à peine dépouillées ; les éditions de John Bowring et d’Etienne Dumont étaient défaillantes. Dès 1970, Hart publie une nouvelle édition à la fois de An Introduction to the Principles of Morals and Legislation et de Of Laws in General. En 1982 paraît Essays on Bentham : Jurisprudence and Political Theory, un recueil d’essais dans lesquels Hart restitue et discute les positions de Bentham au sujet des droits positifs et des droits naturels, de la souveraineté, des règles juridiques conçues comme commandements, des fictions produites par le droit, etc. Ces essais sont des modèles du genre : la pensée de Bentham, jamais trahie, y est remarquablement reconstruite pour être replacée dans les débats contemporains.

Juspositiviste ?

En France, le juspositivisme (ou positivisme juridique) est associé à Hans Kelsen dont la position est souvent résumée à l’aide de deux thèses : « il n’est pas d’autre droit que le droit positif » ; le juriste doit « se tenir à l’écart de son objet en se contentant de le décrire de lege lata [13] ». Hart n’a soutenu ni l’une ni l’autre de ces deux thèses.

En s’inspirant de Hobbes et de Hume, il a défendu l’existence d’un droit naturel minimal, d’une zone d’intersection nécessaire entre la morale positive et le droit positif. Le droit ne peut pas avoir n’importe quel contenu : étant donné certains truismes (certes contingents) au sujet de l’espèce humaine, étant donné le désir de survie des êtres humains, certaines règles, notamment celles prohibant les atteintes aux personnes et aux biens, sont nécessaires ; elles constituent en réalité la condition de possibilité de tout système juridique.

Au sujet des droits « subjectifs » (rights), sa position est plus complexe à saisir. S’il n’hésite pas à reconnaître l’existence de droits moraux positifs (comme ceux créés par des transactions morales comme une promesse ou un don), il est beaucoup plus prudent au sujet des droits naturels (comme le droit à la sécurité ou le droit à la non-discrimination) qui peuvent exiger certaines politiques et en exclure d’autres, qui peuvent demander à être intégrés au droit positif. Il critiquait aussi bien ceux qui, à la manière de Bentham, qualifient les droits naturels de non-sens, que ceux qui leur confèrent une valeur absolue ou tentent de les déduire de principes encore plus énigmatiques (par exemple le devoir de traiter chaque individu avec le même respect). Cependant, tout porte à croire que Hart avait une certaine sympathie pour les théories des droits fondamentaux fondées sur l’idée de « besoins humains » (par opposition aux « besoins sociétaux »), comme celle actuellement défendue par David Miller.

En ce qui concerne la tâche du juriste ou l’attitude qu’il doit cultiver, Hart donnait entièrement raison à Bentham qui distinguait expository jurisprudence (science portant sur le droit tel qu’il est) and censorial jurisprudence (science portant sur le droit tel qu’il devrait être, en particulier au regard du principe d’utilité) et estimait que le juriste n’a aucune raison de se cantonner à la première branche ; ce qu’il doit éviter, c’est plutôt de faire passer l’être pour le devoir-être et inversement. De la même manière, l’obéissance à la loi ne nous interdit pas de la critiquer : « To obey punctually ; to censure freely » : voilà, selon Bentham et Hart, la consigne qui s’applique à tout citoyen, y compris au juriste.

Le positivisme de Hart doit être compris de manière négative et minimaliste : ce n’est pas parce qu’une loi est injuste sur le plan moral qu’elle n’existe pas sur le plan juridique. La validité d’une règle – et donc son existence – est une question de « pédigrée » : elle dépend uniquement de sa conformité aux critères de validité du système fournis par la règle de reconnaissance (la règle – ou l’agrégat de règles – qui nous dit à quoi on reconnaît une règle de droit).

Il est possible que la règle de reconnaissance conditionne la validité d’une règle à sa conformité à certains principes moraux ou valeurs morales (c’est ainsi qu’on pourrait relire l’intégration de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 au « bloc de constitutionnalité »). Mais, même lorsque c’est le cas, l’invalidité d’une règle immorale ne vient pas directement de son immoralité, mais de sa non-conformité à la règle de reconnaissance qui peut, mais ne doit pas nécessairement, faire référence à certaines notions morales.

