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Essai Société

L’été sera chaud !
Les rassemblements militants dans les années soixante-dix


par Alexis Vrignon , le 20 juillet 2011


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L’été n’est pas nécessairement la saison des mortes-eaux politiques et du « bronzer idiot », comme le prouvent certains rassemblements écologistes et alternatifs des années 68. La période estivale est propice au militantisme, fût-il festif, ainsi qu’à la diffusion d’idées et de pratiques nouvelles. Une parenthèse révolutionnaire ?

Cet article est accompagné de cinq photographies tirées des riches fonds iconographiques du Centre d’Histoire du Travail (Nantes). Je remercie Xavier Nerrière pour son aide dans la sélection et la numérisation des clichés.

En Mai 68, les manifestants l’annoncent : « L’été sera chaud ! ». La torpeur estivale efface pourtant cette promesse et ce n’est qu’au début des années soixante-dix qu’apparaissent des rassemblements militants d’un nouveau genre. Expression d’une résistance à des projets d’aménagements, souvent à l’implantation de centrales nucléaires, ils prolongent, dépassent et réinterprètent les idées de Mai. Certains lieux ont marqué la mémoire collective comme le Larzac ou Plogoff tandis que d’autres, de moindre ampleur, ont été oubliés parfois jusque sur le plan local.

Ces rassemblements estivaux attirent pourtant une foule nombreuse bien que, faute de sources, il soit difficile d’en faire un inventaire exhaustif ; ils sont 80 000 sur le Larzac (Aveyron) les 25 et 26 août 1973 et environ 100 000 l’année suivante. En 1977, 60 000 personnes marchent contre le projet de surgénérateur à Creys-Malville (Isère) et c’est encore contre le nucléaire civil que 100 à 150 000 personnes manifestent à Plogoff (Finistère) à la Pentecôte 1980. De façon plus modeste, de multiples rassemblements s’organisent selon les mêmes logiques durant cette décennie : 2 000 personnes participent à la Fiesta de la Farigoulo les 16 et 17 août 1975 pour protester contre la création d’un aéroport à Vaumeilh dans les Alpes-de-Haute-Provence et 20 000 personnes participent à la fête antinucléaire du Pellerin (Loire-Atlantique) le 8 mai 1977 [1].

Depuis plus d’une dizaine d’années, le concept d’ « années 68 » permet aux historiens de réinterpréter les années 60 et 70 [2]. Ne réduisant pas cette période au seul Quartier latin durant le mois de Mai, les recherches récentes se caractérisent par un double élargissement chronologique et spatial, s’intéressant aux spécificités régionales, aux transformations de la contestation pendant les années 70 ou établissant des comparaisons internationales. Cette proposition historiographique vise aussi à souligner la dimension proprement et profondément politique de cette période à rebours d’une approche qui insisterait davantage sur les mutations culturelles et l’idée de contre-culture. Pourtant, comme le souligne Robert Frank, c’est bien le diptyque contestations politiques et mutations culturelles qui fonde la spécificité des « années 68 » et ces deux dimensions doivent être étudiées conjointement [3].

Dans les grandes villes universitaires françaises, l’été est souvent synonyme de morte-eau militante et nombreux sont les journaux alternatifs qui souffrent de la baisse de leur vente entre juillet et septembre. Ces rassemblements, plus ou moins importants, montrent que toute activité militante ne cesse pas l’été venu, bien au contraire. Durant la période estivale, les pratiques festives et militantes se mêlent inextricablement et offrent un point de vue original sur les dynamiques politiques de la seconde moitié des années 68. Par leur déroulement, ces rassemblements rompent avec les pratiques politiques du reste de l’année ; ouvrent-ils alors des brèches exprimant concrètement la possibilité d’une société alternative ? Ne sont-ils au contraire que l’expression d’une marginalité sans lendemain qui n’aura pu empêcher l’effacement progressif des aspirations des années 68 ?

