La catastrophe, en tant que notion, semble avoir déserté le paysage de la modernité et n’a guère de crédit auprès de la communauté scientifique. Catégorisée comme obsolète, elle est évincée par des questionnements probabilistes, lesquels sont supposés rendre compte plus fidèlement de la complexité des sociétés modernes et de l’incertitude qui y règne. Les grandes assurances héritées de la Révolution Industrielle s’étiolent et si le progrès n’est qu’en demi-teinte il reste un horizon dans le contexte de la modernité réflexive (Giddens, 1994). Fondé sur une réflexion croisée entre l’émergence d’un nouveau rapport au monde et l’établissement des vérités scientifiques avec la place que cela confère à l’expertise et aux controverses (Bourdin, 2003), le risque tel qu’il est pensé aujourd’hui réduit l’événement catastrophique à la portion congrue. Dans ce contexte, la catastrophe conserve son statut de notion « fourre-tout », sans réel intérêt scientifique puisque non discriminante. Pire, elle est associée à une image aveuglante qui détourne le chercheur de son objet par sa capacité à éblouir (Coanus, Duchêne, Martinais, 2004). Ainsi, tout au plus, elle peut être considérée comme un terrain d’étude. Le risque, nouveau paradigme de la pensée rationnelle, s’est donc positionné comme une alternative offrant la possibilité de sortir d’une vision du monde dépassée et fataliste. Tel est, à peu de chose près, le constat qui s’impose aujourd’hui au regard des productions scientifiques de ces dernières années [1]. Le risque a effacé la catastrophe, voire l’a phagocyté.
Abstraction faite de ces considérations épistémologiques, il est manifeste que la catastrophe refait çà et là surface et s’impose indiscutablement comme un nouvel objet à investir (Clavandier, 2008). Sans nécessairement renvoyer à une élaboration de type conceptuelle, il paraît évident qu’une série d’événements récents fait écho à cette dimension catastrophique. Associée aux « caprices » de la nature (Tsunami, 2004, Katrina, 2005, Séisme en Haïti, 2010), aux ratés de la technologie (Bhopal, 1984, Tchernobyl, 1986, crash du Concorde, 2000) ou encore aux pires atrocités humaines que constituent les massacres et les actes terroristes (génocide Rwandais, 1994, attentats du 11 septembre, 2001), la catastrophe a pour particularité d’amalgamer des réalités aux origines disparates et aux conséquences à échelle variable. Malgré tout, elle véhicule un rapport au monde spécifique et a une aura sans réel équivalent, d’où l’emploi possible du singulier Catastrophe. Accessible à tous par son immédiateté, édifiante par son évidence et terrifiante par sa portée, il n’en demeure pas moins qu’elle est floue à définir. On comprendra aisément pourquoi les chercheurs ont tendance à l’évincer ! Pourtant les enjeux sont tels qu’il nous paraît invraisemblable de s’en tenir à la thèse de la catastrophe mystificatrice [2] ou, attitude prudente, de s’en remettre à des modèles plus neutres et directement opératoires ayant la particularité d’être en décalage avec la réalité qu’ils veulent décrire, puisque prônant un refroidissement de l’objet.
Afin de susciter le débat et de contribuer à donner à l’étude des catastrophes une légitimité sur la scène scientifique, ce texte s’élaborera à partir de l’idée que la catastrophe, outre le fait d’être un terrain fort riche, possède également une portée heuristique. Dans l’hypothèse où il est admis de mobiliser le terme catastrophe pour décrire des faits dramatiques et les analyser, nous verrons quelles conséquences cela produit en matière de construction de l’objet d’étude. Plus précisément, compte tenu du contexte, il sera nécessaire de mettre en discussion la collusion implicite entre risque et catastrophe et de voir s’il est pertinent de substituer une notion à l’autre. Loin d’être un combat d’arrière garde, ce débat est absolument nécessaire vu les enjeux épistémologiques, méthodologiques et politiques qu’il soulève.