L’écart avec Kelsen ne fait que se creuser lorsqu’on aborde la question de la validité de la règle de reconnaissance ultime et suprême. Pour Hart, elle n’est ni valide ni invalide : son existence est une question de fait ; elle repose sur un ensemble complexe de pratiques sociales (convergence du comportement des autorités, attitude critique à l’égard des écarts à la règle). À l’inverse, Kelsen, à la fois pour éviter la régression à l’infini dans la chaîne de validité et pour préserver la « pureté » de sa théorie, se voyait contraint de postuler l’existence d’une « norme fondamentale » aussi mystérieuse que la causa sui de la théologie scolastique.

Philosophe du langage ordinaire ?

Lorsque Hart fait son retour à Oxford après la Seconde Guerre mondiale, l’approche connue sous le nom de « philosophie du langage ordinaire » est, sous l’impulsion de J.L. Austin et de Gilbert Ryle, en plein essor et s’impose peu à peu comme l’approche dominante. L’étude du langage ordinaire, de ses nuances, de ses subtilités, de ce qu’on dirait ou ne dirait pas dans tel ou tel contexte, était censée avoir au moins deux vertus : une vertu négative, à savoir dissoudre certaines théories philosophiques reposant une simplification ou une déformation de nos notions ordinaires comme celles de cause, de volonté, de connaissance, etc. ; une vertu positive, à savoir affiner notre perception de la réalité.

Cette approche a laissé une empreinte notable sur la philosophie de Hart. Dans une interview donnée en 1988, lorsque David Sugarman lui demande si J. L. Austin est le philosophe qui l’a le plus influencé, Hart répond : « Oui, en raison de son influence directe sur ma jurisprudence [14]. » Lorsqu’on lit les passages de The Concept of Law consacrés à la distinction entre « être obligé de » et « avoir l’obligation de », aux différents types de règles (primaire/secondaire, de reconnaissance, de changement, de décision, conférant des pouvoirs, imposant des obligations), il est difficile de ne pas percevoir l’ombre de J.L. Austin. Le projet même de l’ouvrage, servir de prolégomènes à une « sociologie descriptive », correspond parfaitement à la finalité assignée par Austin à la philosophie : donner le relais à une science [15].

Toutefois, après la mort de J. L. Austin en 1960 et après le départ de Hart de la Chaire de jurisprudence en 1968, cette influence devient de moins en moins prégnante. Hart l’admet lui-même dans l’introduction de ses Essays in Jurisprudence and Philosophy. Il y explique que les méthodes de la « philosophie linguistique » sont malheureusement incapables de résoudre ou, à défaut, de clarifier certains désaccords qui peuvent avoir pour origine une divergence théorique ou morale fondamentale, une indétermination du droit, etc. Dans ces cas de figure, nous sommes contraints de confronter les arguments des uns et des autres, de les mettre à l’épreuve, et/ou de chercher une position intermédiaire [16].

Toutefois, si Hart a pris ses distances avec la philosophie du langage ordinaire, il ne s’est jamais éloigné de la philosophie analytique, dont la philosophie du langage ordinaire n’est qu’une branche. Toute sa vie, il a fait preuve d’une grande méfiance à l’égard des approches empiriques ou prétendument empiriques du droit dont les généralisations lui semblaient abusives, insuffisamment documentées. Il estimait que la philosophie analytique du droit était particulièrement formatrice, en particulier pour les étudiants en droit : elle peut les aider à prendre du recul sur les distinctions établies par le droit positif, à ne pas les prendre pour argent comptant ; elle les incite à considérer d’un œil critique les formules toutes faites comme « le droit est l’ensemble des règles qui régissent la conduite de l’homme en société » ou encore « le droit est un système clos sur lui-même ».

Une posture antiréductionniste

Même si les méthodes de la philosophie du langage ordinaire ont été peu à peu délaissées par Hart, il n’a jamais abandonné la « posture antiréductionniste [17] » sous-jacente à cette approche.

Dans Le Cahier bleu et le Cahier brun, Wittgenstein (que Hart considérait comme le philosophe l’ayant le plus influencé après J. L. Austin) dénonce notre « soif de généralité » ou « notre attitude dédaigneuse à l’égard du cas particulier » qui, selon lui, a plusieurs sources, notamment l’emprise de la méthode scientifique « qui consiste à réduire l’explication des phénomènes naturels au nombre le plus restreint possible de lois naturelles primitives [18] » ; et le présupposé selon lequel, si on qualifie plusieurs choses à l’aide d’un même terme (par exemple « jeu »), alors elles doivent avoir quelque chose en commun qui justifie qu’on emploie le même terme.

