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Recension Société

Frères militants

A propos de : Nicole Lapierre, Causes communes. Des Juifs et des Noirs, Stock


par Pap Ndiaye , le 19 juin 2012


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Parfois opposé dans les débats publics, les Juifs et les Noirs ont pourtant un long passé de militance commune. À travers sa méthode déjà éprouvée, Nicole Lapierre retrace le destin de quelques figures emblématiques des combats partagés par ces deux minorités.

Recensé : Nicole Lapierre, Causes communes. Des Juifs et des Noirs, Paris, Stock, 2011. 327 p., 21, 50 €.

L’histoire des relations entre Juifs et Noirs est un champ d’études quasi déserté en France, par contraste avec les États-Unis où elle fait l’objet de travaux assez nombreux [1]. Il faut dire que la catégorisation « noir » est longtemps apparue comme illégitime dans l’espace politique et intellectuel français, au nom d’un antiracisme républicain classique pour qui penser les phénomènes de racialisation est une opération suspecte d’essentialisation des groupes racialisés. Comme on le sait, les choses changent depuis quelques années — et de cela il convient de se réjouir, puisque prendre en considération les situations sociales vécues par celles et ceux qui, nolens volens, apparaissent comme noirs, exige minimalement de les considérer, non exclusivement, comme tels.

En outre, les sinistres pitreries de l’humoriste Dieudonné, qui alla jusqu’à inviter Robert Faurisson à ses côtés lors d’une représentation pour le féliciter dans une mise en scène odieuse, ont pu donner le sentiment d’une « concurrence des victimes » entre Juifs et Noirs : certains Noirs reprochant aux Juifs d’occuper tout l’espace victimaire, ce qui aurait pour effet de marginaliser la mémoire collective de la traite négrière et de l’esclavage ; certains Juifs reprochant aux Noirs d’encourager un antisémitisme latent et une relativisation de la Shoah. J’écris « certains » à dessein, car il est bien clair qu’on ne saurait sérieusement parler des « Juifs » et des « Noirs » comme de groupes homogènes : en France comme ailleurs où existent des minorités noire et juive significatives (les États-Unis en premier lieu), ces groupes sont traversés par des courants, des débats et des controverses. Il y a incontestablement dans chaque groupe des courants raciste et antisémite se nourrissant l’un l’autre. Mais ce n’est pas à eux que Nicole Lapierre a choisi de s’intéresser ; elle a pris leur contrepied : celui des Juifs et des Noirs qui ont milité ensemble, celles et ceux qui ont estimé qu’ils avaient en partage non seulement une humanité commune mais aussi le sentiment plus ou moins confus d’intérêts communs ; celles et ceux qui ont pensé et agi au nom de « causes communes » pour reprendre le beau titre de l’ouvrage. Il s’agit donc d’un parcours, fortement centré sur des itinéraires individuels qui, pris ensemble, dessinent quelque chose comme un courant historique.

Les luttes communes

Les États-Unis occupent une place centrale dans l’ouvrage, ce qui est compréhensible au vu des liens politiques précoces liés entre Noirs et Juifs américains, il y a un siècle. Nicole Lapierre a raison de voir en la création de la NAACP en 1909 la première institutionnalisation de ces liens, puisque l’association pour le « progrès des gens de couleur » était soutenue par des Juifs libéraux de gauche, marqués par le judaïsme réformé, comme l’homme d’affaires Julius Rosenwald ou l’intellectuel Joel Spingarn : « ils sont nos meilleurs amis et nous nous réjouissons de les voir sortir du ghetto où les Noirs viennent juste d’entrer », écrit W. E. B. Du Bois en 1911 (cité p. 33). Plus tard, le sionisme devait aussi l’inspirer dans son projet panafricaniste, comme si, à chaque moment de sa vie, son intérêt pour le monde juif avait poussé Du Bois a envisager ses projets politiques dans une perspective universelle, « déprovincialisée » dit-il, à l’occasion de sa visite à Varsovie en 1949 sur les ruines du ghetto.