Les données du « problème »
Événement factuel, élaboration d’images fantastiques ou danger potentiel, la catastrophe est difficilement saisissable tant ses ramifications sont éparses et étendues. La simple contamination de la fiction et du réel fait que le doute s’installe à son propos. Pourtant, dans la langue française, aucun terme ne peut aussi bien saisir un événement désastreux. Qui plus est la catastrophe offre une grille de lecture accessible à tous. Elle dépasse très largement les modèles scientifiques établis. Elle existe pour elle-même, d’où son caractère immanent. Immédiatement accessible, elle renvoie à une réalité sensible. Ainsi, plus que le risque et son bassin sémantique (vigilance, vulnérabilité, prévention, précaution, etc.), la catastrophe a une résonance chez chacun d’entre-nous. Néanmoins, cette proximité peut-elle être, à elle seule, une caution scientifique et doit-elle renforcer l’usage du terme au sein de la communauté des chercheurs ? Si a priori sociologues et anthropologues n’ont aucun complexe à mobiliser un vocabulaire endogène (propre à une situation et à un public), il demeure légitime de se questionner sur l’opportunité de mobiliser ce terme qui peut sembler galvaudé. Face à cet écueil majeur, doit-on faire le deuil de l’étude des catastrophes ou tout au plus les considérer comme un « risque réalisé » ? C’est tout le contraire que nous proposons.
La catastrophe fait le pont entre le percept (le vécu, l’émotion, le factuel) et le concept (le pensé, l’idée, le potentiel). Cette capacité à saisir et à décrire dans un premier temps, puis à traduire dans un second, possède indiscutablement des qualités. Utiliser le terme « catastrophe » contribue, à partir de l’expérience, à se référer à un ensemble signifiant qui n’est pas simplement du ressort de la pensée rationnelle et scientifique. Par définition la catastrophe est littéralement ce qui « retourne », pris dans ces trois acceptions : ce qui bouleverse, ce qui revient, ce qui met sans dessus dessous (Godin, 2008, p. 13). Elle porte en elle une rupture et induit irrémédiablement une extériorité, d’où cette référence constante au désordre, au trouble et par conséquent au régime des émotions. Elle est création et véhicule à elle seule un univers à part entière qui vient télescoper le quotidien, le banal et le normal. Sorte de revers de la médaille ou envers du décor, elle nécessite d’explorer une part inédite du monde et plus particulièrement des rapports humains. Par son ampleur, elle affecte les esprits et se dénoue dans une catharsis finale qui vient clore la tragédie. La métaphore théâtrale n’est jamais loin et la place qu’occupent les médias dans la définition de l’événement catastrophique n’est pas un hasard. Le caractère inéluctable et incontrôlé de la situation est compensé par la capacité des hommes à réagir et à se mobiliser.
Par voie de conséquence, réduire la catastrophe à un risque réalisé (à savoir un risque a posteriori fruit de la réalisation d’un risque en une occurrence factuelle), n’a guère de sens d’un point de vue étymologique et ce à double titre. La catastrophe serait alors bornée à un défaut de prévision ou à un modèle préventif défaillant, ce qui supposerait qu’elle était prévisible [3]. En outre, la catastrophe serait restreinte à sa dimension accidentelle et factuelle. Or, sa principale caractéristique est de provoquer une rupture des schémas établis et des modèles perceptifs et cognitifs la plaçant d’emblée dans le registre de l’interprétation. Dès lors, si la dimension empirique de la catastrophe n’est pas anecdotique, elle n’est néanmoins pas suffisante.
