Recensé : Emmanuel Roux, Machiavel, la vie libre. Raisons d’agir, Paris, 2013, 270 p., 20 €.
On sait que les interprètes de Machiavel se divisent en deux camps, ceux qui, depuis le bien nommé Innocent Gentillet, prennent à la lettre (ou à ce qu’ils croient être la lettre), pour s’en indigner, ses conseils aux puissants, et ceux qui, à l’instar de Rousseau, pensent qu’ « en feignant de donner des leçons aux rois, il en a donné de grandes aux peuples. » Au petit jeu du double langage, des intentions cachées, c’est toujours à malin, malin et demi. Leo Strauss, par exemple, grand-maître du décryptage, donnait finalement raison aux lectures de premier degré. Ce premier degré lui-même résulte d’une histoire : Emmanuel Roux rappelle comment le « machiavélisme » fut forgé en France au temps des guerres de religion, jésuites et protestants faisant front commun contre l’étrangère Catherine de Médicis, qui avait la malchance d’être la fille du dédicataire du Prince.
Entre ces deux lectures, Spinoza se montre plus prudent, au chapitre V du Traité politique, quant aux intentions réelles du Florentin, tout en optant pour une interprétation républicaine, mais sans prétendre l’établir avec certitude : Machiavel aurait cette fois voulu avertir les « libres multitudes » qu’il est dangereux de supprimer un tyran, quand on ne supprime pas les causes de la tyrannie. Emmanuel Roux se place délibérément dans le camp des républicanistes : « si la fin poursuivie par Machiavel était d’apprendre à un prince à fonder son État et à se maintenir pour en jouir sans entraves, l’œuvre ne mériterait pas qu’on s’y attarde » (p. 12). « L’unique objet de Machiavel est de déterminer dans quelles conditions les hommes peuvent instituer un vivere libero, ‘la vie libre’ » (p. 12, souligné par l’auteur).
Mais, c’est là son innovation, il entreprend de prouver la validité de la lecture républicaniste. Non en se livrant, comme d’autres, à un décryptage de quelque double langage supposé, procédé toujours discutable et autoritaire, mais en prenant à la fois appui, en philosophe, sur le pur travail du concept, et, en historien, sur la conjoncture historico-politique de l’œuvre, reconstituée dans sa complexité : « la crise aiguë de Florence au début du XVIe siècle, face à la constitution des pôles monarchiques européens » (p. 18). Il ne réduit pas pour autant sa portée à son contexte, mais au contraire propose une interprétation globale qui lui permet non seulement d’identifier dans la tradition de la pensée politique occidentale une postérité en partie nouvelle, mais aussi d’en saisir toute la force actuelle.
Dans cette mesure, la lecture que propose E. Roux est plus spinoziste que rousseauiste : au début du Traité politique, Spinoza prend le parti des « politiques » réalistes et instruits par l’expérience, contre les « philosophes » idéalistes ou utopistes ; d’un côté, ceux qui prennent les hommes tels qu’ils sont, de l’autre, ceux qui rêvent à ce qu’ils voudraient qu’ils fussent. Mais Spinoza ajoute aussitôt que l’expérience doit être fondée en raison et les conseils pratiques transformés en institutions stables, ce afin d’explorer tout ce que les hommes, tels qu’ils sont, peuvent être. C’est très exactement la lecture que Roux entend faire du secrétaire florentin. La virtù du prince, au delà de la ruse, est fondatrice. Le principat n’est pas selon lui une forme politique, mais plutôt le moment où une matière sociale déréglée et libérée attend le coup de force qui lui donnera une forme. Retour de Rousseau : le Prince incarne, dans la lecture de Roux, l’exigence du législateur, qui se retirerait après avoir fait son œuvre bienfaisante.
