Recensé : Martin Luther, Des Juifs et de leurs mensonges (1543), édition critique traduit de l’allemand par Johannes Honigmann, introduction et notes par Pierre Savy, Paris, Honoré Champion, 2015.
À l’approche du grand jubilé de 2017 qui marquera le 500e anniversaire de la naissance de la Réforme luthérienne, les publications consacrées au réformateur de Wittenberg se multiplient en Allemagne et commencent timidement à poindre dans le paysage éditorial français. L’une des premières études à paraître sur ce thème est d’autant plus intéressante qu’elle soulève à bras-le-corps l’un des aspects les plus controversés de la carrière de Martin Luther : son hostilité féroce envers les Juifs et l’influence qu’eurent ses écrits dans l’histoire de l’antisémitisme allemand, jusqu’à sa récupération funeste par l’idéologie nazie.
L’étude en question est l’édition critique d’un petit traité écrit par le réformateur allemand en 1543 et publié sous le titre Des Juifs et de leurs mensonges. Pour la première fois, ce texte est traduit en français par les soins de Johannes Honigmann et présenté et annoté par Pierre Savy, maître de conférence en histoire médiévale à l’université Paris-Est et spécialiste des identités juives et chrétiennes dans l’Occident médiéval.
Du Moyen Âge au Troisième Reich
L’introduction de Savy éclaire la structure interne du traité, la concaténation des arguments mobilisé par le réformateur et la rhétorique particulière, jouant sur les postures savantes, les tournures polémiques et les accusations calomnieuses, utilisées tour à tour par Luther pour discréditer ses adversaires.
Mais elle renseigne aussi sur le contexte de diffusion de l’ouvrage, non seulement au sein de la production abondante de l’œuvre luthérienne, mais aussi dans le cadre intellectuel et théologique de la polémique antijuive à la fin du Moyen Âge et jusqu’au milieu du XVIe siècle. Enfin, l’étude retrace, au-delà des conditions de production socio-historique de cet ouvrage, l’influence décisive que celui-ci acquit à partir de la moitié du XIXe siècle, dans la constitution d’un antisémitisme culturel allemand qui fut ensuite largement exploité par l’idéologie nazie du Troisième Reich.
Celle-ci, cependant, ne put s’appuyer que sur les Judenschriften tardifs de Luther, car Savy rappelle à juste titre que la position du réformateur ne fut pas toujours hostile envers les Juifs. Les études luthériennes ont en effet fait valoir une véritable fracture dans la pensée du réformateur, que l’on situe généralement autour de 1530, et qui fait succéder à une attitude amicale, bienveillante, voir philosémite de Luther, une hostilité farouche, violente et clairement antisémite.
Beaucoup de thèses circulent sur ce « revirement ». Savy s’arrête surtout sur la plus connue, celle qui postule que Luther, après avoir passé plusieurs décennies à tenter de rallier les Juifs à la cause évangélique, finit par abandonner tout espoir de conversion et, renonçant à parler avec les Juifs, finit par parler contre eux (p. 20). Partant, son traité Des Juifs et de leurs mensonges ne se conçoit pas comme un dialogue, fût-il polémique, avec les Juifs, mais s’adresse aux « vrais chrétiens », que l’on appelle à se méfier des Juifs et, en s’opposant à eux, à raffermir leur propre foi dans le message du Christ.
Juifs, Turcs et papistes
Il aurait toutefois été utile de compléter ce point de vue en évoquant d’autres éléments ayant concouru au renversement d’attitude de Luther. Il nous semble en effet capital de rappeler que c’est précisément autour de l’année 1530 que l’on assiste, au sein même du camp luthérien, à une querelle théologique opposant Luther et ceux que l’on nomme les « judaïsants ». Ces derniers insistent, tout en adoptant la doctrine de la justification par la foi seule, sur le respect fondamental de la Loi mosaïque. Johannes Agricola, qui défend cette position, bute contre l’anti-légalisme foncier de Luther, qui découle de la distinction claire que ce dernier établit ente la Loi et l’Évangile, vécus comme deux temps de l’alliance de Dieu avec les hommes.
Cette polémique intra-luthérienne, qui se conclut par l’exil d’Agricola et le renforcement de la position de Luther, explique sans doute le revirement opéré par Luther à l’égard des Juifs. En tout cas, alors que Luther, avant 1530, ne voit pas d’un mauvais œil le rapprochement de sa doctrine avec certains points du judaïsme, il tempête ensuite contre le ritualisme et le légalisme de la religion juive.
Des Juifs et de leurs mensonges se classe bien parmi les écrits tardifs du réformateur allemand, après la période de production théologique, ecclésiologique et homilétique déterminante, dans la formation de la doctrine évangélique des années 1515-1530. Le « vieux Luther », s’il a le sentiment d’avoir achevé son œuvre doctrinale, reste néanmoins volubile, comme le prouvent les Tischreden (Propos de table) qui retranscrivent les paroles et sentences tranchées, hétéroclites, bien souvent savoureuses, parfois moralisatrices, d’autre fois obscènes, du « pape de Wittenberg ».