Des vacances militantes ?

Dans les reportages télévisés consacrés aux rassemblements des années 70, deux discours semblent cohabiter [4]. Les uns s’intéressent au militantisme des participants, qui effraie par son radicalisme ou amuse par son utopisme, mais qui dans tous les cas se situe à la marge de la société. Le récit des évènements de Creys-Malville en juillet 1977, où les affrontements entre une petite minorité de manifestants et les forces de l’ordre entraînent la mort d’un homme et plusieurs blessés graves, s’inscrit dans cette tendance [5]. Un autre reportage, s’interrogeant sur les motivations de ces manifestants, en arrive à cette conclusion un peu condescendante :

« La grande majorité des écologistes est sincère, cela ne fait aucun doute. Sûrs du bien-fondé de sa croisade, même si des drames surviennent du fait d’éléments violents – mais il faut de tout pour faire les écologistes – ils ont la conviction que les routes de Malville, de Naussac et du Larzac sont pavées de bonnes intentions » [6].

Certains journalistes adoptent une toute autre perspective en abordant la question comme s’il s’agissait de vacances d’un genre un peu particulier. Dans ce cas, le montage insiste sur le bronzage des participants et insère même des images de touristes circulant sur la nationale toute proche et souligne finalement que « le temps est beau, l’atmosphère est sereine » comme si l’on écrivait une carte postale [7].

De fait, malgré leurs biais, ces reportages rendent compte des deux facettes d’une même réalité. Ces rassemblements associent contre-culture et contestations politiques, mêlent le récréatif et le politique. Leur caractère hybride les rend difficile à saisir et on pourrait penser, de prime abord, qu’il s’agit de vacances militantes. Au delà des forums et des meetings, ces manifestations constituent pour les participants un temps de rupture avec le quotidien. Rupture géographique d’abord puisque ces rassemblements ont lieu à la campagne et non dans les villes universitaires ou autour des usines, terrains traditionnels des conflits sociaux. Ces rassemblements, surtout lorsqu’ils s’étendent sur plusieurs jours, sont une parenthèse, un temps à part et, pour les militants les plus jeunes, une escapade hors de la cellule familiale. On s’y rend en voiture, en car ou en stop, parfois en traversant la France, on dort sous des tentes ou chez l’habitant, on pratique assidûment le bronzage : tout ceci s’apparente trop à des vacances pour qu’on n’insiste que sur leur caractère militant. Chacun est donc libre de vivre le rassemblement selon ses envies, au gré des rencontres dans une ambiance détendue décrite par l’un des organisateurs du rassemblement de la Pentecôte 1980 à Plogoff :

« Cadeau suprême, le soleil est au rendez-vous. Sur la plage, la pudeur n’est pas de mise […]. L’après-midi se passe, douce, apaisée, faite de rencontres et de retrouvailles au hasard des stands. Bientôt le soleil descend sous un horizon de feu. Sur scène les premières notes font résonner la baie. Tout ce que la Bretagne compte de groupes et de chanteurs est au rendez-vous. Nous sommes encore cinquante, soixante-mille assis ou allongés dans le sable de la dune. Comme promis Higelin est là » [8].

La présence de ce chanteur et plus généralement l’importance de la musique sont révélatrices de l’imbrication des registres militants et ludiques ; Tudi Kernalegenn a relevé le rôle de la musique bretonne et des fest-noz dans les rassemblements antinucléaires qui accompagnent la renaissance culturelle bretonne des années 70 [9]. Ces manifestations évoquent alors les grands festivals de musique des années soixante apparus aux Etats-Unis et dont Woodstock (en 1969) reste encore aujourd’hui le symbole [10]. De fait, ces deux types de manifestations participent de l’ère de la culture de masse des Trente Glorieuses, tout en ayant pour ambition d’en subvertir les valeurs. En outre, les images largement diffusées des grands festivals anglo-saxons ont probablement inspiré les organisateurs des grands rassemblements militants. La comparaison n’est cependant valable que jusqu’à un certain point car l’articulation entre l’expression d’une contre-culture et le militantisme politique n’est pas la même selon les cas. Dans les festivals, l’affirmation d’une contre-culture et de positions politiques passe essentiellement par le médium de la musique qui motive la présence des participants ; dans les rassemblements militants, c’est le conflit autour d’un territoire donné qui fonde la mobilisation.