L’histoire et le concept
Il ne s’agit plus dès lors de savoir si Machiavel est personnellement « pour » ou « contre » le prince qu’il alimente en conseils dits machiavéliques. C’est bien, contrairement à ce que voulait Rousseau, au Prince que s’adresse Machiavel, mais à un prince avisé, qui voudrait réellement asseoir son pouvoir durablement et non survivre momentanément à la manière d’un tyran. Le but de Machiavel est « clair : attirer l’attention d’un Médicis, le plus jeune et le plus prometteur ; « lui apprendre à saisir l’occasion qui se présente à Florence avec l’élection d’un pape Médicis, pour dominer la fortune et fonder un État débarrassé de la domination » (p. 9, souligné par l’auteur). Machiavel historien s’intéresse particulièrement à ce moment où une cité redevient libre après une période de tyrannie, et où, exposée au danger imminent de la corruption, elle appelle de ses vœux l’homme d’exception qui saura stabiliser les institutions.
Quatre concepts forment selon E. Roux la trame de la pensée machiavélienne : virtù et occasion, d’abord — et cela certesn’est pas nouveau — mais aussi, et c’est plus inattendu, matière et forme, concepts aristotéliciens. Vertu, fortune et occasion, matière, forme, ces maîtres mots sont unis dans une phrase clé du Prince, portant sur les fondateurs d’État : « si on examine leurs actions et leur vie, on ne voit pas qu’ils aient reçu rien d’autre de la fortune que l’occasion, qui leur donna matière pour pouvoir y introduire cette forme qui leur parût bonne ; et, sans cette occasion, la vertu de leur esprit se serait éteinte, et sans cette vertu, l’occasion serait venue en vain. » (Le Prince, chap. 6 ; même association de ces concepts au chapitre 26). « Il faut donc partir de ces concepts, les ‘travailler’ pour comprendre leur contenu, leur sens, leur articulation pratique et leur agencement. C’est peut-être pour n’être pas parti de là qu’on tourne et retourne dans l’œuvre sans savoir ni commencer ni finir » (p. 11). S’inscrivant en faux contre la lecture straussienne qui prétend faire de Machiavel le point de rupture entre les Anciens et les Modernes, où la question du meilleur régime se verrait remplacée par l’école de la « raison d’État », du gouvernement efficace ou légitime, Roux relève tout ce que Machiavel doit à Aristote : la pensée de l’occasion, du hasard et de la prudence, d’une part ; et surtout la distinction entre domination et gouvernement, au point de déclarer que « Machiavel est la source d’où rejaillit la tradition civique d’Aristote et Tite-Live » (ibid.).
La démonstration se résume aisément. La virtù du Prince ne s’accomplit véritablement que lorsqu’elle parvient à saisir l’occasion que la fortune lui offre de donner une forme à une matière politique mouvante ; or cette forme est nécessairement républicaine. L’occasion bien comprise fait donc du prince, malgré qu’il en ait, un partisan de la « vie libre ».
La vie libre et la critique de la religion
Le Prince n’est pas pour autant « un traité savant, écrit pour des pairs, mais une œuvre vivante, sans aucun développement abstrait, avec des princes de chair et de sang ». En conséquence, il demeure une bonne part d’implicite dans ses raisonnements, que Roux entend éclairer en postulant une homogénéité et une cohérence de l’œuvre entière : là encore, nous sommes dans la droite ligne de l’exégèse spinoziste qui pose en principe de lecture la cohérence des écrits d’un même auteur. On prolongera donc la lecture du Prince par celle des Discours sur Tite-Live. « La vie libre » constitue ici le fil rouge qui permet de reconstruire l’unité de la pensée de Machiavel à travers les différents ouvrages, les sens de son intervention politique et la ligne de sa postérité et de son actualité. Elle nous met à l’abri, en premier lieu, du Machiavel machiavélique et maître des tyrans. Mais si la « vie libre » est l’horizon, pourquoi la figure du prince ? C’est que le « moment du prince » est nécessaire à la fondation du vivre libre et à la création d’institutions et lois qui garantissent à la fois la puissance du prince et la sécurité du peuple, comme dans la monarchie française (de l’époque) où le parlement constituait un tiers juge. Roux peut alors reconsidérer les filiations intellectuelles qui se réclament souvent de Machiavel, au prix d’anachronismes et de torsions conceptuelles, ainsi que les reconstructions rétrospectives qui, de Strauss à Skinner et Pettit, font de Machiavel une étape dans l’histoire de la pensée libérale, que ce soit pour l’aiguiller vers Hobbes, Harrington ou quelque autre. La « vie libre » doit selon Roux être soigneusement distinguée de la liberté que prône la pensée libérale, dans la mesure où cette « vie libre », en tant qu’elle est précisément une vie et pas seulement un principe, passe non par le seul intérêt, mais principalement (on pense ici à la lecture de Lefort, peu cité pourtant par l’auteur) par le conflit ou la « desunione ben ordinata » :
La liberté est l’état qui résulte d’une conflictualité bien ordonnée. Toute cité, toute vie politique est traversée par le conflit. Ou elle l’assume et peut gagner en puissance et en liberté ; ou elle ne l’assume pas et risque de disparaître. Pour être délivré de la crainte, il faut que le peuple sache se protéger du prince et des grands et créer les ordini qui les protégeront, comme les tribuns de la plèbe. Cela n’est réductible ni à l’‘État populaire’ ni à la forme démocratique’, à supposer qu’il ait pu la définir avec précision (p. 103).