Dans les dernières années de sa vie, Luther n’a de cesse de prendre position contre les Juifs. Son traité n’est ainsi, estime Savy, que le témoignage le plus connu de cette obsession tardive. Mais Savy oublie, à mon sens, de rappeler que les pamphlets anti-juifs de Luther à partir des années 1540 doivent être considérés ensemble avec les opuscules tout aussi rageurs et polémiques que le réformateur publie contre les Turcs (par exemple son Exhortation à la prière contre les Turcs, en 1541), contre les papistes (à l’instar de son Image de la papauté publié en 1545) et « tous les sectaires et fanatiques » qui s’enferrent, de son point de vue, dans l’erreur.
Si Luther s’obstine à pourfendre les ennemis de l’Église et serviteurs de l’Antéchrist, ceux-ci ne se limitent en aucun cas aux Juifs, mais s’identifient à tous les adversaires de la vraie doctrine. On peut, par contre, suggérer que cette activité polémique frénétique de Luther à partir de 1540 correspondant à une accentuation, dans sa pensée, du sentiment d’urgence apocalyptique et d’imminence de la fin du monde.
L’« orgueil juif »
En tout cas, Pierre Savy n’a pas tort de rappeler que l’hostilité de Luther à l’égard des Juifs ne se résume pas à un antijudaïsme de nature religieuse, mais adopte aussi tous les préjugés antisémites véhiculés sur les Juifs. Dans la première partie de son ouvrage, Luther s’en prend à l’« orgueil juif », qui, selon lui, se manifesterait dans le rappel constant de leur lignage (remontant à Abraham), sur la signification donnée à la circoncision comme symbole de l’alliance unique de Dieu avec son peuple, sur la réception de la Loi par Moïse et sur leur droit à une Terre promise.
Le réformateur prend ensuite le temps de développer des arguments classiques et déjà éprouvés par la littérature médiévale contre les Juifs. Ceux-ci ne sont pas seulement les membres d’un peuple déicide, bouffi d’orgueil et désobéissant sans cesse à Yahvé, mais aussi des hommes impies se démarquant par leur avarice, leur animalité, leur saleté, leur puanteur, leur cruauté, etc. Traités d’« enfants du diable », de « truies » ou de « chiens juifs », ils sont constamment soumis à un processus de déshumanisation caractéristique du discours antisémite le plus haineux.
En outre, Savy rappelle à quel point l’efficacité de ces arguments doit à la rhétorique et à la verve puissante du réformateur. Habile à susciter l’émotion, jouant avec des formes d’oralité aptes à capter l’attention de son auditoire, Luther produit ici un texte inclassable, à la fois « savant et vulgaire, sérieux, mais pas dépourvu d’humour » et d’ironie mordante, qui se fait au dépens du peuple juif (p. 20-21).
Postérité de Luther
La position de Luther pose finalement la question de son influence, mais aussi de sa responsabilité dans le succès de l’antisémitisme à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, et plus encore au XXe siècle, sous la forme idéologique du national-socialisme. Peut-on, s’interroge Savy, réellement établir une ligne directe entre Luther et la Shoah, ou faire asseoir ce dernier au banc des accusés, à côté des autres bourreaux nazis jugés à Nuremberg (p. 9) ?
Savy discute longuement les positions de certains chercheurs, enclins soit à dédouaner Luther de toute responsabilité morale dans l’Holocauste, sous prétexte que la position de ce dernier ne serait que le reflet de l’esprit de son temps, et que l’« outillage mental » des hommes du XVIe siècle ne saurait être comparé à celui des hommes du XXe ; soit à accabler le réformateur qui, par son influence, ne saurait sortir indemne du procès en antisémitisme dirigé contre lui (p. 36-40).
Savy finit par se prononcer lui-même pour une position médiane permettant de « réfuter tout lien mécanique entre un livre publié en 1543 et des faits massifs et complexes survenus au XXe siècle ; sans pour autant minimiser en rien la violence des positions du théologien » (p. 39). Il s’agit donc d’éviter Charybde comme Scylla, le causalisme historique simpliste comme le refus de lier ensemble éthique et histoire dans la compréhension, sur le temps long, du Sonderweg allemand.
Les interrogations quant à la responsabilité de Luther dans la tragédie juive du XXe siècle restent en tout cas au cœur des débats académiques allemands contemporains. La preuve en est la récente polémique suscitée par la thèse de Notger Slenczka, professeur de théologie dogmatique à la Humboldt-Universität de Berlin, selon laquelle l’Ancien Testament n’aurait, du point de vue de l’orthodoxie luthérienne, aucune valeur canonique, car se rapportant au temps de l’Ancienne Alliance de Dieu avec le peuple juif, Alliance détrôné par le temps de l’Évangile du Christ.
Cette thèse a tôt fait d’engendrer des accusations d’antijudaïsme dans les milieux associatifs, mais aussi universitaires. Christoph Markschies, théologien luthérien et ancien président de la Humboldt, s’est emporté contre les positions de son collègue, qu’il estime avoir été défendues avant lui par les « théologiens nazis ». Le débat est donc loin d’être clos en Allemagne et l’éclairage historique apporté par Savy sur l’attitude de Luther envers les Juifs permettra au lecteur français de découvrir un aspect méconnu de la pensée du réformateur, tout comme de s’initier aux problématiques propres de la vie intellectuelle allemande.