Étudier une ou des catastrophes revient à accepter de se confronter à un rapport au temps tout à fait spécifique, lequel adhère mal au modèle d’un temps linéaire propre à la pensée rationnelle. La concentration sur l’instant présent crée un éloignement du passé (l’avant), sans nécessairement préfigurer le futur en insufflant des changements (l’après) : « on dirait que le temps a suspendu son cours pour mieux se concentrer sur l’incroyable événement qui est en train de se produire » (Keller, 1994, p. 22). La catastrophe, comme sa mémoire, reste rivée à l’événement et pose à ce titre un « problème » [4]. Pourtant, malgré le caractère exceptionnel de la situation qui pourrait laisser entendre que la catastrophe est l’envers du banal, le temps convoqué ici s’approche d’un temps phénoménologique, tout en convoquant un temps cyclique, voire mythique. En raison de son aspect inaugural, la catastrophe permet d’interroger les fondements d’une société. Ce n’est donc pas en terme de progrès ou de régression que se pense la catastrophe, mais en terme de rupture, de surgissement et de vécu sensible, d’où notre rapport si ambigu à ces événements à la fois honnis et « désirés » (Jeudy, 1990). S’appliquer à les définir permet également de comprendre les rapprochements qui sont fait entre catastrophe vécue et catastrophe imaginée, leurs scénarii conformes et enchevêtrés rendent leur distinction artificielle [5]. Le risque, de son côté, est davantage « un événement-non-encore-survenu » (Beck, 2001), lequel motive invariablement l’action. Tout entier porté vers l’avenir, il repose sur une logique progressiste visant à anticiper et prévenir les crises de demain. Si la perception du temps n’est plus celle d’un passé qui fonderait le présent, mais d’un futur qui probablement adviendra, la logique d’un temps linéaire prédomine. Dans ce modèle la société est confrontée à elle-même et n’est plus régie par des lois et des causes qui lui seraient extérieures. Ici, si catastrophe il y a, elle est nécessairement interne au système, un système fait d’acteurs, de rapports, de pouvoirs de négociation, ce qui revient à poser la question de l’expertise et de la décision. Désormais le savoir se partage et l’expertise n’est plus seulement dans les mains des « savants ». À ce titre, la « fabrique des risques » (Gilbert, 2003) est une entreprise concertée qui consiste à prévenir le pire, donc à offrir des alternatives à l’incertitude ambiante. Ainsi, appréhender un événement catastrophique sous la loupe du risque revient à identifier des leviers, notamment grâce aux « retours d’expérience », ce dans le but d’éviter tout nouveau revers.
On le voit, réduire la catastrophe à un risque réalisé justifie d’une part de l’enfermer dans un modèle (la catastrophe n’étant plus qu’une micro-dimension du terrain) et l’assèche d’autre part en lui faisant perdre toute sa teneur pour n’être plus qu’une conséquence ou un échec (erreur humaine, défaillance d’un système technique, défaut de coordination, situation de crise etc.). La marque initiale des catastrophes qui est de créer un autre régime des possibles (ou autrement dit un autre regard sur le monde en le questionnant) est alors réduite à néant. Pensons notamment aux événements du 11 septembre qui ont requalifié les rapports diplomatiques et plus largement ont conduit à repenser les relations internationales à l’aune des fondamentalismes religieux. Cette dimension créatrice, tout aussi mortifère que vivifiante, est restreinte à son plus simple appareil en devenant un simple accident. Ainsi, si le paradigme du risque conceptualise, ordonne, prévoit, anticipe, « probabilise » et plus avant inventorie les vulnérabilités internes, identifie les limites de l’acceptable, détermine ce qui est négociable (comment et avec qui), participe à informer et à orienter les générations futures, insuffle des décisions et participe à la vie publique, accompagne les victimes et les indemnise, la catastrophe elle, est tout autre chose. Elle est assimilable à une rupture et s’inscrit dans une temporalité de l’instant présent tout en se référant à un temps mythologique. Sa mémoire est une mémoire « vive » sans réelle finalité. Elle flirte en permanence avec le virtuel, tout en n’ayant pas de limites indéfectibles. Elle induit des formes de communication qui ne s’appuient pas seulement sur des réseaux formels, d’où un ensemble de « bruits », de rumeurs. Elle génère de l’impur et s’emploie à œuvrer dans un registre extrême des émotions. La mort, les cadavres, la souillure des corps et des espaces de vie façonnent un environnement particulièrement sinistre et funeste immédiatement neutralisé par une mobilisation vivifiante qui engendre un être ensemble bien souvent sans précédent. Bref, la catastrophe fait sens et n’est pas à un paradoxe près. C’est bien ce sens qu’il importe de saisir car celui-ci discute les cadres normatifs et moraux. Par ses excès et sa démesure, la catastrophe (ce qu’elle est et ce que l’on en fait) ne cadre pas avec la logique du risque.