Le propos se poursuit logiquement par l’étude des relations entre Martin Luther King et le rabbin Heschel, héritiers des perspectives intégrationnistes de la NAACP (mais en désaccord stratégique avec elle). Cela est une manière d’aborder la question plus large et bien connue des historiens des droits civiques de la forte présence de jeunes étudiants juifs aux côtés des Noirs dans les actions militantes dans le Sud des États-Unis, où certains laissèrent leur vie, ainsi que le divorce graduel qui s’opéra à la fin des années 1960 : le raidissement identitaire de part et d’autre, l’ascension sociale des Juifs américains et l’effacement de l’antisémitisme aux États-Unis même, faisant des Juifs des Blancs comme les autres plutôt que des « frères de couleur ». Quant à la situation israélo-arabe, elle n’intéressait guère les militants noirs radicaux du Black Power et ne joua pas de rôle particulier dans l’éloignement des anciens camarades de luttes.

Le deuxième chapitre glisse vers une question tout à fait essentielle : celle des engagements communistes qui ont effectivement rassemblé Juifs et Noirs pendant une bonne partie du XXe siècle. Nicole Lapierre procède comme précédemment, par des développements biographiques qui concernent des figures connues comme le chanteur Paul Robeson (qui aimait interpréter des chants hassidiques et avait des liens d’amitié avec des Juifs russes persécutés par Staline), et d’autres, inconnues, comme Oliver Golden militant communiste noir américain et son épouse Bertha Bialek, issue d’une famille juive de Varsovie (avec laquelle elle rompit totalement), qui s’embarquèrent pour l’Union soviétique dans les années 1930. Nicole Lapierre aurait pu ajouter des pages sur Trotsky lui-même, qui séjourna à New York au début de l’année 1917, et s’intéressa de près à la situation des Noirs américains : les émeutes raciales de East Saint-Louis lui rappelèrent les pogromes antisémites de Russie. Par la suite, Trotsky s’entretiendra longuement de la situation noire avec l’écrivain C. L. R. James, en montrant à la fois son éloignement des situations politiques concrètes (il estime que les Noirs américains devraient faire sécession sur le territoire des États-Unis), et en multipliant les comparaisons avec le monde juif européen. On pourrait presque dire que Trotsky n’était jamais aussi juif que lorsqu’il s’intéressait aux Noirs.

Une autre variante de ces rapprochements est présente dans le cas sud-africain, puisque des Juifs d’origine lithuanienne comme Joe Slovo, compagnon de Mandela, et bien d’autres engagés aux côtés des Noirs opprimés, firent de l’ANC un mouvement révolutionnaire anti-apartheid plutôt que anti-blanc. Nicole Lapierre écrit à propos de Slovo des lignes qui pourraient être généralisées à ces juifs communistes militant pour les droits des Noirs : « Oncle Joe [Slovo] était indéniablement un ‘’juif non juif’’, il ne faisait partie ni des peuples de couleur ni entièrement du monde blanc, ni intégralement du monde juif, hormis dans la filiation d’une histoire minoritaire et marginale » (p. 112).

