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« Couronnement de Marie de Brabant », Jean Fouquet

Recension Histoire

Insoumises au XIIIe siècle

À propos de : Sean Linscott Field, Sainteté de cour. Les Capétiens et leurs saintes femmes, Éditions EHESS


par Emmanuel Bain , le 13 mars


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On sait à quel point les Capétiens ont réussi, tout au long du XIIIe siècle, à acquérir une réputation de sainteté et à l’utiliser pour sacraliser la fonction royale. Mais cette historiographie croise rarement celle de la spiritualité féminine, qui connait alors une parenthèse de liberté.

Depuis sa thèse de 2002 sur Isabelle de France (1225-1270), sœur de Louis IX (1214-1270) et fondatrice du monastère des sœurs franciscaines de Longchamp, Sean L. Field n’a cessé d’étudier les “saintes femmes” du XIIIe siècle. Le livre Sainteté de cour dont les éditions de l’EHESS nous offrent l’élégante traduction (confiée à un autre éminent spécialiste de la vie religieuse féminine au Moyen Âge, Jacques Dalarun) est donc l’aboutissement de nombreuses études érudites [1]. De celles-ci, il a conservé les résultats sans nécessairement en reprendre les détails, si bien que son ouvrage a la clarté et la netteté de celui qui, fort d’une grande érudition et d’une parfaite maîtrise de son sujet, n’a plus besoin d’en faire étalage et peut désormais aller aux résultats et proposer une lecture qui donne du sens à son sujet.

Saintes femmes : six dossiers en forme d’histoires vraies

En l’occurrence, Sean Field a souhaité croiser deux historiographies qui dialoguent peu entre elles, celle de l’histoire politique des rois de France capétiens du XIIIe siècle et celle des mulieres sanctae de tous types, de plus en plus visibles en ce même siècle. Il soutient ainsi l’idée que les saintes femmes, à commencer par Isabelle de France, ont eu un rôle majeur et méconnu dans la construction de la réputation de sainteté de la lignée capétienne avant que ce même pouvoir n’en vienne, à partir du règne de Philippe III (1270-1285) et surtout de Philippe IV le Bel (1285-1314), à s’en méfier puis à les combattre. S. Field conduit ainsi avec une grande clarté son lecteur à travers l’histoire politique du XIIIe siècle capétien en montrant la place de ces femmes et surtout les réactions (parfois contrastées) des hommes de pouvoir à chaque étape marquante de son histoire.

Le lecteur pourra ainsi suivre pas à pas le récit que propose l’auteur au fil de l’ouvrage. Mais d’autres lectures sont aussi possibles. L’argumentation s’appuie pour l’essentiel sur six figures féminines (Isabelle de France, Douceline de Digne, Élisabeth de Spalbeek, Paupertas de Metz, Margueronne de Bellevilette et Marguerite Porete) : bien que la même figure apparaisse dans différents chapitres au gré des réécritures médiévales de sa vie, l’auteur donne suffisamment d’éléments pour que l’on puisse s’intéresser isolément à chacune d’elles.

On peut aussi être sensible à la réflexion historiographique qui parcourt l’ouvrage. Celui-ci repose en effet sur une série de dossiers dans lesquels l’auteur suit en détail un document précis (y compris des documents d’archives là où les historiens s’arrêtent souvent aux sources narratives) dont il propose une analyse critique, qui est l’occasion de s’interroger sur les possibilités de l’histoire et notamment sur le travail des chroniqueurs et des hagiographes médiévaux. D’une façon qui semblerait presque naïve si elle n’était si visiblement réfléchie – et à l’évidence ancrée dans les réflexions politiques actuelles autour des fake news – S. Field affirme la « vérité » du propos historique : « C’est – je l’espère, en dépit des inévitables imperfections – une histoire vraie, au sens où elle repose sur les preuves les plus irréfutables que l’on puisse produire » (p. 27). L’établissement de ces « preuves » (mot qui n’est pas sans évoquer le vocabulaire de l’histoire méthodique) conduit à la critique constructive du travail des chroniqueurs et des hagiographes dont S. Field se demande régulièrement s’ils ont « inventé » leur propos [2].

La vérité en question

Le fait qu’il soit parfois possible de croiser plusieurs types de sources – ainsi la survivance d’une archive de la cour qui atteste que Charles d’Anjou a nommé un officier à Marseille à la demande de sa « commère » Douceline de Digne – permet d’examiner de plus près le travail de ces écrivains médiévaux et de conclure que, s’ils manipulent les faits au service d’un objectif précis (passer sous silence les tensions entre Isabelle de France et les autorités ecclésiastiques, pour Agnès d’Harcourt ; montrer que Douceline a été clairvoyante, pour Felipa de Porcelet ; effacer les accusations qui pourraient noircir les Capétiens, pour les chroniqueurs de Saint-Denis), s’ils brodent autour d’histoires croustillantes, s’ils se laissent influencer par toutes sortes de préjugés et de stéréotypes, ils ne montrent « aucune propension particulière à inventer des histoires de toutes pièces » (p. 193). Dès lors, tâche à l’historien actuel de « faire le tri entre les faits et les bouffées d’affabulation » (p. 193) et d’élucider les stratégies d’écriture afin d’établir ces « preuves » que sont les différents chapitres du livre autour des différentes affaires.