Ainsi, pour les organisateurs, la dimension récréative et conviviale est un facteur important de mobilisation, bien que l’on ne puisse réduire les rassemblements militants à la seule dimension d’une fête estivale. En effet, mutations culturelles et contestations politiques se mêlent pour faire de ces rassemblements l’image d’une société alternative à venir.

La mise en scène d’une société alternative

Grâce aux photographies, aux reportages télévisés et aux récits parus dans la presse militante, il est possible de rendre compte du déroulement de ces manifestations d’un genre un peu particulier qui s’étendent d’ordinaire sur une à deux journées, rarement plus. La date est choisie avec soin pour permettre à un public nombreux de s’y rendre ; la Pentecôte et le 15 août sont donc des périodes particulièrement prisées, ce qui oblige parfois les organisateurs à décaler les manifestations pour éviter les télescopages : tenir un rassemblement antinucléaire au moment du Larzac, c’est courir le risque d’une faible fréquentation. Un temps fort donne généralement le ton du rassemblement et en manifeste symboliquement les revendications. Sur le plateau du Larzac en 1974, une grande moisson symbolise la capacité productive du territoire et sa solidarité avec le Tiers-Monde. Le rassemblement de Malville en juillet 1977 entend quant à lui affirmer la force du mouvement antinucléaire par la convergence de quatre cortèges vers le chantier de construction, éventuellement pour l’occuper. Autour de cet évènement central, des réunions et des meetings sont organisés.

Ainsi, lors du rassemblement au Larzac de 1977, cinq forums simultanés traitent des luttes paysannes, de la militarisation de la société ou encore des alternatives au nucléaire. En parallèle, de nombreux stands se prêtent à la déambulation : les organisations politiques et syndicales y présentent leurs positions, la vente militante (autocollant, livres et brochures) finance des groupes alternatifs, les paysans vendent des produits régionaux. Le four solaire, l’autocollant antinucléaire, l’artisanat local sont les incontournables de ces rassemblements qui apparaissent comme un carrefour de la société alternative.

« Paysans-Travailleurs d’Ille-et-Vilaine » clame une banderole, « Contre la dictature en Argentine, boycott de la coupe du monde 78 » lit-on sur un tract ; ces slogans, ces mots d’ordre sont de véritables icônes des années 68 et donnent à voir une autre époque de contestation et d’espoir dans une société alternative. Dans ces rassemblements, l’antimilitarisme des comités de soldats voisinent les stands du Parti Socialiste Unifié et ceux des LIP, l’exigence de solidarité avec le Tiers-Monde cohabitent avec les mobilisations antinucléaires. Tel un tract vivant, ils constituent un instantané de la contestation des années 68.