Biais méthodologiques
Au-delà de ces aspects épistémologiques qui pourraient paraître spéculatifs, il est bien question de la manière d’aborder le terrain. Considérer la catastrophe comme un risque qui se serait réalisé suppose une posture méthodologique en conformité avec un axe paradigmatique particulier. Or, penser de front risque et catastrophe, voire envisager la seconde comme une simple dimension du risque entraîne de sérieux biais.
Pris dans sa globalité le risque est éclaté en une myriade d’applications. Néanmoins, en sociologie, il s’inscrit dans un modèle identifié, celui de la modernité réflexive. Au cœur d’un dispositif, il mobilise des acteurs, s’insère au sein de politiques publiques et appelle des actions préventives. Loin des constructions imaginaires et des figures mythiques, de la fatalité et du hasard, des peurs et des vieux démons, le risque par sa capacité à se situer sur la maîtrise d’un aléa en fonction de la vulnérabilité des acteurs en présence tend à trouver des réponses, même parcellaires, à l’incertitude. La catastrophe devient un lieu d’expérimentation. Dans ce schéma les chercheurs vont avant tout se concentrer sur des éléments objectifs, lesquels peuvent faire progresser la définition, puis la prise en charge d’un problème public. L’apparition des forums-hybrides (Callon, Lascoumes, Barthes, 2001), les dispositifs de sortie de crise (Borraz, Gilbert, Joly, 2005), la généralisation des retours d’expérience (Lagadec, 2001) font que, pour le dire vite, des acteurs, des enjeux et des réponses sont identifiés et donnent lieu à une analyse certes très précise mais orientée.
Étudier une catastrophe telle que nous l’avons définie implique de quitter cette posture experte et de procéder en partie par analogie. Il convient alors de poser la catastrophe comme point de départ et d’ancrage, tout en considérant qu’elle n’est pas réductible à un événement localisé et daté, encore moins le fait d’une conjonction de phénomènes empiriques qui seraient totalement déconnectés d’une interprétation. Construit social élaboré par différents publics selon des temporalités qui se superposent, la catastrophe détient une part fictionnelle signifiante (Revet, 2007). À ce propos, il s’agit d’analyser ce que recouvre le sentiment d’extériorité qui revient à tester le vivre ensemble et les normes en vigueur. L’extériorité en question est anthropologique, elle équivaut à se doter de frontières et à réinterpréter le monde à l’aune de la rupture d’intelligibilité, donc de la transgression qu’a provoqué la catastrophe. L’image du palimpseste est celle qui convient le mieux pour décrire le processus de feuilletage à l’œuvre dans la catastrophe. Quoique unique, toute catastrophe possède cette caractéristique et implique d’un point de vue méthodologique de recourir à une identification des multiples dimensions de cet objet.
Dans un premier temps, il est nécessaire d’identifier les processus de désignation de l’événement : lui donner un nom, l’insérer dans un série de faits analogues, le dépeindre grâce à des images fondatrices. Repérable pour chaque catastrophe, ce processus consiste à faire émerger du régulier et du connu dans un environnement marqué par une rupture des formes d’intelligibilité. Dans le même registre, il est requis de saisir les régimes de temporalité à l’œuvre et de recenser dans quel cadre spatial se dénoue le drame. Très fréquemment plusieurs espaces sont en jeu avec la nécessité de veiller à une analyse du local, tout en discernant ce que fait l’événement au global. À l’échelle du temps, cela suppose de se concentrer sur des éléments d’analyse diachroniques (lesquels procèdent d’un découpage temporel visant à décrire le temps de l’urgence, le temps de la reprise en main et de l’enquête, le temps de la justice et pour finir l’émergence d’un temps commémoratif venant clore la tragédie pour la rendre à l’histoire), tout en ayant conscience que la catastrophe induit une perspective synchronique. Cette seconde perspective fait éclater tout rapport au temps linéaire pour considérer l’événement dans sa présence, qu’elle qu’en soit la distance temporelle. Outre, l’ensemble de ces dimensions relatives à un processus de repérage (identification, localisation, délimitation), d’autres circonstances et objets sont soumis au même feuilletage.
