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Fondation Abbé Pierre

Recension Société

Habitants et militants

À propos de : Denis Merklen, Les indispensables. Sociologie des mondes militants, Éditions du Croquant


par Michel Kokoreff , le 4 septembre 2023


Dans un panorama sur le militantisme des quartiers populaires initié par la Fondation Abbé Pierre, le sociologue Denis Merklen éclaire les logiques sociales qui s’y déploient et les formes de créativité militante, en faisant la part peut-être un peu trop belle aux acteurs institutionnalisés.

Voici un bel hommage aux militant.e.s des quartiers populaires. Bien connu pour ses travaux en Argentine et en France, Denis Merklen nous propose ici une enquête originale. Financée par la Fondation Abbé Pierre (FAP), elle a été réalisée entre 2016 et 2018, puis 2020 et 2022, soit dans le contexte du coronavirus. Ni montée en généralité sur les « quartiers », ni monographie de l’un d’eux, le sociologue livre une enquête sur les engagements militants dans sept villes (Aubervilliers, Roubaix, Avignon, Lille, Montpellier, Strasbourg, Toulouse) autour d’autant de thèmes principaux (l’action sociale, la rénovation urbaine, l’initiation théâtrale, l’hygiène par temps de pandémie, le sport et la musique dans les cités, etc.) et de personnages sociologiques (parfois connus) avec lesquels il s’est longuement entretenu de leurs trajectoires, activités et réflexions. À chaque fois, d’autres entretiens avec des personnes proches des associations étudiées sont mobilisés, ainsi qu’une documentation périphérique. Encadrant ces chapitres, une introduction plus théorique et méthodologique, et une sorte d’épilogue sur les rencontres nationales des collectifs organisées depuis dix ans par la FAP.

Je me garderai bien de proposer une synthèse du livre – tant il est riche –, pour laisser à ses lecteurs et lectrices le soin d’en découvrir les arcanes et les analyses. De même, je ne polémiquerai pas sur la littérature sociologique citée, les oublis (pardon, les « effets de méconnaissance »). En revanche, je proposerai d’abord faire un petit rappel historique (disons pour les plus jeunes), ensuite de discuter la notion de « militants » qui, au fil de la lecture, me semble problématique.

« L’insurrection de la bonté »

Hiver 1952 : un jeune abbé lance un appel à la radio en faveur des familles et individus démunis face à la crise du logement exacerbée par les prix exorbitants notamment dans la capitale et par un hiver particulièrement rigoureux. La scène se passe lors d’un jeu radiophonique, Quitte ou double. Les questions d’actualité se succèdent et l’abbé repart avec 260 000 d’anciens francs en poche (l’équivalent de 3800€), avant de lancer : « La question que je voudrais poser à chacun de vous est la suivante : combien allez-vous m’envoyer pour bâtir des logis aux sans-logis ? » [1]

L’abbé Pierre est loin d’être alors un inconnu ; encore moins un novice en politique… Passé par la Résistance, élu député de la Meurthe-et-Moselle, en 1945, tête de liste du Mouvement républicain populaire (M.R.P, ayant existé de 1944 à 1967) en toute indépendance, dissident donc, il dénonce la répression dans les colonies en 1949 aux côtés de Breton, Sartre et de Beauvoir, avant de rompre avec son parti en 1950 et d’achever, sans mandat, sa carrière politique en 1951. Mais déjà il côtoie de près dans la maison en ruines de Neuilly-Plaisance qu’il retape les mal-logés : des « déshérités », et parmi eux d’anciens biffins. Ainsi se constitue la légende urbaine de la communauté Emmaüs : tout récupérer, classer, les métaux, les boîtes de conserve, le chiffon, le papier, et bientôt chiner – le ramassage des caves et des greniers. Seulement voilà : dans le contexte de l’après-Seconde Guerre mondiale, les destructions qu’elle a entraînées, l’ancienneté et l’insalubrité du parc de logements, la timidité de la puissance publique à se muer en État-constructeur – autant de causes bien connues –, la horde des sans-logis croit. Les habitats de fortune se multiplient, non sans risques.

Si après son appel de 1952 les dons affluent, c’est au cours de l’hiver 1953-1954, où le thermomètre hésite chaque nuit entre moins dix et moins vingt, que l’abbé Pierre récidive par une lettre ouverte au ministre de la Reconstruction : « Monsieur le Ministre, un petit bébé de la cité des Coquelicots est mort de froid dans la nuit du 3 au 4 janvier, pendant le discours où vous refusiez les cités d’urgence. C’est à 14h, le jeudi 7 janvier, que l’on va l’enterrer. Pensez-lui. Ca serait bien si vous veniez… » Et il viendra, pour suivre le cercueil au milieu des chiffonniers !