Ainsi, les rassemblements estivaux entretiennent chez les manifestants l’idée qu’au delà des divisions des organisations et du morcellement des luttes, il existe un univers contestataire cohérent qui s’exprime et se rencontre au gré des occasions. Ainsi de nombreux groupes des Amis de la Terre – à Grenoble, à Rennes ou encore dans le Tarn – présentent leur alliance électorale avec le PSU pour les municipales de 1977 ou les législatives de 1978 comme le simple prolongement des rencontres faites lors de ces rassemblements. Parfois, une nouvelle forme de tourisme militant voit le jour ; certains manifestants participent successivement à plusieurs rassemblements, notamment en 1977 où une marche relie Malville au Larzac en passant par Naussac, où une partie de la population refuse la création d’une lac-réservoir. Cette circulation des individus contribue, de concert avec les médias traditionnels et alternatifs, à faire circuler les savoir-faire militants parmi les groupes. Ainsi, si chaque rassemblement répond à un conflit particulier, il est aussi une source d’inspiration pour les organisateurs des autres manifestations du même genre : la presse militante, qu’il s’agisse de Charlie Hebdo, de La Gueule Ouverte ou de Libération, joue un rôle important dans la diffusion des nouvelles pratiques, tout comme certains militants participent à nombreux rassemblements au fil des années. La mise en avant de la non-violence par une grande partie des comités Malville, en lutte contre le projet de surgénérateur Superphénix, ne s’explique pas seulement par des motivations morales ou idéologiques mais aussi par le constat de l’efficacité de cette méthode dans la résistance des paysans du Larzac.

Un rassemblement est un évènement performatif : en énonçant un fait, il contribue à le faire advenir. La bergerie de la Blaquière sur le Larzac, bâtie sans permis de construire par des militants, financée par le refus de l’impôt inspiré d’exemples italiens – la pratique était utilisée dans les transports en commun – en est l’exemple le plus frappant. L’une des pierres est marquée du sceau des LIP, ces ouvriers bisontins en lutte pour le maintien de l’activité de leur usine et qui avaient repris la production pour financer leur grève, d’autres ont été offertes par les Jeunesses Ouvrières Chrétiennes ou encore les Paysans Travailleurs [11]. Ce bâtiment est en quelque sorte la « cathédrale » du Larzac, symbole de la communion des luttes au service d’une même cause. Assiste-t-on alors à une fusion des identités militantes dans un grand ensemble alternatif ? Certains leaders des mouvements, notamment écologistes, l’ont cru. Pourtant, l’occasion d’un reportage en 1977 au Larzac [12], les personnes interviewées soulignent fort bien combien les identités militantes sont floues, ou au moins fluides. Sollicité, l’un des manifestants répond qu’il y a « vachement de motivations qui peuvent amener quelqu’un à être écologiste  » alors qu’un autre avoue ne pas vraiment savoir s’il est écologiste. Ces rassemblements expriment donc la polyphonie des appartenances, la fluidité des identités dans le foisonnement contestataire des années 68.

Rassemblements estivaux et écologie militante

L’écologie politique émerge en France dans le sillage de Mai 68 et entretient des rapports étroits avec les grands rassemblements estivaux où s’exprime une sensibilité nouvelle à l’environnement ; ces rapports sont faits d’influences réciproques dans lesquelles le soleil de l’été n’est pas absent. Les documents iconographiques donnent souvent à voir des hommes torses nus et des femmes qui prennent un moment pour bronzer au soleil. Cette attitude peut être interprétée de différentes façons. D’une manière générale, de telles pratiques montrent que ces rassemblements sont perçus comme des espaces de liberté et de détente, où il est possible, comme sur les plages, d’exhiber son corps. C’est sur le Larzac et à Plogoff que ces pratiques semblent le plus répandues. Pour les hommes, être torse nu, outre le fait que cela peut être un élément de séduction, pourrait aussi manifester sa capacité au travail physique et notamment aux travaux des champs (qui étaient pourtant déjà très largement mécanisés sur le Larzac). Ce rapport particulier au corps participe à une mise en scène d’une relation de proximité avec la nature qui ne passe alors plus – ou qui passe moins, par la médiation du vêtement, devenu le temps du rassemblement le symbole du confort aliénant de la société industrielle. Depuis la fin du XIXe siècle, les mouvements naturalistes en Europe ont considéré le soleil comme un facteur indispensable à la santé physique et morale de l’homme [13] ; dans une certaine mesure, les rassemblements militants s’approprient cet héritage – notamment par la mise en avant de l’énergie solaire comme solution à la crise énergétique – en le mêlant à une perception plus récréative du soleil, associé aux vacances et au bronzage depuis la fin des années trente.