Hart souscrivait entièrement à cette critique et à ce diagnostic de Wittgenstein. Selon lui, nous devons « résister à la tentation de simplifier à outrance l’hétérogénéité et la complexité des phénomènes juridiques [19] » ; nous devons lutter contre l’« envie irrépressible d’uniformité [20] » et, au contraire, mettre l’accent sur les différences, sur ce qui distingue tel cas de figure de tel autre.

On trouve partout dans son œuvre des illustrations de cette opposition au monisme : dans The Concept of Law où il reproche à John Austin (mais aussi à d’autres) d’avoir tenté de réduire l’ensemble des règles juridiques à un seul modèle, celui des ordres généraux appuyés de menaces ; dans Causation in the Law où il soutient qu’il n’existe pas un seul et unique concept de cause, mais au moins trois types de lien de causalité (interférer dans le cours normal des choses, pousser quelqu’un à faire quelque chose, donner à quelqu’un la possibilité de faire quelque chose) ; dans son débat avec Lord Devlin où il insiste sur le fait que les libertés individuelles peuvent être limitées pour plusieurs raisons valables, que « X nuit ou risque de nuire à autrui », contrairement à ce qu’affirme Mill, n’est pas le seul motif d’intervention légitime, etc.

Même lorsque Hart a été le plus ambitieux sur le plan théorique, par exemple lorsqu’il a soutenu que l’union des règles primaires et secondaires pouvait être considérée comme « l’essence » ou « la clé de compréhension » du droit, il ne prétendait pas que cette analyse s’appliquait à toutes les choses qui peuvent être désignées à l’aide du mot « droit » (droit souple, droit international, droit autochtone, etc.). Son objectif était de clarifier le cas paradigmatique, à savoir les systèmes juridiques modernes des États-nations, pour ensuite aborder les cas limites qui, souvent, ne possèdent que quelques caractéristiques du cas paradigmatique.

Un pluraliste moral

Sur le plan moral et politique, Hart est parfois présenté comme un libéral, parfois comme un utilitariste, parfois comme un utilitariste tempéré par son libéralisme. En vérité, conformément à sa posture antiréductionniste, Hart adhérait au pluralisme des valeurs, même s’il n’a jamais défendu explicitement cette position, comme son ami le plus proche Isaiah Berlin. Dans Law, Liberty, and Morality, il écrit : « En principe, nous ne pouvons pas, en société, poursuivre une seule valeur morale ou un seul objectif moral, sans nous interroger sur la nécessité de trouver un compromis avec d’autres valeurs ou objectifs [21]. » Lorsque le compromis entre plusieurs valeurs contradictoires est impossible, nous devons avoir conscience du sacrifice que nous faisons, du prix en termes d’autres valeurs que notre décision nous oblige à payer. Hart estimait que le monisme, en particulier le monisme utilitariste, était une position « très dangereuse [22] » menaçant de nombreux droits et libertés fondamentaux. D’où son plaidoyer, dans ses écrits consacrés au droit pénal, en faveur d’une institution pénale équilibrée, c’est-à-dire qui se donne pour objectif principal la réduction de la criminalité tout en respectant certains principes de justice et d’humanité (en matière de responsabilité pénale notamment) et le principe d’interférence minimale.

Il convient d’insister sur le fait que le pluralisme des valeurs était une position assez répandue à Oxford dans les années 1950 et 1960 : on la retrouve chez Stuart Hampshire (avec qui Hart a co-écrit un article sur l’intentionnalité et le libre arbitre), mais aussi chez J. L. Austin qui écrit dans « A Plea for Excuses » :

Lorsque nous avons affaire à un ensemble de termes clés […] (tels que, par exemple, en morale, right, good, etc.) […] nous croyons trop volontiers […] qu’il suffirait de découvrir la signification véritable de chacun de ces termes pour qu’ils viennent s’emboîter parfaitement dans quelque schéma conceptuel simple, bien intégré, cohérent. Or […] il n’y a aucune raison de le penser […]. Nous employons volontiers, et avec raison, des termes qui, pour ne pas être radicalement incompatibles, n’en sont pas moins tout simplement disparates, qui précisément ne s’emboîtent pas ni même ne s’accordent. Tout comme nous souscrivons volontiers à des idéaux disparates, ou avons la grâce d’être déchirés entre ces idéaux – pourquoi doit-il en exister nécessairement un amalgame concevable, la Vie Bonne pour l’Homme [23] ?