Il me semble que ce petit rappel historique prend toute sa signification, bien sûr au regard des actions menées depuis pour le « quart-monde » par la FAP et Emmaüs en particulier, mais aussi de la situation que nous vivons aujourd’hui ; non seulement parce que dans l’enquête de Merklen la FAP a joué un rôle décisif mais en ceci que son action indépendante des pouvoirs publics, en particulier au moment de la pandémie, est aussi décisive que rare. On mesurera toute la distance qui nous sépare de cette période à beaucoup d’égards. Et pourtant, les causes sinon identiques, du moins proches (amplifiées par la restriction drastique des aides aux associations par le gouvernement d’Emmanuel Macron) produisent des effets comparables (mal-logement, sentiment d’abandon, asphyxie des acteurs de terrain à faire face à « la misère du monde ») et donnent lieu aux mêmes diagnostics. De la philanthropie à l’insurrection, l’histoire se répète donc telle une métamorphose, cette dialectique des changements et des permanences, pour reprendre un des mots préférés de Marx, ainsi que de Robert Castel.

Questionner le périmètre d’action des militants

Maintenant, pourquoi la notion de « militants » me semble-t-elle problématique, voire comme un « signifiant flottant » ? Pour un ensemble de raisons qui conduisent sinon à une lecture critique, du moins à la discussion.

Dans Les indispensables, il ne s’agit pas d’évoquer les militants politiques de tel ou tel parti politique, y compris au sens de « simples militants » [2], mais pas davantage d’en dénier l’existence. Ces territoires urbains ne sont pas le « désert politique » que certains (politiques, journalistes ou sociologues) se complaisent à décrire depuis déjà quarante ans [3]. Le militantisme qui intéresse Merklen se distribue – pour simplifier – selon un double axe : d’un côté, entre un pôle social (les professionnels sociaux, éducateurs, mais aussi les mères) et un pôle artistique ou culturel (metteure en scène, acteurs, animateurs sportifs, musiciens) ; de l’autre, entre un pôle pragmatique face au cumul des difficultés sociales et un pôle critique du point des conditions d’intervention dans l’espace public. Entre ces axes, de multiples conflits et clivages, dilemmes et ambivalences, loin d’être évacués ici.

Quoi de commun, dira-t-on, entre les professionnels, les militants associatifs, les militants de base ou nouveaux militants, les activistes et les simples habitant.e.s ? Sont-ils tous et toutes « militant.e.s » au titre de leur engagement dans la cité ? Et que signifie celui-ci ? « Indispensables » ils le sont bien pour contrecarrer les effets du processus de désaffiliation (pour reprendre ce concept un temps cher à Robert Castel) des familles populaires, immigrées et descendantes de l’immigration, en situation précaire et d’isolement, en proie à la ségrégation urbaine et à la ghettoïsation, au racisme et aux discriminations, au mépris des élus, à l’échec – parfois sidéral – des institutions et au déficit d’encadrement de la jeunesse populaire urbaine ; bref, plus généralement encore, face aux processus d’oppression. Cela est bien connu et rappelé justement.

Néanmoins, les récits en situation ont tendance à substantialiser le terme de « militants ». Comme si faire pour et surtout avec les habitants, plutôt qu’à la place ou au nom de, c’était toujours « militer » ; et ce, au détriment de la diversité des positions et postures, des rapports à l’État et des ressources, aux territoires et à leurs habitants, bien exposée dans le livre. Les « militants » décrits plutôt dans le début du livre sont certes « multi-positionnés » comme on dit, mais leur répertoire d’action s’inscrit plutôt dans le secteur de l’intervention sociale. Ce n’est pas qu’un débat théorique ! Si le terme même de militants pose question, c’est que leur légitimité est l’enjeu de conflits et qu’elle est parfois récusée par les principaux intéressés dans les quartiers populaires comme ailleurs. Ainsi, les acteurs – fussent-ils pleins de bons sentiments – sont accusés régulièrement, ici ou là, de dépolitiser les problèmes rencontrés, de faire de la délégation de service publique un outil de gestion ou d’ingénierie sociale.