De fait, il est indubitable que la proximité avec la nature est valorisée dans les rassemblements tant au niveau des participants que de l’organisation. La vie sous la tente, ne serait-ce que pour une nuit ou deux, permet d’affirmer la possibilité voire la nécessité d’une vie plus simple, dans un échange avec la nature. Il en va de même dans le travail des champs, fût-il symbolique. Sur le Larzac, l’importance de la protection d’un espace productif est très souvent mise en valeur, le caractère authentique des productions s’opposant à l’artificialité menaçante de l’armée, devenue le symbole d’une société industrielle menaçante et socialement injuste. Ainsi, lors du rassemblement sur le Larzac de 1974, les moissonneuses sont placées en tête du cortège et le rassemblement est placé sous le signe de la solidarité avec le Tiers-monde, au moment où la famine sévit dans le Sahel [14]. Pourtant, on peut supposer que les manifestants ne sont pas tous sensibles au caractère productif des espaces menacés ; aux yeux du néophyte, le Larzac ou Plogoff peuvent aussi apparaître comme des déserts, au sens religieux du terme, menacés par une civilisation urbaine aliénante. De même, le corbillard qui parcourt les communes de l’estuaire de la Loire pour appeler au rassemblement du Pellerin souligne que le site envisagé avait vocation à être une zone verte entre les agglomérations nantaise et nazairienne. La pollution nucléaire est alors directement associée à la mort.

Sur un plan plus politique, c’est à partir de ce mouvement de résistance à des projets d’aménagement décidés de manière technocratique, mouvement qui dépasse les cercles des seuls militants politiques, que les écologistes élaborent certaines de leurs théories et positions politiques ; la rencontre des thèmes de l’autonomie, de l’antiautoritarisme et de situations concrètes accréditent à leurs yeux la justesse de leurs thèses. Dans cette perspective, la résistance des populations locales, qu’il s’agisse des comités locaux Malville, des paysans du Larzac ou des villageois de Plogoff, incarnent aux yeux des militants écologistes la confirmation de leurs positions et l’espoir d’une généralisation prochaine de ces actions.

Les organisations écologistes entendent donc être présentes lors de ces rassemblements. L’érection d’une éolienne sur le Larzac à l’initiative des Amis de la Terre est une contribution à la résistance des paysans face aux menaces d’expropriation – l’éolienne doit alimenter en électricité des bâtiments construits sans permis dans le périmètre revendiqué par l’armée. De la même manière, des projets d’instituts de recherche sur les énergies douces sont envisagés à Plogoff et à Flamanville sans toutefois se concrétiser. Dans tous ces exemples, la défense de l’environnement se conjugue avec une recherche d’autonomie, notamment énergétique, pour ces territoires.

Les rassemblements, feu de paille des années 68 ?

Ces rassemblements ne seraient-ils que des fêtes sans lendemain, voire un prétexte à une récréation militante sans perspective ni conséquences politiques comme pourrait le laisser penser une certaine vulgate anti-68 ? Pour fugitifs qu’ils soient, ils jouent pourtant un rôle important dans la socialisation des militants, donc dans la formation et la perpétuation d’un horizon commun aux contestations diverses des années 68. Dans ses travaux, le sociologue Jacques Ion s’est attaché à analyser les transformations du militantisme depuis une quarantaine d’années, considérant que l’individu, ses choix et ses aspirations occupaient une place de plus en plus importante face à l’idéologie et à la structuration nationale des mouvements [15]. L’étude des rassemblements des années soixante-dix conduit à nuancer ces positions. Observons en effet les photographies et les reportages télévisés consacrés à ces évènements : on y voit des participants qui sont tout à la fois spectateurs et acteurs de ces rassemblements. Participer à la construction d’une bergerie au Larzac, prendre part aux cortèges de Malville voire aux débats de la fiesta del Farigoulo pour marquer son opposition à la construction d’un aéroport à Vaumeilh obligent à rentrer dans un cadre et des normes intégrées par les participants à travers l’action. Il faut accepter les termes du débat, les pratiques du mouvement : l’idée d’autogestion n’implique pas seulement l’autonomie de chacun mais aussi l’acceptation par tous d’un cadre commun de discussion et d’action. L’autonomie de chaque participant est donc encadrée et dirigée ; chacun est libre de s’investir comme il le souhaite dans le rassemblement mais quoiqu’il fasse, ses activités et la manière dont il les accomplit obéissent à des normes implicites. Ainsi ces rassemblements remplissent une fonction de socialisation politique et de réactivation périodique des normes. Ils contribuent à la formation et la perpétuation d’un horizon commun aux contestations diverses des années 68.

