« There Is No Alternative », avait coutume de dire Margaret Thatcher, clôturant ainsi d’un acronyme (TINA) l’horizon des possibles. La fin du socialisme réel et son corollaire apparent, la fin de la guerre froide, ont entretenu l’idée selon laquelle la notion d’émancipation ou, plus simplement, de changement volontaire suscité par l’action collective et orienté par un projet politique était devenue obsolète. La perspective d’un « capitalisme sans rival » selon la formule de Branko Milanovic a tendu à rendre difficilement concevable la notion même de transformation sociale [1]. Le credo néolibéral a transformé les agents sociaux en entrepreneurs de soi-même, inattentifs au cours du monde et à la misère des autres.
Retour à la théorie critique
C’est cet état de fait qui a suscité l’une des réflexions théoriques les plus ambitieuses qu’on ait pu lire depuis plusieurs années. En effet, une bonne partie des discours hostiles au néolibéralisme, plus rhétoriques qu’analytiques, est destinée à rester sans effet. Le sentiment de déprise et le souci de soi l’emportent sur la perspective du mouvement. Nous aimons à dire qu’un autre monde est possible, mais nous en restons-là, car nous ne disposons pas d’outils qui nous permettraient d’explorer l’espace des possibilités qui s’offrent à nous. Haud Guéguen et Laurent Jeanpierre renouent explicitement avec une tradition de pensée, la théorie critique, et s’efforcent de l’adapter aux contraintes de notre situation. Le format actuel du capitalisme conduit les agents à adopter une perspective présentiste ; le « no future » a été largement intériorisé par celles et ceux qui ont le plus à souffrir des transformations de l’économie. Dans leur perspective de désenchantement du monde, les sciences sociales ont contribué à l’évanescence du sens du possible, désormais replié sur la nécessité de l’arrimer au sens du réel. Le livre s’ouvre sur une citation de L’Homme sans qualités de Robert Musil qui résume bien le propos de l’ouvrage :
Ainsi pourrait-on définir le sens du possible comme la faculté de penser ce qui pourrait être « aussi bien », et de ne pas accorder plus d’importance à ce qui est qu’à ce qui n’est pas. (p. 5)
Ce grand livre n’est d’ailleurs pas la meilleure référence pour penser les conditions d’un avenir radieux, tant il permet d’analyser les déterminations qui conduisent à l’impuissance et à l’apathie. L’entrelacs du déterminisme et de la contingence qu’il décrit n’ouvre pas à la perspective de la maîtrise partielle des conditions historiques sur laquelle le sens du possible peut se déployer.
La perspective du livre n’est jamais purement théorique. Le lecteur est prévenu dès l’introduction : « Comment faire de ce savoir neuf et fragile une arme de la pensée critique, la clé éventuelle d’un nouvel agir transformateur et libérateur ? » (p. 11). La phrase est remarquable : la perspective émancipatrice, qui s’exprime dans le lexique traditionnel de la gauche radicale, n’en est pas moins reconfigurée par la double référence à la fragilité du savoir produit et au caractère incertain des potentialités de la clé forgée par les serruriers critiques. On pourrait traduire ce point de vue en disant que les lendemains possibles pourraient peut-être chanter. À ce titre le passionnant réarmement théorique que l’ouvrage propose s’inscrit dans ce qu’on pourrait appeler le réalisme inévitable que les sciences sociales promeuvent en mettant au jour simultanément les déterminations qui nous font agir et la contingence qui frappe d’incertitude toutes nos actions, notamment parce qu’elles sont toujours susceptibles de dévier de leur trajectoire déterminée ou parce qu’elles ont nécessairement des conséquences non prévues (unintended consequences selon la définition de Robert K. Merton). On est proche ici de ce que Pierre Bourdieu appelait judicieusement une Realpolitik de la raison.
Une enquête historique sur le concept de possible
L’ouvrage est construit à partir d’une succession de neuf chapitres, ouverte par un prélude, entrecoupé par un interlude et conclu par un épilogue. Les cinq chapitres qui précèdent l’interlude relèvent de l’histoire des idées : Aristote, Marx, Weber, Mannheim, Lukacs et Ernst Bloch sont relus avec rigueur et originalité. L’assise de la théorie critique est présente et permet de confronter la puissance de diverses conceptualisations fortement liées entre elles. L’intérêt manifesté pour les grands textes n’est pas l’effet d’un habitus scolastique pas plus que la manifestation du rêve d’un retour à la grande théorie. Les concepts sont en effet traités dans la mesure où ils informent l’enquête sur les possibles. Si des auteurs plus récents sont fréquemment invités à la table du possible, comme Bourdieu, Boltanski, Habermas, Karsenti et Latour, la présence de l’école de Francfort est frappante, comme une sorte de matrice indépassable de la pensée critique. Les quatre chapitres situés après l’interlude, qu’on peut considérer comme une seconde partie, sont centrés autour d’une enquête sur les conditions de possibilité d’une praxéologie des possibles orientée par l’analyse d’utopies concrètes ou d’utopies réelles.