S. Field semble ainsi s’inscrire dans la continuité d’un Carlo Ginzburg. Il ne cite pourtant pas le penseur italien mais un de ses opposants, tenant du linguistic turn, Hayden White [3]. Car s’il espère que son histoire est « vraie », S. Field précise son propos : « Mais ce n’est certainement qu’une des nombreuses histoires vraies qui pourraient être écrites à partir de ce corpus. (…) Un autre historien aurait conté une autre histoire, proposé une intrigue différente et opéré ses propres choix sur les faits à retenir et la manière de les relier » (p. 27-28). Et puisqu’il invite, dans cette perspective, à « poursuivre le dialogue » (p. 28), disons pour terminer qu’un des intérêts de cet ouvrage est de rendre très accessible un matériau – des “preuves” ? – qui permet ce dialogue. La mise en intrigue qu’il propose ne semble pas indiscutable : elle ne repose finalement que sur une poignée d’exemples et l’on pourrait aisément rétorquer que finalement le moment où les Capétiens ont utilisé la sainteté féminie a été bien court et que, dès 1270, les souverains capétiens ont fait bien plus d’efforts – et ont d’ailleurs obtenu de bien plus grands résultats – pour promouvoir la sainteté de Louis IX puis celle de Louis d’Anjou (ou de Toulouse), obtenues en 1297 et 1317, qu’ils n’en ont manifesté pour soutenir les canonisations d’Isabelle de France (béatifiée en 1521) ou de Douceline de Digne.

De la sainteté à la marginalisation

En revanche, pourquoi ne pas proposer un autre sens au récit, celui d’un empowerment féminin (que les contemporaines n’auraient certes pas appelé ou vécu comme tel), un temps toléré voire instrumentalisé, mais qui finit par inquiéter les autorités ecclésiastiques puis politiques au point de conduire aux mesures coercitives que l’on connaît ? En effet, Isabelle de France apparaît comme une maîtresse femme qui refuse les mariages prestigieux qu’on lui propose, dialogue d’égal à égal avec les maîtres en théologie, use de toutes ses relations pour arracher au pape le nom – pour les sœurs de Longchamp – de « sœurs mineures » et refuse finalement d’entrer dans le monastère qu’elle a fondé, conservant ainsi un statut de laïque qui lui garantit « une plus grande indépendance » (p. 73). Douceline n’avait pas le même capital social mais sa réputation de sainteté ainsi que ses extases mystiques – durement éprouvées – lui ont permis d’intégrer la famille spirituelle de Charles d’Anjou en devenant sa commère (en l’occurrence la marraine d’une de ses filles) et, de là, d’acquérir une capacité d’agir politiquement, en influençant le roi et en obtenant des nominations dans le comté de Provence.

Les visions d’Élisabeth de Spalbeek (une sainte femme du diocèse de Lièges rendue célèbre dès les années 1260 pour ses prophéties et parce qu’elle portait des stigmates, authentifiées par un abbé cistercien) ont manifestement été instrumentalisées par des hommes comme moyen d’action politique, ce qui supposait de reconnaître l’autorité d’une telle personne. Paupertas de Metz, encore moins connue, a manifestement pu – un temps – utiliser sa réputation de sainteté pour jouer un rôle de médiatrice entre l’armée de Philippe le Bel et celle des Flamands. Enfin, Marguerite Porete est décrite comme une femme qui s’est emparée d’un magistère intellectuel, une béguine clergesse (p. 285), une « insoumise » (p. 258).

Et l’on pourrait défendre que c’est précisément cette élévation de statut féminin – par la réputation de sainteté ou par le savoir – et cette quête d’une indépendance (« Son “hérésie”, dit S. Field de Marguerite Porete, consistait dans le refus d’obéir à l’autorité ecclésiastique », p. 256) qui provoquent d’abord des réticences puis des condamnations, lesquelles conduisent tantôt au bûcher puis à la condamnation ecclésiastiques des béguines au concile de Vienne en 1311. Il est à ce titre significatif que deux de ces femmes aient été qualifiées de pseudo mulier fausse femme ») : à sortir du cadre de la soumission attendue, elles changent pour ainsi dire de genre, fluidité envisageable dans certains cas monastiques, mais scandaleuse quand la femme reste dans le monde laïc. Voilà une des pistes sur lesquelles cet ouvrage apporte un support scientifique et érudit solide.

Sean Linscott Field, Sainteté de cour. Les Capétiens et leurs saintes femmes, trad. fr. Jacques Delarun, Paris, Éditions EHESS, 2022, 339 p., 25 €.

par Emmanuel Bain, le 13 mars

Pour citer cet article :

Emmanuel Bain, « Insoumises au XIIIe siècle », La Vie des idées , 13 mars 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Field-Saintete-de-cour

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Notes

[1Traduction de Sean L. Field, Courting Sanctity : holy women and the Capetians, Cornell University Press, 2019.

[2À propos de Felipa de Porcelet : « On pourrait pousser plus loin la critique et se demander si l’hagiographe n’a pas simplement inventé une grande partie de son histoire (…) » (p. 95). À propos d’une des continuations de la chronique latine de Guillaume de Nangis : « Pour poursuivre sur cette lancée, qu’en serait-il si l’on estimait que la “béguine de Nivelles” n’est qu’une invention du chroniqueur ? » (p. 192).

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