Recension Histoire

L’encre noire du pouvoir

À propos de : Alexandre Goderniaux, Un coup de majesté manqué. Henri III aux États généraux de Blois (16 et 18 octobre 1588), Genève, Droz


par , le 23 octobre


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En octobre 1588, Henri III tente un coup de force inédit : reconquérir son autorité par l’imprimé plutôt que par l’épée. Deux mois avant l’assassinat des Guise, le roi orchestre une campagne de propagande, aujourd’hui redécouverte, pour séduire les partisans de la Ligue.

Les États généraux de Blois de 1588 sont restés dans la mémoire historique comme le théâtre d’un événement spectaculaire et sanglant : l’assassinat du duc et du cardinal de Guise, les 23 et 24 décembre, par ordre d’Henri III. Cet acte de violence politique, qualifié dès le XVIIe siècle de « coup de majesté », a depuis longtemps attiré l’attention des historiens, au point d’occulter le déroulement moins spectaculaire, mais tout aussi historiquement significatif des semaines qui l’ont précédé.

Henri de Guise

Et si, avant ce « coup de majesté » réussi, le roi avait tenté un autre coup, pacifique celui-là, par la persuasion ? C’est ce geste manqué – « et, probablement, oublié car manqué » (p. 14) – que raconte Alexandre Goderniaux, en exhumant une campagne de propagande royale éclipsée par la violence des guerres de Religion.

Henri III stratège de son règne

L’ouvrage naît d’une découverte documentaire remarquable : celle de onze textes imprimés à la fin de l’année 1588, tous issus de la sphère d’influence d’Henri III et centrés sur les premières séances des États généraux (16 et 18 octobre). Ces documents, dont le livre inclut l’édition, présentent une quadruple unité – chronologique, formelle, éditoriale et politique – qui révèle une opération de communication centralisée. Tous ont été produits par les imprimeurs royaux et ont reçu un privilège officiel, suggérant une stratégie concertée pour diffuser la lecture royale des événements.

Ces textes doivent être lus à la lumière de la position extrêmement fragile d’Henri III en octobre 1588 : le roi fait face à une Ligue catholique populaire, puissante, soutenue par l’Espagne et conduite par le duc de Guise, alors au sommet de sa popularité. En prenant le contrepied d’une approche téléologique, A. Goderniaux invite à réévaluer la stratégie du souverain et sa tentative, avortée, d’imposer par l’imprimé un autre récit de l’autorité monarchique. C’est ce « coup de majesté manqué », visant à rejouer sur le papier un succès politique que la réalité ne lui a pas accordé, que ce livre analyse, dans un dialogue fructueux avec les travaux récents de Jacqueline Boucher, Xavier Le Person et Nicolas Le Roux, entre autres, qui ont contribué à réhabiliter l’action politique du dernier roi Valois [1].

Une réponse politique à la crise de la monarchie

La force du livre est de replacer ces textes dans un moment de crise politique majeure. La mort, en juin 1584, de François d’Alençon, frère cadet du roi, avait provoqué une crise dynastique : avec un héritier protestant (Henri de Navarre, le futur Henri IV), la perspective d’un roi non catholique à la tête du royaume divise profondément le pays. La Ligue catholique s’organise alors autour d’un rejet farouche de cette succession. La journée des Barricades (mai 1588), lors de laquelle la population parisienne se soulève contre le roi, sa fuite de la capitale, et les tensions croissantes donnent tout son sens à la convocation des États de Blois.

Le roi y intervient directement – chose exceptionnelle – devant une assemblée largement favorable aux ligueurs. Dans les textes étudiés, il apparaît dans une double mise en scène : d’un côté, comme défenseur intransigeant de la foi catholique ; de l’autre, comme l’homme capable de canaliser les revendications des ligueurs au service de l’unité du royaume. Il attaque la Ligue comme mouvement politique concurrent, tout en validant certains de ses objectifs religieux. Ce double geste – délégitimer la Ligue tout en séduisant ses partisans ¬¬– s’inscrit dans une stratégie visant à rallier les indécis et à réaffirmer la centralité du roi dans l’ordre politique.