Comme tout autre concept, le possible fait l’objet d’une incessante lutte pour sa définition légitime. Il est construit à partir d’une série d’oppositions avec d’autres concepts (l’impossible, le réel, le nécessaire, l’actuel), mais l’articulation avec ses contraires fait l’objet de variations considérables : dans le meilleur des mondes possible, l’idée de possible au sens d’une fente, fût-elle minimale, dans la masse compacte des déterminations n’a pas de sens. La notion de possible n’a de portée véritable que si elle est prise dans un espace des possibilités, tel que la phénoménologie l’a construit et que Merleau-Ponty et Bourdieu l’ont remployée dans une configuration passablement différente. Le possible n’existe qu’au pluriel, dans une ouverture que la métaphore spatiale permet de penser : l’idée de champ des possibles implique qu’il y ait au moins deux orientations possibles. Une question centrale, à laquelle les auteurs du livre ne s’intéressent pas particulièrement, est celle de la perception inégale, et socialement déterminée, des possibilités. Bourdieu nous a habitués à penser le choix comme une illusion, tout en montrant dans son analyse que l’habitus n’était pas dénué de pouvoir d’agir et qu’il était même fort créatif. La tension entre le déterminisme qui s’exprime à travers ce qu’il appelle la causalité du probable et la dimension active de l’habitus innerve l’ensemble de son œuvre. C’est pourquoi il est difficile de départager les tenants d’une vision déterministe de son travail (où les individus s’ajustent spontanément à leurs possibilités telles qu’elles sont déterminées par les différentes espèces de capital dont ils sont pourvus) et une vision où la réflexivité que permet l’analyse de champ ouvre, ou plutôt entrouvre, la possibilité de l’émancipation.
Objet de luttes incessantes d’appropriation, comme le montrent les théories du potentiel humain et les différentes formes de la prévision conçue comme la gestion des situations de forte incertitude, qui conduisent à présenter toute une gamme de « scénarios », comme le montrent les rapports du GIEC, le possible est un « front » disent Guéguen et Jeanpierre. Les analyses qui font l’objet du premier chapitre (« Le front du possible »), sont sans doute trop rapides pour rendre compte des formes multiples que prend ce front, et des relations qu’on peut en déduire à propos des intrications qui existent entre une pensée de l’émancipation sociale et une pensée du potentiel humain et de l’augmentation ou l’approfondissement de soi qu’elle promet : l’une et l’autre sont issues de la même matrice, la perfectibilité humaine au sens des Lumières, mais elles bifurquent au point où les technologies du pouvoir se heurtent à la quête démocratique. Ce chapitre pourrait faire l’objet d’un gros livre et il n’est pas nécessairement connecté au reste de la démonstration.
De Marx à Ernst Bloch
Celle-ci, on l’a dit, est assise sur un retour aux classiques. Le chapitre sur Marx rappelle que le concept de possible apparaît particulièrement dans deux contextes. Le premier est l’analyse de l’opposition du travail et du capital : la figure du travailleur libre en tant que puissance abstraite de travail ne peut s’actualiser que pour son Autre. Le second est celui des conditions d’émergence d’un mouvement révolutionnaire : ici, Marx construit son raisonnement en fonction de la conception hégélienne de l’histoire comme processus dans lequel le possible apparaît comme une dimension du réel, ainsi que l’indique la notion de « possibilité réelle ». C’est bien un processus historique qui dissout l’état des choses actuel et fait du possible le nouvel état réel. Bien que l’autrice et l’auteur n’insistent pas là-dessus, l’ontologie processuelle telle que Hegel la définit et met en œuvre vide de son sens l’idée même de la pluralité des mondes possibles, qu’eux-mêmes envisagent de restaurer. En tout cas, la question du déterminisme ou de la nécessité dans l’histoire configure la notion de possible : si le possible réel est le seul possible, alors il n’y a plus de possible simplement possible. L’histoire se déplie dans un processus unilinéaire fort différent des analyses processuelles de la sociologie contemporaine qui font une part aux accidents et à la contingence sans se soumettre aux contraires de la vectorisation : on peut citer à ce propos le travail d’Andrew Abbott, qui conduit à considérer l’histoire comme le lieu d’un entrelacs de lignes ou de « lignages » plutôt que le déroulement univoque d’une ligne qui se déroule continûment [2]. L’anti-utopisme de Marx est indubitablement la conséquence de sa conception hégélienne de l’histoire, même si elle lui permet aussi de s’assurer du monopole légitime d’une science matérialiste contre tous les compétiteurs inspirés par le socialisme utopique. On ne crée pas le communisme, encore moins qu’on ne le rêve. Il n’a de sens que dans les plis de la nécessité historique. C’est pourquoi, même s’il s’en nourrit largement, La perspective du possible n’est pas à proprement parler une contribution au marxisme orthodoxe. On peut penser, même si cela n’est pas forcément très net, que le dépassement du marxisme que propose Cornelius Castoriadis à partir des notions de création et d’auto-institution, permet de ré-instituer la notion de possible, et partant d’une certaine légitimité de l’utopie.