Le pluralisme des valeurs n’est qu’un aspect du pluralisme moral de Hart. Il a également défendu, quoique très succinctement, ce qu’on pourrait appeler le pluralisme des raisons morales. Selon Hart, la morale comprend plusieurs « dimensions » fournissant différents types de raison morale de faire (ou de ne pas faire) ceci ou cela. Les obligations morales sont, par exemple, une « sphère » de la morale qui n’a rien à voir avec la sphère des devoirs moraux, la sphère des vertus morales, la sphère de l’utilité générale, la sphère du surérogatoire, etc. « Parce que j’ai l’obligation de lui dire la vérité » et « Parce qu’il est tout compte fait dans l’intérêt de tous de lui dire la vérité » sont deux raisons morales hétérogènes de dire la vérité quoique l’une et l’autre valables. Hart rejetait catégoriquement l’affirmation de Bentham selon laquelle toutes les raisons en faveur (ou en défaveur) d’une règle de droit autres que ses effets bons ou mauvais étaient des pseudo-raisons.

Hart a ainsi contribué au regain d’intérêt pour les raisons d’agir en philosophie pratique ; et ce n’est pas un hasard si elles occupent une place centrale dans l’œuvre de Joseph Raz, un de ses doctorants.

Pour conclure

L’œuvre de Hart fait partie de ce que la philosophie analytique a pu nous offrir de meilleur. Sa méfiance à l’égard des généralisations hâtives ne l’a pas empêché de soutenir des thèses ambitieuses aussi bien descriptives (au sujet de ce qu’est le droit) que normatives (au sujet de ce que le droit devrait être). Son goût pour les distinctions conceptuelles subtiles ne l’a jamais entraîné dans l’écueil de la controverse scolastique. Du fait de son excellente culture philosophique, en particulier classique, il avait suffisamment de recul pour ne pas simplement répéter, dans de nouveaux termes, des thèses déjà soutenues tout au long de l’histoire de la philosophie. La très grande clarté de son propos, libre de tout jargon, n’était en rien le symptôme d’une simplicité ou d’une superficialité de sa pensée, bien au contraire. Enfin, Hart s’est efforcé, tout au long de sa carrière, d’appliquer le principe herméneutique de charité : si nous sommes en désaccord avec un auteur, c’est que nous l’avons mal compris ; la critique d’une position n’a de valeur qu’à condition de lui avoir donné, au préalable, toutes ses chances. Ce n’est donc pas seulement en tant que philosophe du droit qu’il convient de le lire, mais également en tant que modèle d’une certaine époque intellectuelle.

par Nicolas Nayfeld, le 6 mai

Aller plus loin

Pour une bibliographie quasi complète des œuvres de Hart, voir :

 Paulson Stanley L., « The Published Writings of H. L. A. Hart : A Bibliography », Ratio Juris, vol. 8, no 3, 1995, p. 397-406.

 Lacey Nicola, A Life of H. L. A. Hart  : The Nightmare and the Noble Dream, Oxford, Oxford University Press, 2006, p. 394-397.

Traductions françaises :

 « La démystification du droit », P. Gérard, M. van de Kerchove (trad.), dans P. Gérard, F. Ost, M. van de Kerchove (éd.), Actualité de la pensée juridique de Jeremy Bentham, Bruxelles, Publications des facultés universitaires Saint-Louis, 1987, p. 89-118.

 « Responsabilité juridique et excuses légales », D. Buysse (trad.), dans M. Neuberg (éd.), La responsabilité : questions philosophiques, Paris, PUF, 1997, p. 65-93.

 « Entre l’utilité et les droits », J.-F. Spitz (trad. partielle), dans C. Audard (éd.), Anthologie historique et critique de l’utilitarisme, tome 3, Paris, PUF, 1999, p. 237-247.