Monarchie sacrée et projet réformateur

Au-delà de la gestion immédiate de la crise, les onze imprimés témoignent d’un vaste projet réformateur porté par Henri III, fondé sur une conception sacrée de la monarchie. Rompant avec une historiographie longtemps focalisée sur l’inefficacité du dernier roi Valois, l’auteur montre comment ces textes exposent un véritable programme politique, décliné en quatre volets : justice, police, finances et religion.

Henri III y défend, par exemple, l’abandon de la vénalité des offices – c’est-à-dire la vente des charges publiques – au profit d’un pouvoir de nomination fondé sur le mérite. Il se positionne aussi comme le garant de la foi catholique et de la paix intérieure, restaurateur d’un ordre ancien dans une logique de régénération morale et politique. À travers de nombreux topoï – le roi-médecin, le roi-père, le roi-héritier – les textes mettent en scène un souverain investi d’une mission de salut : soigner un royaume perçu comme un corps malade. L’objectif est clair : restaurer l’autorité royale sans recourir à la violence.

Un théâtre de papier : consensus et mise en scène

Parmi les nombreuses pistes ouvertes par le livre, l’une des plus originales concerne l’analyse de la manière dont les imprimés de 1588 mettent en scène un consensus politique fictionnalisé autour du roi. A. Goderniaux montre que les textes publiés fonctionnent selon une logique dialogique : d’un côté, les discours royaux (les textes « émetteurs ») ; de l’autre, les réactions mises en scène ou suggérées des députés (les textes « récepteurs »). L’ensemble compose une polyphonie soigneusement orchestrée, dans laquelle l’adhésion aux idées royales semble naturelle et unanime – comme si les États généraux donnaient spontanément leur aval au projet du souverain.

Le cas du serment sur l’édit d’Union, au cœur des textes du 18 octobre, est particulièrement révélateur. Cet édit, promulgué à Rouen en juillet 1588 sous la pression de la Ligue, engageait le roi à défendre la foi catholique, à interdire l’exercice des cultes protestants et à exclure les hérétiques de la succession au trône. Il s’agissait d’une grande concession politique et religieuse faite au camp ligueur, censée encadrer strictement l’action du roi. Or, Henri III en reprend publiquement les termes devant les États, non pour s’y soumettre, mais pour se les réapproprier stratégiquement. En affichant son acceptation de ces engagements, il donne le sentiment de céder, tout en en faisant un instrument de légitimation de sa propre autorité. Comme le résume l’auteur, « la soumission volontaire du monarque est conçue comme une illustration de son autorité » (p. 72).

Cette rhétorique repose sur une conception performative de la parole : parler, c’est agir politiquement. L’auteur identifie trois registres mobilisés dans ces textes – délibératif (convaincre), judiciaire (débattre du juste et de l’injuste), et démonstratif (mettre en valeur le pouvoir royal). Tous sont hérités de la tradition oratoire humaniste. Dans ce dispositif, le roi, en bon orateur, se distingue de ses adversaires non par la force, mais par la maîtrise du langage. Ainsi s’impose dans la communication monarchique « une certaine équivalence entre le bien parler et le bien gouverner » (p. 86).

En reconstituant la logique d’ensemble de ces imprimés, A. Goderniaux montre qu’ils visent à produire, par l’écrit, une assemblée idéale, conforme aux attentes du pouvoir royal. Loin de refléter fidèlement les débats réels des États généraux, ces textes proposent une version scénarisée des échanges politiques, où le roi triomphe sans opposition véritable. C’est un théâtre de papier, où le pouvoir cherche à imposer sa propre fiction de l’unité politique – un succès rhétorique en marge d’une réalité plus conflictuelle.