L’articulation qui nous est proposée entre Marx et Weber est originale parce qu’elle est le produit d’une torsion. C’est dans les textes épistémologiques du premier qu’on peut trouver une théorie du possible. La notion de possibilité objective conditionne la possibilité de fonder des connexions causales adéquates. Le possible devient une catégorie logique et un type de raisonnement capable de conforter le travail d’imputation causale, de construire une définition non-normative de l’idéal-type et de nourrir la réflexion fondée sur les contrefactuels (qu’aurait-il pu se passer si…) dont Weber est l’un des grands initiateurs.
La conception wébérienne de la possibilité objective a été remobilisée dans des tentatives ultérieures de refondation du marxisme, comme l’illustre au plus haut degré la pensée de Lukacs. Le philosophe hongrois procède par extraction : il sort la possibilité objective de son cadre épistémologique et la re-politise, pour ainsi dire. Disons à ce point que l’épistémologie de Weber n’est jamais neutre : derrière son appareil conceptuel néo-kantiste se cache une vive critique de la confusion que fait Marx entre théorie et histoire. Avec Lukacs, au moins dans l’ordre théorique, on peut penser la possibilité objective comme un outil épistémologico-politique permettant d’identifier les conditions de l’action révolutionnaire. On sait que Lukacs considéra rétrospectivement cette approche théorique comme non satisfaisante : elle permet au moins à Ernst Bloch d’en finir avec la définition purement négative de l’utopie comme défaut de science dans le mouvement socialiste et de la réintégrer dans l’espace des possibles.
Cette réintégration a un prix. Marx et Weber étaient, chacun à leur manière, des théoriciens de l’enquête historique et en ont produit de fort brillantes. Lukacs se situait dans ce prolongement, bien que moins intéressé par les contraintes de l’empiricité. Avec Bloch, qui ne manque pas de critiquer le « sociologisme » de Lukacs, on revient à une conception purement philosophique de l’histoire dont les sciences sociales ont toujours voulu se départir, à tort ou à raison. C’est une question que n’évoquent pas l’autrice et l’auteur, mais qui conserve toute sa légitimité.
Utopies réelles et nouveaux espaces du possible
C’est à l’interlude qui suit la première partie qu’il revient de brosser en quelques pages un moment décisif de la pensée du possible qui part de l’École de Francfort pour aboutir aux possibilismes de Hirschman, de Wallerstein et de Tilly. Ici on va à toute vitesse, et l’on aimerait plus de temps pour entrer dans les complexités, et quelquefois les contradictions, de ces constructions théoriques.
La deuxième partie s’éloigne de la théorie pour envisager un véritable espace d’enquête sur la question des possibles. Disons-le d’emblée, l’espace demeure très largement un espace théorique, puisqu’il s’ouvre sur un remarquable chapitre consacré à Karl Mannheim, assez peu favorisé dans l’histoire des idées. Le philosophe hongrois réhabilite l’utopie dans la pensée marxiste, mais il en mesure plus que tout autre la fragilité : on peut trouver dans ses textes, comme on nous le montre impeccablement ici, une grille d’analyse permettant de mesurer la relation entre les espérances subjectives et les mouvements sociaux concrets visant au changement. Les trois autres chapitres, qui pourraient être mieux liés entre eux, portent respectivement sur les utopies réelles du sociologue marxiste états-unien Eric Olin Wright, sur la pensée du possible qu’on peut tirer du travail sociologique de Pierre Bourdieu et enfin, sur l’irruption de la fin des temps dans l’espace public qui caractérise notre moment historique.
Analyser le travail de Wright dans un ouvrage consacré au possible est une très bonne idée. Peu connu en France, ce dernier a consacré une partie de sa recherche à ce qu’il appelle les « utopies réelles ». Bien qu’il soit un marxiste de stricte obédience, il restaure le pouvoir d’agir dans les termes usuels de la démocratie états-unienne. La capacité d’association est de ce fait la clé de la possibilité de réaliser des alternatives au sein au sein même de la société capitaliste. Le réalisme utopique impose que la viabilité de chaque projet soit évaluée rationnellement. L’utopie est localisée et contextualisée : les conditions de sa faisabilité doivent être strictement mesurées. Quelle est alors la capacité de changement inhérente à chaque utopie réelle ? Il semble qu’il faille les chercher plus du côté de l’exemplarité (montrer qu’un autre monde est possible au sein du monde ordinaire) que du côté des transformations effectives du capitalisme. Toutefois, la révision à la baisse des ambitions n’est qu’apparente, car les utopies réelles sont caractérisées par la démultiplication et, partant, la cumulativité.