Aux côtés de l’autre

Le troisième chapitre, très réussi, mêle des analyses d’œuvres de fiction (La putain respectueuse de Sartre et le méconnu Tulipe de Romain Gary, le récit burlesque d’un rescapé de Buchenwald échoué à Harlem), et surtout d’essais comme les Réflexions sur la question juive, occasion pour Nicole Lapierre d’insister à juste titre sur la partie consacrée au « portrait du démocrate », celui qui, au nom de l’universalisme abstrait, considère le Juif comme un égal à condition qu’il n’apparaisse pas comme juif. Dans une perspective un peu différente, Sartre écrivit sa fameuse préface « Orphée noir » en estimant que la négritude était une étape provisoire destinée finalement à s’abolir dans une humanité commune : à ses yeux, les intellectuels noirs sont « authentiques » puisqu’ils affirment fièrement une culture africaine, par contraste avec des intellectuels juifs « inauthentiques », puisque seulement occupés par l’universel et la rationalité abstraite. On comprend dès lors la réaction de Fanon, soucieux de montrer l’existence d’une inauthenticité noire (les « peaux noires » qui se couvrent d’un « masque blanc » par une forme d’aliénation raciale), pour qui les Réflexions sur la question juive sont finalement un point d’appui plus solide que l’ « Orphée noir ». Un Fanon dont Nicole Lapierre rappelle à juste titre qu’il saisit plus précocement que Sartre la « fracture morale et civilisationnelle de l’antisémitisme génocidaire » (p. 170-171). Dans la foulée, elle analyse finement le Portrait d’un juif d’Albert Memmi, une exploration de la condition juive du point de vue des situations d’oppression vécues par les Juifs (et ce qu’il en reste dans les mémoires et les comportements, lors même que ces situations ont objectivement disparu). Les similitudes, les « parentés » dit Memmi, avec les situations coloniales sont pour lui l’occasion de penser des communautés d’oppression, ce qui est finalement très proche, à mon sens, de la notion de minorité telle que forgée par l’école de Chicago : un portrait collectif des dominés, sans renoncer au contour des traits particuliers, mais sans s’y attacher irréductiblement non plus.

Le chapitre suivant, qui confirme le mouvement général de l’ouvrage de perspectives historiques au début à des points de vue plus littéraires à la fin, porte pour l’essentiel sur la figure fascinante d’André Schwartz-Bart, jeune juif franco-polonais rescapé de la guerre, surtout connu pour être l’auteur du Dernier des Justes (prix Goncourt 1959). C’est moins à ce roman, grande fresque sur le destin d’une famille juive du XIIe au XXe siècle, dont le dernier « juste », Ernie Levy, meurt à Auschwitz, qu’à d’autres ouvrages de Schwartz-Bart, moins connus, que Nicole Lapierre s’intéresse ici : en particulier Un plat de porc aux bananes vertes, publié conjointement avec sa femme Simone Schwartz-Bart, antillaise, en 1967. Livre étrange, acerbe, provocateur, un peu raté, présentant une vieille antillaise apparemment folle enfermée dans un hospice suintant, étrangement marquée dans sa chair par la Shoah. Cette histoire fournit le prétexte d’un tissage des liens entre mémoire juive et mémoire noire, « rebuts du monde » dont personne, au moins à l’époque, en dehors des principaux intéressés, n’avait rien à faire. La Mulâtresse solitude, publié en 1972, récit puissant sur cette héroïne de la résistance à l’esclavage dont on sait si peu de choses, est de facture plus classique, mais il contient aussi des allusions au ghetto de Varsovie et au monde juif englouti. L’œuvre éloquente, discrète, scrupuleuse, des Schwartz-Bart est un point de repère pour Nicole Lapierre, et je comprends très bien à quel point elle importe, mais son caractère fragmentaire, insaisissable, fait que son évocation dans Causes communes est à la fois très bienvenue et presque marginale, au vu de la popularité modeste des ouvrages en question : on pourrait alors considérer les Schwartz-Bart comme une exception, admirable et remarquable, certes, mais à contre-courant des tendances dominantes par lesquelles, dans l’ensemble, en dehors des grands engagements communiste et anticolonialiste qui les ont rapproché pendant une partie du XXe siècle, les mondes juif et noir ne se parlent pas tant que cela. Ce qui n’est bien sûr pas une raison pour ne pas en faire l’histoire, et la démarche de Nicole Lapierre me semble, de ce point de vue, profondément juste. Une question importante présente dans tout le livre est celle des couples : on voit bien comment l’ « initiation », pour reprendre une notion de Goffman, s’opère entre les conjoints. André devient un peu noir, Simone devient un peu juive, comme Oliver Golden et Bertha Bialek avant eux, et d’autres après eux.

