Désacralisation, déchristianisation. Parce qu’il refuse ces lieux communs de l’historiographie sur le XVIIIe siècle, Gaël Rideau ouvre une belle échappée vers des sentiers que seule une histoire du religieux renouvelée par l’ethnographie des institutions, par l’histoire sociale, rendait possible.
À l’aide d’un immense appareil documentaire, et conceptuel, il inventorie toutes les situations où une procession religieuse se présentait aux citadins comme expérience à la fois de leur propre communauté, et d’une certaine universalité sacrée. Et force est de constater que le pouvoir structurant du rituel, de l’invocation pieuse, semble intact.
Un format religieux oublié
Le cérémonial est un élément très étudié de la société d’Ancien Régime, au point qu’une école américaine dite « cérémonialiste » a pu émerger dans le sillage des travaux de Ralph Giesey. Si le rituel religieux en tant que tel n’a pas connu le même succès, Gaël Rideau révèle toute la pertinence d’une étude interdisciplinaire sur le sujet. La procession obéit à une grammaire formelle et canonique complexe, référencée dans des controverses religieuses encore puissantes au XVIIIe siècle. Mais le livre dépasse cet écueil pour nous inviter à concevoir la procession selon un modèle simple : l’exposition d’une figure divine ou sainte, voire d’une relique, dans une marche conviant la cité à y participer en un concert de chants et de prières.
En cela, la procession est l’une des rares possibilités données à une population de se réunir et d’occuper l’espace commun, quand les autorités royales l’interdisent encore. Voilà une occasion privilégiée pour l’historien d’observer une société réelle, et pas seulement spéculée par les jurisconsultes ou les théologiens. La procession est bien une représentation pratique, tangible de la ville. Clergé séculier et laïcs y tiennent un rôle actif.
Que ce soit dans la régularité liturgique des fêtes (Pâques, Fête-Dieu, Assomption, saints patrons) ou dans le casuel climatique, militaire, épidémique, chaque ville déploie ses propres rituels qui, sans être exactement chiffrables, laissent deviner une forte récurrence. La procession n’est pas un format moribond de la piété catholique. Dans les villes d’une large zone nord (Amiens, Angers, Auxerre, Beauvais, Orléans, Paris, Poitiers, Tours, Troyes), on la voit investir les rues, les parvis, les places, d’une multitude de signes à la fois spirituels et temporels : idoles, emblèmes, vêtements, armoiries, mais aussi sons (cloches, cantiques, pétarades), odeurs (cierges, encens), supplications et sermons.
La procession est pour le participant une sorte d’expérience totale – spirituelle, sensorielle, corporelle, sociale. Alors que l’historiographie réservait plutôt cette analyse à l’étude des pèlerinages ou des grands offices cathédraux, le livre de Gaël Rideau comble une lacune.
Sur fond de reconquête catholique après la révocation de l’édit de Nantes (1685), les calendriers mi-sacrés mi-profanes ponctuent plus que jamais le quotidien des villes de rites ostentatoires, rassembleurs. Corporations ou confréries le faisaient de leur côté, mais toute la cité, pour le moins son incarnation sociale et politique, est appelée ici.
C’est pourquoi l’ouvrage mobilise les sources municipales autant qu’épiscopales, issus d’une quinzaine de fonds. À l’heure des sources en ligne, à l’heure des légèretés documentaires pratiquées par l’histoire intellectuelle, voilà qui laisse deviner une enquête archivistique au long cours.
Fixité du rituel et changement historique
La procession est donc un fait ordinaire de la ville du XVIIIe siècle. Est-on encore dans l’exercice d’une piété baroque, typique du siècle précédent ? Le livre interroge en fait l’ancrage d’un rituel dans une société nécessairement en mouvement. La vision d’une communauté de foi simplement superposée à une communauté sociale n’est plus vraiment valable.
Ce qui peut surprendre, en effet, vient de la minutie avec laquelle le livre répertorie les lexiques autant réprobateurs qu’apologétiques. Le milieu philosophique pourrait faire ici figure de proue. Voltaire dénonce le ridicule superstitieux des processions, comme en 1766 : « Trente corps morts apparaissent ensuite dans cette marche. Si on s’en tenait à ces momeries, elles ne seraient que ridicules et dégoûtantes » (p. 57). Les affaires Calas ou La Barre sont là pour forger le contexte célèbre, et peut-être trompeur, d’une incrédulité ou rationalité hostile aux idiomes traditionnels du rituel. Certains voyageurs ne voient aussi dans la procession qu’une étape divertissante et curieuse de leur périple.