En outre, il ne faut pas voir dans ces manifestations qu’un rassemblement de marginaux : divers indices suggèrent qu’elles concernent une population beaucoup plus diverse qu’on pourrait le croire de prime abord. Les photographies prises à l’occasion du rassemblement au Pellerin témoignent de la présence sur les lieux d’un public familial, depuis les enfants accompagnant leurs parents jusqu’aux personnes âgées.

Or, une telle diversité ne s’explique pas seulement par le caractère local du rassemblement car les manifestations plus importantes ne peuvent pas se tenir sans un certain consensus régional. En effet, sur le plan logistique, un rassemblement de 50 à 100 000 personnes ne s’improvise pas, même si chaque participant est appelé à faire preuve d’autonomie. Les reportages consacrés aux rassemblements soulignent fréquemment l’importance des préparatifs [16] en termes de nourriture, de mise en place des stands et des dispositifs de sonorisation. De même, Gérard Borvon détaille les préparatifs du rassemblement de Plogoff à la Pentecôte 1980 en rappelant qu’il fallait prévoir le parking pour quelques 40 000 voitures, sécuriser des marais à l’arrière de la baie, louer deux chapiteaux de 4 000 places mais également s’assurer le concours de camions frigorifiques pour la viande et la soupe de poissons [17]. Une telle manifestation ne concerne finalement pas seulement le petit noyau du comité d’organisation mais toute une région qui observe, participe et profite économiquement de cet afflux de militants.

Reste à savoir si dans cet espace de relative liberté, chaque participant retire les mêmes impressions. Certes, les rassemblements mettent en scène une société alternative, mais chaque acteur reste libre de jouer sa propre partition et l’intégration des normes militantes ne s’opère que sous certaines conditions. Ainsi, si certains militants se sont rendus à Malville dès le début du mois de juillet 1977, alors que le rassemblement n’avait lieu que le 31, d’autres manifestants ont une attitude beaucoup plus distanciée : 100 000 personnes passent par Plogoff à la Pentecôte 1980 mais seule la moitié y passe la nuit du samedi.

Ces manifestations, qui donnent à voir, l’espace de quelques jours, le reflet plus ou moins net d’une société alternative ouvrent-elles une brèche dans l’ordre social global ou ne sont-elles que des feux de la Saint-Jean, sitôt éteints après leur embrasement ? L’ère de ces grands rassemblements militants commence avec le Larzac en 1973 et se clôt symboliquement avec la manifestation de Plogoff en 1981. Aussi offrent-ils la possibilité d’analyser le processus des sorties de années 68. De même que l’entrée dans les années 68 s’étend de la fin de la guerre d’Algérie en 1962 jusqu’en 1965, les sorties de 1968 sont le cadre d’un processus aux temporalités variées et parfois heurtées : les limites chronologiques ne sont que des repères et non des bornes définitives. Lorsque Robert Frank situe la fin des années 68 entre 1975 (fin des utopies sous le double effet de L’Archipel du Goulag et de la révélation de la tragédie cambodgienne) et 1983 (tournant de la rigueur en France qui symbolise le ralliement à une pratique gestionnaire de la politique) [18], l’intérêt de cette proposition ne réside pas tant dans la discussion de telle ou telle date que dans celle des processus à l’œuvre à l’intérieur de cette période chronologique aux limites fluctuantes. De fait, à mesure que l’on avance dans les années soixante-dix, la capacité des acteurs à résoudre les conflits par le seul rapport de force sur le terrain paraît remise en cause. En définitive, la régulation des conflits environnementaux passe par la négociation avec le pouvoir, reléguant les participants aux rassemblements au rang de figurants.