Le conflit principiel, autrement dit, n’est pas entre les citoyens et la puissance publique, mais entre les groupes de la cité : celle qui veut dominer, celle qui ne veut pas être dominée (ainsi, à Rome, entre la noblesse et la plèbe). C’est donc le concept de vivere libero qui donne la possibilité à Roux d’articuler le Prince et les Discours, à travers le concept de coup d’État civique, c’est-à-dire des voies et des moyens par lesquels les gouvernants d’une cité extirpent la corruption et le ressentiment. C’est ici qu’intervient le modèle de César Borgia qui, comme on sait, entend combattre la corruption par elle-même en confiant la sale besogne à un homme de main, avant d’exécuter publiquement l’exécuteur des basses œuvres, Rémi d’Orque, afin de laisser le peuple « satisfait et stupide ». Est-il bien sûr que cette manipulation « délivre le peuple de la peur et de la haine » et « fonde l’ordre politique » (p. 121-122) ? Faut-il chercher là le modèle républicain qui délivrera les humeurs sociales du ressentiment ? La question reste ouverte. Quoi qu’il en soit, César Borgia constitue un modèle en un sens plus profond, dans la mesure où le contrôle de la papauté par Borgia aurait représenté le retour de la religion chrétienne en deçà de son état temporel, à l’origine de la faiblesse de l’Italie, car les papes ont voulu des États sans avoir à les gouverner, en faisant appel à des forces étrangères pour les maintenir en mutilant la vigueur italienne : « L’histoire de César Borgia s’est terminée au moment critique où il aurait pu dépolitiser la fonction pontificale pour repolitiser la vie civique » (p. 144). L’exemple de César Borgia recouvre un principe politique fondamental : « la dépolitisation de la fonction pontificale peut permettre à la religion de (re)devenir favorable à la vie libre ». En ce sens la ‘polémique’ machiavélienne est d’abord une analyse critique des effets politiques et moraux du mode de politisation de la papauté, car c’est ce mode de politisation qui conduit à la perversion politique (l’infection et l’atrophie des cités), à la perversion morale (l’utilisation de la religion à des fins de domination), à la servitude (la domination étrangère), et à la chute de la papauté elle-même » (p. 148). La polémique anti-chrétienne sert à poser un terme au pouvoir temporaire des papes afin de restituer à la religion sa fonction civile : « la dépolitisation de la religion chrétienne doit aller jusqu’au retour à la force réglante de la religion. Il ne suffit pas de subordonner l’Église à la communauté politique, il faut que l’Église enseigne de quoi disposer les citoyens et les sujets à la paix et à la concorde » (p. 156).