Toutefois, ce sont les courants catholiques qui offrent les dénonciations les plus efficaces. À l’image des jansénistes, des courants religieux plaident pour une foi plus intériorisée, et voient dans l’étalage du sensible ou du spectaculaire un élan inadapté à la célébration du divin. La gestuelle profane est progressivement rejetée, surtout après 1730-1740. Festins, danses, cohues sont peu à peu réprimés par le clergé et la police. Et sitôt que la religion civique s’épuise dans certaines villes, comme à Paris avec la fin des processions de la châsse de sainte Geneviève en 1725, c’est une certaine théâtralité qui disparaît, et tout un rapport au passé.
Les temps anciens étaient encore envisagés sous l’aspect d’un patrimoine commun, au début du XVIIIe siècle, mais une autre temporalité bientôt les remplace, moins commémorative. On n’hésite plus alors à englober la procession dans un futur délivré des références obligatoires aux fondations, aux héros ou épisodes ancestraux. En même temps, au nom d’une nouvelle économie morale, certains rituels sont transformés en aumônes. Mettant en balance foi personnelle et foi collective, plusieurs gestes privés se dotent d’une charge vertueuse ou dévotionnelle supérieure.
Or c’est bien au sein du clergé que survient cette distance, moins avec la procession comme format de vénération, d’action de grâces, qu’avec ses déploiements récréatifs, pompeux. De toute évidence, la procession redéfinit ses langages et ses significations.
On le voit, le « basculement religieux » constitue bien un des fils directeurs de Gaël Rideau. Empruntant les thèmes de Pierre Chaunu, il mesure l’impact du criticisme moderne sur un rituel médiéval, sur son orthopraxie. Quelle institution s’implique encore dans la forme processionnelle ? Quelle posture ou quelle prière en est retranchée ? Le livre se montre réticent, cela dit, à suivre le fil inéluctable d’un affaiblissement. Pour quelle raison ?
Tout d’abord, parce qu’on perçoit bien des chronologies contrastées d’une ville à l’autre. De fortes variations s’observent dans le recours aux processions. Puis, plus profondément, parce que l’auteur ne veut pas renoncer à la procession en tant qu’articulation invariable du communautaire et du religieux, tout au long de la période. La démonstration d’une constance quasi anthropologique reste au cœur du livre.
Exprimer la communauté
Avec la cérémonie religieuse, le XVIIIe siècle persiste donc à englober les populations urbaines dans une communauté de vie et de salut. La procession reste l’un des vecteurs immuables de l’identité urbaine : une communauté qui s’expose et s’étire à la suite d’une image divine ou sainte, en respectant un parcours parmi les rues, les ponts, les portes, comme une façon de lier la ville à une totalité.
La procession est un récit d’unité, une « proclamation de stabilité » (p. 173). Sorte d’exploit à montrer les premières composantes de la ville (Hôtel de ville, compagnies de justice, corps de métier), elle utilise en fait la continuité des pouvoirs politiques pour légitimer l’immuabilité de l’Église. Elle est aussi un pouvoir de consignation, de mise en récit. La procession est un événement en même temps qu’une écriture, qui doit se prêter à des lectures rétrospectives.
Aussi le livre ne tombe pas dans le piège. Les conflits de préséance sont constants, entre corps et compagnies, entre instances ecclésiastiques, et les descriptions de ces luttes continuelles, quasi structurelles, abondent. S’y exprime la mainmise épiscopale contre le clergé séculier et les confréries, celle des officiers civils ou des notables contre les milieux artisanaux et populaires.
La création d’un nouveau corps, comme celui des médecins à Saumur, pose tout de suite le problème de sa place dans un cortège déjà ordonné, et provoque en 1730 les vitupérations des avocats et procureurs. Au-delà, les revendications de droits, fiscaux, militaires, investissent la cérémonie et fissurent la fiction de l’unité urbaine. Simplement, l’exposé en est rarement fait dans les chroniques et les registres, maîtrisés par les historiographes et les institutions concernées.