Le rassemblement de Malville en 1977 est révélateur de ces doutes sur la finalité des rassemblements qui, sans être inédits, n’en prennent pas moins des proportions tragiques. Certes, la mort d’un manifestant, Vital Michalon, tué par le souffle d’une grenade offensive, n’est pas imputable aux seuls organisateurs car les forces de l’ordre avaient pour consigne d’empêcher par tous les moyens l’occupation du site. Néanmoins, les hésitations des organisateurs sur l’objectif et les moyens du rassemblement – faut-il absolument pénétrer sur le site ? Doit-on s’efforcer de détruire les constructions ? Peut-on employer la violence ? – et l’incapacité de générer un consensus entre les manifestants sur ce point révèlent une dynamique qui s’enraye. De cet épisode tragique, les organisations et les individus tireront des enseignements différents, motivant des bifurcations définitives. Ainsi, à La Gueule Ouverte, mensuel puis hebdomadaire écologique fondé en 1972 dans la mouvance de Charlie-Hebdo, certains journalistes regardent alors avec sympathie l’émergence de la mouvance autonome et violente tandis que d’autres se sentent confortés dans leur choix de la non-violence militante. Ces tensions, exacerbées par une vie en communauté, conduisent à la fin du journal en 1980. En 1980, le rassemblement de la Pentecôte à Plogoff ne vise pas tant à installer un rapport de force qu’à témoigner du soutien à la résistance de ce petit village breton. Dans les faits, en 1981, à Plogoff comme au Larzac, les manifestants vivent dans l’espoir d’une victoire de François Mitterrand à la présidentielle puisque le candidat a promis, une fois élu, l’abandon des projets de centrale nucléaire en Bretagne et d’extension du camp militaire dans l’Aveyron. Le rassemblement perd alors son caractère conflictuel et, dans un sens, sa raison d’être. L’atmosphère du rassemblement de juin 1981 à Plogoff est désenchantée, comme le résume un journaliste du Canard de Nantes à Brest : « Pas vraiment triste puisque le but était atteint. Pas vraiment gaie non plus puisqu’après la dernière danse il faut se quitter » [19]. Au Larzac comme à Plogoff, où pourtant les projets ne manquaient pas (relance de l’agriculture alternative, expérimentation de sources nouvelles d’énergie), il s’est avéré impossible de transformer la dynamique des rassemblements et d’entretenir la mobilisation sous d’autres formes. En définitive, celle-ci nécessitait un antagonisme constant pour se maintenir. Au début des années quatre-vingt, les projets combattus sont soit abandonnés (Plogoff, Larzac) soit menés à terme (Naussac, Malville) : la force évocatrice du combat disparaît et le lien entre mutation culturelle et contestation politique, qui donnait naissance à l’espoir dans une société alternative, se distend. Dès lors, la mobilisation ne concerne plus les masses, cependant que les plus militants choisissent des voies diverses pour poursuivre leurs combats (action politique, expertise scientifique etc.).