Le chapitre consacré à Bourdieu s’appuie principalement sur ses travaux consacrés à Algérie, qui échappent à la systématicité conceptuelle de la maturité et doivent encore beaucoup à sa lecture de Weber. L’ordre traditionnel doit sa force symbolique au fait qu’il n’est que le seul possible. Il s’inscrit dans un rapport cyclique au temps dont l’analyse constitue le meilleur de l’entreprise ethnologique de l’auteur de l’Esquisse d’une théorie de la pratique. Le capitalisme introduit un espace des possibles dont la caractéristique est de complexifier la relation entre les « chances objectives » (au sens de Weber) et les espérances subjectives (c’est-à-dire les contours plus ou moins adéquatement définis d’un avenir possible à partir du sens pratique). L’analyse des textes de Bourdieu est juste, bien qu’elle se refuse à conclure sur ce qu’on appelle généralement le déterminisme de Bourdieu. Les auteurs laissent, de manière un peu frileuse, la conclusion au lecteur : « quelles que soient ses inflexions et ses conclusions qui paraîtront pessimistes aux uns ou réalistes pour d’autres, la contribution centrale de Bourdieu à la perspective du possible tient aussi au fait qu’elle offre un vaste ensemble de nouveaux objets à l’enquête » (p. 252). On pourra ajouter ici que les situations de désajustement entre espérances subjectives et chances objectives qui viennent perturber le fonctionnement régulier de l’habitus-ajusteur sont le plus souvent pensées sur le mode de l’hystérésis, c’est-à-dire d’un retard mécanique des dispositifs de reconnaissance du réel et non d’une anticipation révolutionnaire. C’est à la sociologie comme connaissance scientifique, on le sait, qu’il revient de produire la lucidité sociale sur l’état des possibles, comme une sorte d’avant-garde théorique à laquelle il serait donné d’éclairer le peuple.
Le dernier chapitre est sans doute le moins réussi, car il n’étreint pas tout ce qu’il embrasse, ensemble composite qui mériterait au moins dix livres. L’absence d’alternative inscrite dans le programme du néolibéralisme a donné lieu à un foisonnement de nouveaux discours sur les possibles dans un désordre dont les auteurs réussissent plutôt bien à capturer l’atmosphère dérégulée, le ton apocalyptique et la multiplication des prédicateurs et des petits prophètes résolus à en découdre avec la Modernité. L’enquête sur cet univers reste largement à mener. On pourrait dire que s’il n’y a pas d’alternative possible, alors toutes les alternatives de fantaisie sont possibles et le spectre de l’apocalypse peut nourrir l’inaction collective. La fin des temps est devenue un topos.
Conclusion
Ce livre est peut-être moins « tranchant » que ne le prétendent ses auteurs, en particulier parce qu’il se refuse à une critique aiguisée des auteurs étudiés, préférant, sans doute pour de bonnes raisons, souligner ce qui les rend compatibles. Le lexique de l’émancipation est omniprésent. Il aurait été intéressant de le confronter à la condamnation de la notion par Bruno Latour. Pour cet auteur, l’émancipation est une illusion des modernes dont il faut se départir pour retrouver et multiplier nos attachements avec la terre. Il écrit : « Fin de l’émancipation comme seul destin possible [3] »). Il nous invite à abandonner l’idée avec insistance, comme beaucoup d’autres penseurs antimodernes.
Un détail pour finir : les auteurs font un usage fécond et répété de la notion de « tradition latente » sans pour autant la définir. Précisons donc qu’une tradition latente est une forme de lignage intellectuel qui n’a pas besoin de se présenter comme telle pour être efficace, à la différence de la tradition manifeste, qui a toute chance d’être une tradition inventée et de faire l’objet d’un récit [4].
L’ironie de l’histoire a fait que ce livre a été publié juste avant l’invasion russe de l’Ukraine. Un possible que certains n’avaient pas pensé comme possible alors que de nombreux indicateurs en montraient la possibilité. « Comment penser ce qui peut nous arriver » est le sous-titre de l’ouvrage. Un vaste espace des possibles s’ouvre ainsi à la nouvelle théorie critique que ce livre remarquable contribue décisivement à fonder.
Haud Guéguen et Laurent Jeanpierre, La perspective du possible. Comment penser ce qui peut nous arriver, et ce que nous pouvons faire, Paris, La Découverte, collection L’horizon des possibles, 2022, 328 p., 22 €.