La dernière partie opère un retour aux États-Unis, via la figure de Julius Lester, universitaire afro-américain (de lointaine filiation juive par un arrière grand-père juif allemand tombé amoureux d’une ancienne esclave), ancien militant du SNCC, branche radicale du mouvement pour les droits civiques, finalement converti au judaïsme après un itinéraire politique d’où l’antisémitisme ne fut pas absent. On trouve aussi des pages sur les récits de « passing », sur le blackface (Al Jolson, acteur américain d’origine juive lithuanienne, interprète Jackie Rabinowitz, fils de chanteur de synagogue qui ne rêve que de jazz), qui tissent à l’infini ces histoires juives et noires entrecroisées, où la musique et diverses expressions artistiques ont été des terrains fertiles de rencontres, pas toujours aisées d’ailleurs.

Divergences

Ces histoires offrent finalement la possibilité à Nicole Lapierre de défendre la notion d’empathie, notion peu familière aux sciences sociales, renvoyant au déplacement vers l’autre pour mieux revenir, transformé, vers sa situation : « changer en échangeant, sans se perdre pour autant », dit joliment Edouard Glissant, cité par l’auteure. Loin de n’être qu’une compassion un peu larmoyante, selon elle, l’empathie est finalement un moyen d’ « humaniser la pensée et l’action politique ». Le risque serait alors celui de l’angélisme, que Nicole Lapierre frôle parfois, tant elle est à sa tâche de souligner les solidarités plutôt que les rivalités, les convergences plutôt que les divergences. Causes communes est un ouvrage discrètement militant, qui veut faire entendre le murmure des rencontres, des amours, des engagements communs, plutôt que le fracas des querelles ignorantes.

Une autre question se pose, celle de « causes » qui n’ont pas avancé d’un même pas : les « parentés » de domination, si nettes il y a plusieurs décennies et qui motivaient justement les engagements communs, se sont effacées depuis. Dans l’ensemble, la situation des Juifs a fortement progressé et ils ne sont plus l’objet, dans la plupart des sociétés, de formes de discrimination, de ségrégation, d’antisémitisme institutionnel. Du côté des Noirs, si les formes les plus rigides d’oppression ont disparu (colonisation, ségrégation dans le Sud des États-Unis, apartheid d’Afrique du Sud), il reste encore beaucoup à dire et à faire du point de vue du racisme, de la discrimination raciale, dans la plupart des sociétés d’Europe et d’Amérique où ils constituent minorité. En France, les « boutades » et autres déclarations racistes font l’objet d’une certaine mansuétude, quand ce n’est pas une approbation franche au nom de la lutte contre le « politiquement correct », par contraste avec les déclarations ou actes antisémites qui soulèvent (et c’est tant mieux) la réprobation générale. Bref, le sentiment du « deux poids deux mesures » a affaibli gravement les « causes communes », tant celles-ci paraissent désormais dissymétriques.

par Pap Ndiaye, le 19 juin 2012

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Pour citer cet article :

Pap Ndiaye, « Frères militants », La Vie des idées , 19 juin 2012. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Freres-militants

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Notes

[1Cornel West et Michael Lerner, Jews and Blacks. A Dialogue on Race, Religion and Culture in America, New York, Plume, 1996  ; Jonathan Kaufman, Broken Alliance : The Turbulent Times between Blacks and Jews in America, New York, Touchstone, 1995  ; Maurianne Adams et John Bracey (dir.), Strangers and Neighbors. Relations between Black and Jews in the United States, Amherst, University of Massachusetts Press, 1999  ; Cheryl Lynn Greenberg, Troubling the Waters. Black-Jewish Relations in the American Century, Princeton, Princeton University Press, 2006.

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