Conclusion

Festivals militants, rassemblements festifs, forums politiques, le Larzac, Plogoff et les autres furent tout cela à la fois. Exprimant tout à la fois une certaine contre-culture et une contestation politique multiforme, ces rassemblements estivaux défient toute définition univoque. Ce caractère de carrefour de la société alternative a probablement favorisé leur succès durant les années soixante-dix car chacun est libre d’y participer comme il le souhaite. Ainsi, l’analyse de ces rassemblements estivaux, des pratiques et des appropriations auxquelles ils donnent lieu, permet de souligner l’intérêt d’une étude plus poussée de la dialectique entre l’individu et le groupe dans les années 68.

Au delà des objectifs directs des acteurs de ces mobilisations, ces rassemblements ont contribué à la diffusion des nouvelles idées écologistes car l’été se prêtait fort bien à la mise en scène d’une vie proche de la nature, dans une autre relation aux autres et à soi-même. En revanche, l’espoir de faire de ces moments un tremplin pour une refondation de la société s’efface à la fin des années soixante-dix, alors que l’alchimie de la contestation politique et de la contre-culture s’altère au point de se disjoindre. À la fin des années quatre-vingt-dix, l’altermondialisme a pour un temps réactivé les références à ces grands rassemblements, comme l’a montré l’exceptionnelle affluence sur le Larzac en août 2003, cependant que, dans un tout autre genre, les festivals musicaux attirent désormais des foules toujours plus nombreuses.

par Alexis Vrignon, le 20 juillet 2011

Pour citer cet article :

Alexis Vrignon, « L’été sera chaud !. Les rassemblements militants dans les années soixante-dix », La Vie des idées , 20 juillet 2011. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-ete-sera-chaud

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

À lire aussi


Notes

[1Ces chiffres sont tirés de la presse militante et en particulier du journal écologique La Gueule Ouverte.

[2Jean-Philippe Legois, Francis Parent, Franck Veyron, Xavier Vigna, « Les années 68 », in Geneviève Dreyfus-Armand (dir.), Les années 68  : Un monde en mouvement, Paris, Editions Syllepse, 2008, p. 13.

[3Robert Frank, « Les temps de 68 », ibid., p. 57 et ss.

[4Ces reportages sont librement consultables sur le site de l’Institut National de l’Audiovisuel. À chaque fois que nous faisons référence à un reportage précis, un lien hypertexte permet d’y accéder directement.

[5Journal télévisé de TF1, 31/07/77, reportage de Daniel Duigou.

[6Journal télévisé d’Antenne 2, 13/07/77, reportage de Philippe Gassot.

[7Journal télévisé de TF1, 13/08/77, reportage d’Alain Rodier.

[9Tudi Kernalegenn, Luttes écologistes dans le Finistère. 1967-1981. Les chemins bretons de l’écologie, Fouesnant, Yoran Embanner, 2006, p. 234.

[10Bertrand Lemonnier, « La guitare : pop, rock and protest songs » in Philippe Artières, Michelle Zancarini-Fournel (dir.), 68 une histoire collective [1962-1981], Paris, La Découverte, 2008, p. 68.

[11Informations Télévisées de TF1, 12/08/77, reportage d’Alain Rodier.

[12Journal télévisé d’Antenne 2, 13/07/77, reportage de Philippe Gassot.

[13Pascal Ory, L’invention du bronzage. Essai d’une histoire culturelle, Bruxelles, Editions Complexe, 2008, p. 63.

[14Journal de la nuit de l’Office National de Radiodiffusion et Télévision Française, 17/08/1974, reportage de Christian de Dadelsen.

[15Jacques Ion, La fin des militants ? , Paris, Les Editions de l’Atelier, 1997, p. 53.

[16Journal télévisé de TF1, 13/08/77, reportage d’Alain Rodier.

[17Gérard Borvon, op. cit.

[18Robert Frank, « Les temps de 68 », op. cit., p. 57.

[19Le Canard de Nantes à Brest, n°105, juin 1981, cité par Gilles Simon, Plogoff. L’apprentissage de la mobilisation sociale, Rennes, PUR, 2010, p. 389.

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