De fait, les militants dont il est beaucoup question ici ont en commun de s’être constitués en associations dans la mouvance des politiques de la ville impulsées par l’État à partir du début des années 1980 pour faire face à la « crise des banlieues », d’abord considérée comme un déficit de « cohésion sociale » - plutôt que démocratique. Aussi, faire partie d’une association est « indispensable » pour bénéficier des ressources distribuées par les diverses institutions. Pas d’autre solution aujourd’hui, par exemple, afin de bénéficier d’emplois subventionnés, de financements de fonctionnement, ou encore d’un simple local. En retour, ces institutions exercent un droit de regard, voire de contrôle sur l’activité de ces « militants associatifs » - comme elles pèsent de plus en plus sur le travail social, pour en reformater et parfois en dénaturer les missions. On comprend que ces démarches interrogent les acteurs eux-mêmes ; d’un côté, elles ne vont nullement de soi, l’accès aux ressources est un marathon, la concurrence est vive ; de l’autre, la dépendance au secteur public (et privé) pose problème.

L’objection que l’on peut faire est donc la suivante : comme il existe des militants des quartiers populaires qui échappent à cette logique du guichet et font de leur indépendance un principe absolu, de même bien des activités, par exemple, en matière de violences policières et racistes, ou encore de redistribution alimentaire (Brigades de solidarité alimentaire, cantines, collectifs divers) évitent à tout prix de prendre la forme d’associations ; il en va du même principe d’autonomie de ces collectifs informels en lien avec des formes de vie (quartiers urbains, squats, communautés, collectifs ruraux, etc.). Qu’ils soient moins ou plus dotés en capitaux, scolaire et culturel, soient employés par les collectivités territoriales ou précaires vivant du RSA, ces militants-là entendent rester à bonne distance de l’institution sous toutes ces formes.

Ainsi, pour prendre l’exemple de la subsistance redevenue centrale pendant et après le confinement, qu’on ne leur parle pas du secteur de l’économie sociale et solidaire, objet d’un profond rejet au regard de sa capacité à récupérer les bonnes volontés ici et à se moquer des autres là, mais de ceux qui vont, par exemple, à Rungis, à 5h du matin, pour aller récupérer les invendus et les redistribuer aux plus modestes gratuitement. Le problème, c’est que cette couche-là de « militants », de par le dispositif d’enquête, est peu présente, voire invisible. Ce problème en serait moins un si on considérait qu’à la fragmentation sociale vient répondre la fragmentation des luttes - pour peu qu’on entende cette dernière dans sa positivité, plutôt que comme synonyme de dispersion.

Pour autant, les uns et les autres ne font-ils pas partie des « indispensables » ? Cela retire-t-il quelque chose à ceux et celles qui choisissent une perspective moins radicale ? Et quid des militant.e.s dans les quartiers populaires qui sont revenu.e.s des formes d’organisation classiques jugées épuisantes et stériles ? Merklen le souligne à la fin du livre : il ne suffit pas de promouvoir l’hétérogénéité comme un bienfait en soi ; mais il est aussi un peu court d’évoquer une expérience commune qui existerait hors des lignes de clivage traversant et mettant à l’épreuve ces « mondes militants ». Il faut accepter le conflit, faire avec, dans sa dimension politique. Ce que le terme de « militants » aplatie un peu, ce sont donc les différentes couches de ce monde. Les associations, les groupes informels et le réseau qui forment autant de cercles dans une constellation, comme dans les cas de Montpellier et Toulouse le montrent bien. Ainsi, les conflits sont à la fois internes et externes aux structures locales animées. Ce sont les conflits internes qui paralysent l’action, la lutte des égos et des clans l’emportant sur les buts communs.

Encore que – et c’est là où le livre apporte beaucoup –, les alternatives existent lorsqu’il n’y a plus personne dans le quartier, que toutes les structures sont fermées, en vacances ou confinées et que les habitants sont seuls, abandonnés. La fondation abbé Pierre est à cet égard un espace intermédiaire entre État et associations locales. Mais sinon ? N’y a-t-il autres cas ? Dans le livre, excepté le chapitre sur Roubaix, peu de place est accordée aux associations cultuelles, et en particulier à l’islam – il faudrait dire aux courants inspirés par l’islam pour ne pas gommer sa pluralité et éviter toute équivoque. Or la religion de façon générale est une dimension à part entière – qu’on le veuille ou non – de l’organisation sociale des quartiers populaires, venant remplir le vide social. [4]

