Une accumulation de marchandises obtenue aux dépens d’une nature en lambeaux, des richesses inouïes côtoyant une pauvreté abjecte, des salariés accablés de travail face à des désœuvrés misérables, voici la vision qu’offre notre planète en ce début du XXIe siècle, conséquence d’une gigantesque machinerie économique qui entraîne hommes, matières et animaux dans une course sans but. La fin de la mégamachine retrace les origines et les développements de ce système insensé et intenable, de ce que Fabian Scheidler appelle la « mégamachine ».
Fresque enlevée retraçant cinq mille ans d’histoire humaine, de la Protohistoire à aujourd’hui, en insistant plus spécifiquement sur les cinq derniers siècles, l’ouvrage donne à réfléchir sur les évolutions qui ont conduit au monde contemporain et les moyens d’échapper, peut-être, à cet engrenage fatal. S’opposant à une histoire centrée sur les puissants, forgée par les lettrés proches du pouvoir, l’auteur indépendant se veut sensible à l’expérience des gens ordinaires, à la somme de souffrances cachées derrière les grandes réalisations des « civilisations ». Prenant le contre-pied d’un récit progressif, il nous conte plutôt une histoire de crimes, de guerres, de meurtres, de misères et d’horreurs.
À l’origine de la mégamachine, Fabian Scheidler situe la domination, la domination de l’Homme sur l’Homme, sur la matière comme sur la nature. Ce pouvoir de contrainte s’appuie sur trois tyrannies : le pouvoir physique qui découle de la violence, le pouvoir socio-économique qui enrôle et dompte, en particulier au moyen de la dette, et le pouvoir idéologique qui légitime l’asservissement. Une structure sociale dans laquelle fonctionne ce pouvoir de contrainte engendre une quatrième tyrannie, la tyrannie de la pensée linéaire, c’est-à-dire l’idée d’une relation entre une cause et un effet unique et prévisible, à la manière d’un ordre donné. Ces quatre tyrannies forment les briques de base de la mégamachine.
De Sumer à la mégamachine
Fabian Scheidler remonte aux premières cités-États de Mésopotamie pour voir ces tyrannies se mettre en place, en même temps que la stratification sociale. Il accorde une importance de premier plan au métal dans le renforcement et l’imbrication des tyrannies. La métallurgie, d’abord celle du bronze, permet de forger des armes, qui nourrissent le pouvoir et la violence. Les armes en retour permettent de se procurer plus facilement du métal, enclenchant ainsi une boucle de rétroaction positive. L’invention de la monnaie frappée en Lydie au VIe siècle avant J.-C. met en exergue les liens entre monnaie métallique, marchandisation et armée. La monnaie sert d’abord à rémunérer les mercenaires, ce qui nécessite la présence d’un marché pour leur approvisionnement. Les armées créent les marchés, qui facilitent en retour la conduite de la guerre, dans une nouvelle boucle auto-renforçante qui fait franchir des paliers au pouvoir de contrainte. Pour le monde antique, le triptyque de l’économie monétaire, de la guerre et de la métallurgie voit son apogée dans l’Empire romain.
Cette expérience du pouvoir radical n’est pas sans conséquences idéologiques. La prédication de Jésus s’inscrit en réponse aux traumatismes du pouvoir romain. En appelant à l’avènement du Royaume des Cieux, elle vise à annuler la domination impériale ; une tentative paradoxale puisqu’elle donne aussi naissance, via saint Paul, à l’idée d’universalisme, un des fondements idéologiques de l’expansion européenne.
Avec l’effondrement de l’Empire romain, les tyrannies soutenues par le complexe monétaire laissent place à une économie de subsistance, puis elle se reforment progressivement et se recombinent pour former le « monstre », le système-monde moderne qu’on peut appeler civilisation occidentale, capitalisme, modernité ou mégamachine. Au cœur de ce système se retrouve le triptyque de la guerre, du métal issu des mines et de la monétarisation. Le pouvoir qui en résulte brise toutes les résistances en Europe et s’élance à la conquête du monde, toujours poussé en avant par sa fringale de profit à cause de son endettement.