Repenser la filiation machiavélienne
Une fois la pensée de Machiavel replacée dans son contexte précis et sa logique conceptuelle, il est possible de reprendre à nouveaux frais la question tant débattue de la tradition machiavélienne. Machiavel n’inaugure pas de toute pièce un nouveau courant ; il n’est ni sans précédents, ni sans descendants. Il constitue plutôt une étape intermédiaire d’un parcours qui commence avec Marsile de Padoue et Dante, et qui culmine avec Spinoza :
La force de Spinoza est d’utiliser les Écritures pour condamner la politisation pontificale là où Dante ou Marsile de Padoue avaient seulement relevé que rien dans les Écritures ne pouvait justifier les prétentions temporelles des papes. Pour Marsile, la forme politique doit remettre la papauté à sa place. Pour Machiavel, la forme politique doit remettre la religion à sa place en établissant le lien nécessaire entre le retour de la religion vers son principe et la dépolitisation de la fonction pontificale. Mais Machiavel ne va pas au bout de sa démonstration, qui est achevée par Spinoza au nom des droits de la vie libre. À la suite de Marsile et de Machiavel, il montre que le dispositif de la démocratie est inséparablement théologique et politique au sens où la critique radicale de la religion chrétienne ne se fait pas au nom d’une société qui se porte d’autant mieux qu’elle est constituée d’athées (comme le soutiendra Bayle) mais dans laquelle la ‘vraie religion’, en l’espèce celle du Christ, est réordonnée au nom de la vie libre (p. 163).
Cependant cette tradition en annonce une autre, la tradition que Roux appelle de la « démocratie comme régime de la vie libre », construction qui par contrecoup enrichit le sens de la vie libre machiavélienne. Elle s’exprime « dans les formes d’une démocratie de la contestation directe (Locke) ou d’une monarchie organisée et structurée comme une démocratie (Spinoza), dans les deux cas en affirmant la préséance du plus grand nombre, de la multitude, qui ne recherche d’autre fin que la non-domination et l’union des cœurs. Les essais de Locke et Spinoza approfondissent les formes de la vie libre posées par Machiavel » (p. 183).
Machiavel, Locke, Spinoza, Tocqueville. La tradition construite par E. Roux s’arrête sur le seuil de la naissance de la pensée marxiste, avec une question : Machiavel est-il un penseur de la révolution ? La réponse de Roux indique où se perpétue la tradition de la vie libre au sein du socialisme : « [...] si, par ‘révolution’, on entend la transformation de l’ordre existant en une communauté démocratique qui institue la vie libre par des formes permanentes de contestation, par des ordini e modi qui conjurent toute domination au moyen de l’affirmation du primat de l’auto-organisation, alors Machiavel est peut-être ‘le père spirituel de la révolution’. Mais, si, par ‘révolution’, on comprend de nouvelles élites faisant main basse sur l’appareil d’État pour guider les masses vers l’indistinction et la servitude au moyen d’une violence institutionnalisée alors Machiavel est tout le contraire » (p. 257).
Une telle conclusion invite à lancer le débat, qui pourrait se conjuguer de deux façons, selon l’histoire ou selon le concept : il y a d’une part l’échec historique de Machiavel, mis en résidence surveillée par le prince dédicataire du Prince. Roux n’en dit rien. D’autre part, la construction d’une nouvelle filiation machiavélienne, incluant la pensée de Locke (comme « radicalisme machiavélien qui enseigne que la vie libre est la rencontre des hommes libres et d’un « chef bon et sage » qu’ils choisissent pour la préservation de leur liberté et qu’ils soumettent à une démocratie de la contestation directe », p. 198) ou celle de Tocqueville (autour du thème de la résistance au despotisme moderne) laisse un peu perplexe. La démonstration convainc lorsqu’il s’agit de désaffilier Machiavel des traditions établies, mais elle conduit du même coup à considérer avec la même prudence toute nouvelle tentative, et à se demander si la seule notion de « non-domination » suffit à définir une tradition de pensée qui puisse faire pendant aux courants dominants du libéralisme. Spinoza, par exemple, tout en faisant l’éloge du Florentin, affiche une position diamétralement opposée sur les institutions romaines, sans parler de sa défiance à l’égard des hommes providentiels. La lecture mi-rousseauiste, mi-spinoziste d’E. Roux n’échappe donc pas totalement à la critique qu’elle adresse aux autres interprètes. Mais peut-on faire autrement avec ce diable de Florentin ? Et du reste, les philosophes ont-ils vraiment besoin de filiation pour se définir ? N’est-ce pas le propre d’un grand penseur que d’en avoir plusieurs, selon les accents choisis par l’interprète ? Il faut saluer cet ouvrage comme un jalon pour une histoire du machiavélisme.