Une relecture fine, parfois exigeante

Au-delà de la mise en scène textuelle du pouvoir royal, le livre d’A. Goderniaux s’impose surtout par la relecture originale qu’il propose d’un moment-clé de l’histoire politique moderne. En déplaçant le regard des journées sanglantes de décembre 1588 vers les premières séances d’octobre, il ne se contente pas de corriger une chronologie trop souvent téléologique : il invite à repenser l’action politique d’Henri III, longtemps réduit dans l’historiographie à un roi indécis et dépassé par les événements.

Cette revalorisation s’appuie sur une démonstration rigoureuse, solidement étayée. L’exploitation du corpus imprimé, sa contextualisation fine et sa lecture politique sont pleinement maîtrisées. Le travail d’édition des textes, en rendant accessibles des documents rarement étudiés, constitue un apport scientifique en soi, utile aussi bien aux historiens qu’aux littéraires.

Certes, même si l’auteur prend soin de situer ses analyses, la densité argumentative et l’exigence conceptuelle de l’ouvrage supposent une bonne familiarité avec les tensions politico-religieuses sous les derniers Valois et avec les codes de la rhétorique d’Ancien Régime. Certains passages – notamment ceux consacrés à la « réception idéale » ou à la « polyphonie théâtralisée » – auraient sans doute gagné à être davantage explicités, pour mieux accompagner le lecteur dans des notions parfois complexes.

Mais ces difficultés ponctuelles ne diminuent en rien la portée de l’enquête ni la finesse de l’analyse du langage politique monarchique. En mettant au jour cette tentative avortée de reconfiguration de l’autorité par la parole et par l’écrit, le livre invite à reconsidérer la temporalité du politique : même affaibli, le pouvoir monarchique continue de se réinventer dans l’urgence, à la croisée de la contrainte et de l’action.

Avec Un coup de majesté manqué, A. Goderniaux livre une étude dense, originale et historiquement salutaire. En choisissant de porter l’attention sur les premières semaines des États généraux de Blois, il redonne une consistance politique à une séquence souvent éclipsée par la violence spectaculaire des assassinats de décembre 1588.

Ce faisant, il poursuit une entreprise historiographique plus large de réhabilitation du dernier roi Valois, non pas en le dépeignant comme un souverain victorieux, mais comme un acteur politique lucide, stratège et conscient de la force performative du discours et de l’écrit. Henri III y apparaît comme un roi qui tente de gouverner par la parole, de convaincre plutôt que de contraindre, dans un contexte pourtant de plus en plus hostile. Les onze textes soulèvent dès lors une question stimulante : « et si Henri III avait été mal compris parce qu’il était en avance sur son temps ? » (p. 112).

En somme, si ce « coup de majesté » fut manqué dans les faits, il ne l’est pas dans les textes – et c’est là que réside la grande réussite du livre : montrer que l’histoire peut aussi s’écrire à partir de ce qui a échoué, mais qui fut pensé, préparé, scénarisé avec une ambition qui mérite d’être prise au sérieux.

Alexandre Goderniaux, Un coup de majesté manqué. Henri III aux États généraux de Blois (16 et 18 octobre 1588), Genève, Droz, 2024, 264 p., 36,97€.

par , le 23 octobre

Pour citer cet article :

Maxim Boyko, « L’encre noire du pouvoir », La Vie des idées , 23 octobre 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Goderniaux-Un-coup-de-majeste-manque

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Notes

[1Jacqueline Boucher, Société et mentalités autour de Henri III, Paris, Champion, 2007  ; Nicolas Le Roux, La faveur du roi. Mignons et courtisans au temps des derniers Valois (vers 1547-vers 1589), Seyssel, Champ Vallon, 2001  ; Xavier Le Person, «  Practiques  » et «  practiqueurs  ». La vie politique à la fin du règne d’Henri III (1584-1589), Genève, Droz, 2002  ; Nicolas Le Roux, Portraits d’un royaume. Henri III, la noblesse et la Ligue, Paris, Passés Composés, 2020.

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