L’opération qui consiste à rechercher l’origine d’une catastrophe, puis à établir des responsabilités est également exposée à la même dynamique. Aux différentes commissions d’enquêtes policières, administratives, techniques, doivent s’adjoindre toutes les tentatives d’explications parallèles. L’enquête, au sens large, est conduite par des publics plus vastes que ceux assermentés. À titre d’illustration, l’étude des rumeurs de catastrophe donne des clefs de lecture tout à fait intéressantes. Par exemple, l’incendie du « 5/7 » à Saint-Laurent-du-Pont en 1970, comme l’explosion de l’usine AZF à Toulouse en 2001 ont donné lieu à des explications parallèles faisant intervenir la possibilité d’un attentat (Clavandier, 2007).
De même, la prise en charge des victimes et des familles endeuillées n’est pas réductible à « l’expérience victimaire ». Outre la vulnérabilité de certains publics et la nécessaire réparation, d’autres motifs sont à étudier. Le traitement des corps meurtris comme la gestion des cadavres ne sont pas des données résiduelles et ont beaucoup à nous livrer (Clavandier, 2004). De même, la figure quasi-mythique des rescapés [6] et des sauveteurs (Caille, 2005) contribue à édifier la catastrophe lui donnant la forme d’une « tragédie ».
La brutalité des faits (paysages dévastés, morts massives, souillure des espaces de vie…) et la surprise occasionnée par la rapidité du sinistre ont pour effet d’engendrer des émotions sans commune mesure. Accéder à ces différents bouleversements n’est pas une mince affaire tant nos disciplines manquent d’outils pour les recueillir et les analyser. L’analyse des données montre qu’une grammaire des émotions se met en place. Elle permet de composer entre les émotions « primitives », peu médiées, des premières heures et les affects travaillés caractéristiques d’une reprise en main faisant de la catastrophe un espace d’expressions de la mobilisation collective, du don et de la solidarité, tout en étant le théâtre de conflits et de revendications diverses (Clavandier, 2011).
Faisant voler en éclat les régimes d’intelligibilité « habituels », toute la difficulté réside dans la capacité du chercheur à saisir toutes ces dimensions [7], auxquelles s’ajoutent celles relatives à la catastrophe étudiée, laquelle est par définition unique. Fait de pliures et d’emboîtements, le terrain n’est pas sans embûches. Afin de pallier cette difficulté, il est essentiel de recueillir les récits qui modèlent la catastrophe et la font advenir comme une réalité à part entière. L’ensemble des chercheurs qui ont enquêté sur le terrain des catastrophes s’accordent à dire que les récits de catastrophes constituent une ressource inépuisable (Langumier, 2008, Revet, 2007, Favier et Granet-Abisset, 2005). Provenant de témoignages directs ou de seconde main, de reportages et d’articles médiatiques, d’allocution des pouvoirs publics, de compte-rendu d’experts, d’hommages, de souvenirs, l’ensemble de ces récits viennent dire ce qu’est et ce qu’a été le drame. Ayant pour finalité de traduire les faits en une parole collective, ces récits se construisent sur la base d’un discours inaugural qui varie peu dans le temps et scelle l’événement pour mieux le contrôler. Néanmoins la diversité de leur source, ainsi que la distance temporelle avec les faits font qu’ils restent variés et doivent être étudiés dans leur diversité. Sans ces différents registres de discours, la catastrophe n’est rien. Elle est donc un objet en partage qui ne prend sens que par la juxtaposition de ces récits, venant traduire les maux en mots. Effet d’amplification ou de révélateur, ces mots viennent replacer la catastrophe dans un contexte ou un environnement. L’incendie du « 5/7 » en 1970 a eu un écho décuplé car il a mis en exergue deux mouvements en germe dans la société française : le fossé des générations magnifié par la problématique des zones « rurales » et « urbaines », la modernisation de l’administration publique avec la question de la responsabilité des élus locaux.
L’analyse des catastrophes implique non plus de partir des acteurs et des politiques publiques, mais bien de se référer à l’événement pris dans son acception la plus large (Bensa, Fassin, 2002). Par expérience il faut savoir s’ouvrir au terrain et le laisser « parler ». Dans cette perspective il est absolument nécessaire de ne pas s’inscrire séance tenante dans une visée réparatrice ou anticipative en confondant le rôle du chercheur avec celui de l’expert et du décideur. Pour cela il est fondamental de garder en tête l’image de la catastrophe palimpseste qui rend à la fois compte des aspects synchroniques et diachroniques ainsi que de la diversité des dimensions en question. Déroutante à souhait, cette démarche est la seule effective, elle suppose souplesse et ajustements permanents.