À ce stade, le lecteur aimerait quand même en apprendre davantage sur les aspects concrets, le coût de ces cérémonies et réjouissances, sur l’économie qui les entoure, à l’image de ces torches qui, à Angers, grèvent la bourse des métiers participant au cortège, tout en attirant dans la ville une foule d’admirateurs en mesure de dépenser leur argent dans les boutiques.
Mais le livre préfère voir, parmi les premières performances du rituel, ses dispositifs d’encadrement. Car la limite même entre liberté et contrainte est malcommode à tracer dans la participation des fidèles, d’autant plus quand les règlements luttent sans cesse contre l’absentéisme des métiers. Il faut dire qu’à la mi-XVIIIe siècle, la procession s’impose comme outil de soumission à l’ordre public, et on devine une réticence (ou peut-être un conservatisme) des classes populaires à y participer désormais, sous contrôle policier et armé.
Ainsi, ce sont des acceptions différentes de la ville qui s’emparent simultanément des processions, et l’étude des « stations » le signale à merveille. Lieux de halte où le cortège fait honneur à un saint, à un fait glorieux, les « stations » indiquent en réalité des perceptions de l’espace variables d’une fête à l’autre, soulignant des limites alternativement dessinées par telle esplanade ou porte fortifiée, tel monastère, carrefour, calvaire, tel groupe social ou tel autre.
Peut-être, à ce niveau, les travaux d’Angelo Torre sur la fabrique rituelle de la localité auraient pu livrer un modèle rural intéressant [1]. Il demeure que l’unité urbaine est factice, mouvante et contestée, tout en s’avérant utile aux classes dirigeantes et aux pouvoirs royaux. Si Gaël Rideau ne franchit pas le pas, on pourrait presque lire sous sa plume la vision d’un désordre comme agent même d’ordonnancement et de contrôle de la société d’Ancien Régime. Les conflits de juridiction entre pouvoirs temporels et spirituels, jalonnant toute la réglementation propre aux processions, n’en sont peut-être qu’une illustration.
Le religieux, le laïc, le public
Au terme de ce livre imposant, un plaidoyer se dégage. Celui d’une lecture du XVIIIe siècle qui n’évacuerait pas les formes traditionnelles du collectif, du commun, que le religieux s’obstine à prendre en charge jusque 1789 et la grande procession ouvrant les États-Généraux.
La conclusion porte le constat d’une sécularisation, en toute fin de période, mais le religieux ne disparaît pas comme voie de disciplinarisation des foules. Le religieux reste incorporé au social et au politique, au monarchique, jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. Il reste un mode d’intelligence encore majoritaire du vivre ensemble. Il semblait pertinent de le rappeler.
C’est sûr, la figure tutélaire d’Alphonse Dupront recouvre l’ouvrage. Le rôle des laïcs n’en est-il pas un peu minoré ? L’ouvrage de Laurence Croq et David Garrioch sur la « religion vécue » déplace quelque peu l’équivalence entre religion et clergé à laquelle tient le livre [2]. Et si l’expression religieuse s’attachait aussi aux enjeux portés et animés par les laïcs ? Le livre fait ressortir les tensions ecclésiales qui s’emparent du rituel religieux, et moins celles du corps social lui-même.
Mais c’est là une ouverture qui n’invalide pas la méthode mise en œuvre, et il faut retenir la leçon : il n’est pas bon d’entrer dans ce siècle de façon téléologique, en quête d’origines à donner coûte que coûte à la Révolution, sinon à y entrer par son commencement, par le XVIIe siècle. Là, un espace paraît saisi par l’usage collectif, assurément réglé, contenu par la cérémonie religieuse, dirigé par les privilèges épiscopaux, paroissiaux, municipaux, par leurs contradictions et leurs litiges, mais bien lié à une expérimentation de la cité, par ses habitants.
On ne peut manquer d’y voir une expérience du public, dès lors qu’on accepte de concevoir le public comme une institution du social encore largement réalisée par la religion. Le XVIIIe siècle ne pouvait que travailler cet héritage. Et Gaël Rideau réussit de cette façon un grand exercice d’histoire située.
Gaël Rideau, Une société en marche. Les processions en France au XVIIIe siècle, Clamecy, Champ Vallon, « coll. Époques », 2021, 542 p.