Déjà puissant, le système-monde se consolide avec de nouvelles formes de savoir, les sciences, dont le développement est considérablement influencé par le pouvoir économique et militaire. L’idéologie qui les habite est le mécanicisme, qui envisage toute chose et tout être comme une machine au comportement prévisible. Cette manière de rendre lisible la réalité sert formidablement le pouvoir et se retrouve dans diverses institutions de dressage des corps et des esprits, comme l’école ou le salariat. À partir de la fin du XVIIIe siècle, le complexe militaro-métallurgique intègre une nouvelle source d’énergie, le charbon, qui permet une nouvelle vague de colonisation qui intègre au système-monde l’Afrique, l’Inde et de l’Asie du Sud-Est, et finalement la Chine.
Fabian Scheidler rappelle que cette expansion est souvent présentée comme allant de pair avec l’avènement de la démocratie, consubstantiellement liée à l’économie de marché. Pourtant, l’intégration au système-monde marque pour de nombreuses populations la fin de leurs manières de prendre les décisions, collectivement, sans hiérarchie. Et dans le cœur du système-monde, les rares conquêtes démocratiques sont plutôt le fait des résistances au système, alors que ses tendances propres conduisent à la centralisation et à la concentration du pouvoir. À l’ère moderne, la démocratie reste dirigée par les élites économiques grâce à la propagande, et filtrée par les idéologies, comme le nationalisme qui attache les gens ordinaires au succès des élites dirigeantes.
Après la Seconde Guerre mondiale, témoignage excessif des pathologies de la mégamachine, l’équilibre trouvé entre capital et travail et la stabilisation des démocraties masquent sa puissance décuplée. Dans le cœur du système monde, l’avènement de la consommation enrôle les désirs de chacun à son service. Dans sa périphérie, elle s’impose, après les indépendances des pays du Sud, sous le nom de développement. Les destructions atteignent pour cette période des proportions inouïes. À l’ère néo-libérale, l’efficacité destructrice est telle que la mégamachine sape ses propres fondations. Il devient possible d’imaginer et de construire l’après.
Une histoire à parts inégales
La fin de la mégamachine couvre de larges pans de l’histoire occidentale et mondiale, s’appuyant sur de nombreux auteurs – et on aura reconnu plus haut les travaux d’Immanuel Wallerstein, David Graeber, Michel Foucault ou James Scott, parmi d’autres. Procédant par rapprochements saisissants entre des phénomènes a priori disjoints, il ouvre des portes sur des paradoxes, des continuités cachées. Son principal mérite est de s’écarter radicalement de tout mythe du progrès, et d’en tirer les conséquences qui s’imposent : une réhabilitation des périodes méconnues et considérées comme sombres parce que le pouvoir n’y avait pas sa place. Le livre de Fabian Scheidler rapporte à de nombreux endroits comment ce ne sont pas la quête du savoir, l’amour du prochain, la joie de la découverte qui façonnent la trajectoire historique dans laquelle nous visons, mais la recherche du profit, l’attrait du pouvoir, la volonté d’asservir. « Il n’est pas de témoignage de culture qui ne soit en même temps un témoignage de barbarie » écrivait Walter Benjamin en 1940 dans ses Thèses sur le concept d’Histoire. Fabian Scheidler fait ressortir avec talent la barbarie de la modernité, pour les humains comme pour la nature, parfois jusqu’à en oublier les témoignages de culture.
Une fresque aussi vaste de ce genre ne peut par ailleurs échapper à certaines imprécisions et inexactitudes. Par exemple l’argent extrait du Potosi, au Pérou, n’a pas seulement alimenté les caisses des banquiers de Gênes, d’Augsbourg et d’Anvers en passant par l’intermédiaire de la monarchie espagnole, il a aussi atterri en Chine, indirectement et directement par le fameux galion de Manille. Cette imprécision me paraît davantage qu’un détail, car elle est révélatrice d’une faiblesse de l’ouvrage, à savoir une forme d’occidentalo-centrisme. Si l’Occident n’est pas présenté, loin s’en faut, sous son meilleur jour, c’est, malgré tout, lui, ou plutôt ses élites politico-financières et la mégamachine qu’elles ont mise en place, qui agit. Les récentes perspectives en histoire globale ou histoire connectée tendent à restituer les logiques des acteurs des deux côtés, à comprendre l’interpénétration des stratégies, à faire droit aux négociations, aux compromis et aux adaptations qui surgissent de part et d’autre lors du contact avec l’Occident. On peut regretter qu’elles ne soient pas intégrées dans l’ouvrage, qui passe donc sous silence, dans le cas qui nous occupe, la monétarisation de l’économie chinoise sous la dynastie des Ming, qui draine vers la Chine l’argent du Nouveau Monde, qu’elle n’a pourtant pas conquis.