Enjeux
Amalgamer catastrophe(s) et risque, comme c’est le cas de la plupart des travaux actuels sur le terrain des catastrophes [8], n’est pas simplement une question épistémologique, il s’agit d’un enjeu plus large relatif aux politiques et au financement de la recherche. Le risque a pris une telle importance qu’il occupe désormais à lui seul la scène publique. Le fait qu’il soit élaboré à partir d’un paradigme maîtrisant à merveille les arcanes des politiques publiques fait que son succès est assuré pour de longues années encore. S’il ne fait aucun doute que cette notion est riche lorsqu’il s’agit d’étudier le rapport qu’entretiennent nos sociétés face à la modernité et que la sociologie des sciences a tout à gagner à s’y confronter, reste que le risque n’est guère adapté pour étudier les catastrophes. Sans mettre en doute la légitimité de cette notion, la place hégémonique qu’elle occupe a de quoi faire réfléchir, sans parler du caractère hétéroclite de ses applications (risques technologiques majeurs, risques naturels, prévention des risques en santé publique, prises de risque à l’adolescence, etc.). L’un des nerfs de la guerre réside dans le financement de la recherche. Si des travaux émergent ponctuellement sur le terrain des catastrophes, il demeure que bien souvent ces enquêtes inaugurales (nombres sont issues de thèses) évoluent vers un questionnement en terme de risque. Lorsqu’il s’agit d’élaborer des programmes de recherche, sous quelque forme que ce soit, l’opportunité d’obtenir un financement est décuplée quand ils s’inscrivent dans le modèle du risque.
Plus avant, intégrer l’étude des catastrophes au paradigme du risque offre toutes les garanties. Elle rassure les financeurs, offre des pistes de travail aux experts, donne l’assurance que des dispositifs pourront être mis en œuvre sur le terrain. Cette démarche a également l’avantage de segmenter les rôles. Pour le dire vite, le journaliste ferraille avec le chaud et joue sur le versant des émotions, le chercheur et/ou l’expert doit s’assurer de son côté de pouvoir analyser à froid. Certes caricaturale, cette vision n’est pas loin d’organiser les politiques actuelles de la recherche. Or, tout l’intérêt de l’étude des catastrophes réside dans l’opération de traduction qui consiste à faire advenir la catastrophe comme réalité à part entière. C’est de cette dynamique que naissent les enquêtes les plus riches et les plus novatrices. Sans prôner une créativité à tout crin, la démarche de la recherche peut-elle exister sans être mue par cette capacité à inventer, à renouveler, à imaginer ? La catastrophe offre un terrain extraordinaire en la matière, il nous semble donc fondamental de le laisser vivre. Persiste la question essentielle de ne pas sombrer dans une posture excessive magnifiant l’objet comme on le ferait d’une œuvre inaltérable. Cet écueil majeur doit être un défi, plus qu’une contrainte. Il doit également nous faire réfléchir, en tant que chercheur, à la posture que nous convoquons sur le terrain. Le simple fait de s’inscrire invariablement dans un modèle marqué par le risque a quelque chose de réducteur. Imposer ce modèle alors même qu’il n’est pas universellement partagé et en faire le parangon des sociétés modernes confisque d’emblée tout autre point de vue. Dans ce schéma, quoiqu’on en dise, le terrain n’est pas premier, il est soumis à une série d’indicateurs et c’est sous ce prisme que l’analyse est rendue possible. Lors du Tsunami de décembre 2004, qui n’a été surpris de voir à quel point les grilles de lecture occidentales (notamment celle du risque) se sont imposées sur la scène publique. À certains égards, ce regard sur les événements avait de surcroît des relents d’impérialisme, oubliant que le risque est une « rhétorique » (Revet, 2010) au même titre que le sont ou l’ont été la colère divine et la nature surpuissante, rien de plus.