On se demande si le « vrai sujet » qui intéresse Merklen n’est pas la transformation du social. Considérée comme une sphère à part entière, elle est écrasée d’un côté, par les politiques clientélistes de paix sociale, de l’autre par les stratégies individualistes des uns et des autres. De fait, son livre est très instructif sur la manière dont fonctionne (ou pas) le dit « social » dans les quartiers populaires à la physionomie renouvelée par les opérations de rénovation urbaine ou de micro-chirurgie urbaine (accès à la propriété, programmes locatifs pour des ménages plus aisés, etc.), les dispositifs mobilisés et les compétences requises pour ne pas laisser couler dans l’ombre de la catastrophe (par exemple durant et après la COVID) toute une partie de la population, faute d’un volet social de cette politique urbaine. C’est ce primat du social qui semble conduire l’auteur, tout en décrivant parfaitement le militantisme culturel (à Avignon, et surtout Toulouse) et la création artistique autour du Hip-Hop, qui échappe en partie à ces acteurs (loi du marché oblige), à pointer les paradoxes et les ambivalences de l’action locale. Reste que, dans les deux cas, la mobilisation d’un patrimoine d’expériences et de luttes fait toute la force des quartiers afin d’éviter le pire : la pauvreté, l’abandon, l’insécurité, la mort.

En fin de compte, c’est la quadrature du cercle dans les points de vue mis en valeur par cette enquête, comme par d’autres recherches : à la fois plus d’État social, qui se désengage, et moins, pour échapper à son emprise ; un désir d’autonomie, mais au risque de la rareté des moyens ; moins de conflits liés aux trafics de drogues (et à la demande sociale des usagers), mais sans oser toucher au régime prohibitionniste inefficace et obsolète ; plus de visibilité des acteurs des quartiers populaires dans l’espace public, mais moins de par la dispersion des voix, et surtout leur invisibilisation par les médias dominants, comme lors de la dernière émeute ; de l’inscription locale, oui mais… , pas sans stratégies et actions globales. Depuis la fin des années 1970, on a vu émerger nombre d’expérimentations, d’initiatives autonomes s’efforçant de sortir de ce cercle vicieux pour acquérir une dimension nationale et briser le plafond de verre de l’hypocrisie sociale. Dommage, paradoxalement, qu’il en soit si peu fait état ici, en dépit de leurs échecs. On en est là, me semble-t-il. L’histoire des quartiers ne se répète pas : elle piétine.

Reste que Les indispensables de Denis Merklen intéressera donc tous ceux et celles qui se préoccupent de la situation de ces quartiers délaissés par les pouvoirs publics, stigmatisés et criminalisés ; on l’a encore bien vu lors des révoltes des quartiers. Il en propose un tableau d’ensemble très vivant et contrasté. En cela, il appelle, loin des effets d’annonces et des mascarades médiatiques, à un débat vrai, en redonnant en effet la parole aux principaux intéressés : les habitants.

Denis Merklen, Les indispensables. Sociologie des mondes militants, Paris, Éditions du Croquant, 2023, 300 p., 15 €.

par Michel Kokoreff, le 4 septembre 2023

Pour citer cet article :

Michel Kokoreff, « Habitants et militants », La Vie des idées , 4 septembre 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Habitants-et-militants

Nota bene :

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Notes

[1Toutes les informations et citations qui suivent sont tirées de la «  somme  » de Christian Bachmann et Nicole Le Guennec, Violences urbaines. Ascension et chute des classes moyennes à travers cinquante ans de politique de la ville, Paris, Albin Michel, 1996, chapitre 10, «  L’hiver 1954  », p. 90-104. Son titre est évidemment à entendre dans une toute autre acception que celle, sécuritaire et policière, qui s’imposera par la suite.

[2Raphaël Challier, Simples militants. Comment les partis démobilisent les classes populaires, Paris, PUF, 2020.

[3Voir, notamment Ahmed Boubeker et Abdellali Hajjat (coordonné par), Histoire politique des immigrations (post)coloniales. France, 1920-2008, Paris, Éditions Amsterdam, 2009  ; et plus récemment, Éric Marlière, Les quartiers (im)populaires ne sont pas des déserts politiques. Incivilités ou politisation des colères par le bas  ? Le Bord de l’eau éditions, 2023.

[4C’est une des thèses de Didier Lapeyronnie dans Ghettos urbains, Paris, Robert Laffont, 2008, reprise dans notre livre, Refaire la cité, Paris, La République des idées/Seuil, 2013.

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