 Le concept de droit, Michel van de Kerchove (trad.), 2e éd., Bruxelles, Publications des facultés universitaires Saint-Louis, 2005.
 « Existe-t-il des droits naturels ? », C. Girard (trad.), Klesis, n° 21, 2011, p. 239-254.
 « Immoralité et trahison », M. Carpentier (trad.), Droit et Philosophie, vol. 6, 2014, p. 157-163.
 « La solidarité sociale et la mise en œuvre de la morale par le droit », G. Bligh, M. Plouviez (trad.), Droit et Philosophie, vol. 6, 2014, p. 181-195.
 « Le positivisme et la séparation du droit et de la morale », C. Béal (trad. partielle), in C. Béal (éd.), Philosophie du droit : Norme, validité et interprétation, Paris, Vrin, 2015, p. 193-227.
 Le Droit, la liberté et la morale suivi de La Moralité du droit pénal, Gregory Bligh (trad.), Paris, Classiques Garnier, 2021.
 « Prolégomènes aux principes de la peine », Benoît Basse, Nicolas Nayfeld (trad.), Droits, n° 76, no 2, 2022, p. 251-276.

Pour citer cet article :

Nicolas Nayfeld, « Hart et l’équilibre des valeurs », La Vie des idées , 6 mai 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Hart-et-l-equilibre-des-valeurs

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1N. Lacey, A Life of H. L. A. Hart  : The Nightmare and the Noble Dream, Oxford, Oxford University Press, 2006, p. 55

[2Ibid., p. 112.

[3Selon Lacey, «  it seems likely that Herbert had a rather dim view of the intellectual calibre of the Oxford Faculty  » (Ibid., p. 148). Et elle relève dans ses notes la remarque suivante au sujet du séminaire de l’école de droit de UCLA : «  lawyers too stupid, philosophers too few and unacquainted with legal terms.  » (Ibid., p. 246.)

[4N. Lacey, A Life of H. L. A. Hart  : The Nightmare and the Noble Dream, op. cit., p. 214

[5Ibid., p. 149

[6Id.

[7On notera, d’ailleurs, que les très nombreuses études de cas dans Causation in the Law ont été effectuées par son co-auteur, Tony Honoré. Hart s’est concentré sur la première partie de l’ouvrage, quasiment dépourvue de note de bas de page.

[8«  It provided me with a vast range of examples about which to philosophize.  » (H. L. A. Hart et D. Sugarman, «  Hart Interviewed : H.L.A. Hart in Conversation with David Sugarman  », Journal of Law and Society, vol. 32, no 2, 2005, p. 271)

[9Id.

[10H. L. A. Hart, The Concept of Law, 3e éd., Oxford, Oxford University Press, 2012, p. 168

[11H. L. A. Hart, Essays in Jurisprudence and Philosophy, Oxford, Oxford University Press, 1983, p. 16

[12Ibid., p. 198-222

[13A. Viala, «  Le positivisme juridique : Kelsen et l’héritage kantien  », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, Volume 67, no 2, Presses de l’Université Saint-Louis, 2011, p. 95

[14H. L. A. Hart et D. Sugarman, «  Hart Interviewed : H.L.A. Hart in Conversation with David Sugarman  », op. cit., p. 275

[15J. L. Austin, Philosophical Papers, J. O. Urmson et G. J. Warnock (éd.), Oxford, Clarendon Press, 1961, p. 180

[16H. L. A. Hart, Essays in Jurisprudence and Philosophy, op. cit., p. 5-6

[17J. Raz, «  H. L. A. Hart (1907–1992)  », Utilitas, vol. 5, no 2, novembre 1993, p. 147

[18L. Wittgenstein, Le Cahier bleu et le Cahier brun, M. Goldberg et J. Sackur (trad.), Paris, Gallimard, 1996, p. 58

[19H. L. A. Hart, «  Analytical Jurisprudence in Mid-Twentieth Century : A Reply to Professor Bodenheimer  », University of Pennsylvania Law Review, vol. 105, no 7, 1957, p. 959

[20H. L. A. Hart, The Concept of Law, op. cit., p. 32

[21H. L. A. Hart, Law, Liberty, and Morality, Oxford, Stanford University Press, 1963, p. 38

[22H. L. A. Hart, Essays on Bentham : Studies in Jurisprudence and Political Theory, Oxford, Clarendon Press, 1982, p. 36

[23J. L. Austin, «  Les excuses  », R. Franck (trad. modifiée), Revue de métaphysique et de morale, no 4, 1967, p. 444

Partenaires


© laviedesidees.fr - Toute reproduction interdite sans autorisation explicite de la rédaction - Mentions légales - webdesign : Abel Poucet