Certains choix de mises en scène sont assez surprenants comme celui d’inaugurer cette histoire de la mégamachine dans les temps reculés de la Haute Antiquité, donnant à la mégamachine et aux quatre tyrannies les dimensions de l’histoire humaine. D’autres périodisations, même larges, auraient permis de resserrer le matériau historique et de faire ressortir de façon plus probante les continuités historiques. Ainsi Sylvain Piron [1] propose de lire l’état actuel de l’Occident et la domination économique qui l’anime comme l’aboutissement d’un grand cycle de mille ans qui débuterait avec la réforme grégorienne. On obtient ainsi une entité civilisationnelle plus cohérente et convaincante, ce qui rend plus aisé d’en suivre les mouvements de fonds et les transformations graduelles. Se reporter à la Protohistoire, période que l’archéologie permet d’approcher de près, mais sans pouvoir accéder à certaines dynamiques ni aux motivations des acteurs, pour éclairer la naissance de la mégamachine peut donner lieu à des arguments incomplets voire naïfs. Ainsi, le lien entre métal et stratification sociale est rapporté à la possibilité d’exercer la violence grâce aux armes nouvelles. Rien ne prouve pourtant que les métallurgistes de l’Âge du bronze aient été eux-mêmes les guerriers.
S’il est indéniable que l’Âge du bronze connaît une stratification sociale inédite et une violence certaine, les processus qui ont conduit à cette situation ne peuvent être qu’imaginés. La détention d’armes de meilleure qualité paraît moins déterminante que la différenciation sociale qu’impliquent des savoirs de plus en plus spécialisés, tout comme la nécessaire coordination et maîtrise de vastes réseaux d’échanges. On peut d’ailleurs s’interroger sur le rôle ainsi accordé au métal qui est peut-être un accélérateur plus qu’un déclencheur d’un pouvoir sur autrui. Les empires de la méso-Amérique pré-colombienne offrent une voie d’évolution sociale indépendante de celle issue du Croissant fertile, sans que les tyrannies de Fabian Scheidler en soient absentes. Même s’ils n’avaient rien à envier en matière de violence et de pouvoir de contrainte aux Romains de l’Antiquité, les Aztèques se battaient pourtant principalement à l’aide de silex et d’obsidienne.
Un récit émancipateur ?
Plus que l’exactitude historique ou la précision des enchaînements et des synergies, il me paraît opportun de questionner le récit offert aux lecteurs par Fabian Scheidler. Ayant dévoilé les ressorts de la situation actuelle, il se propose finalement d’ouvrir des pistes pour résister à l’emprise de la mégamachine et échapper à la destruction de toute chose. Les récits lui paraissent constituer une ressource déterminante de la coordination des forces de résistance, de l’invention d’une capacité d’action distribuée à même de contrer l’énorme machine de pouvoir actionnable par les puissants. On peut à cet aune se demander si son propre récit participe à la formation d’un récit émancipateur.
Même si la Mégamachine est tantôt présentée comme objet rationnel construit selon un plan, tantôt comme une propriété émergente d’un réseau d’interactions, ce qui domine est le caractère implacable de son développement, certainement absurde, mais également impossible à arrêter. À suivre la ligne du livre, on finit convaincu non par la fin de la mégamachine, mais par sa puissance d’expansion, sa capacité à se réinventer et à persévérer, quelles que soient les crises qu’elle traverse. Et on peut chercher dans l’actualité des signes à cette consolidation du pouvoir, en dépit des menaces écologiques, que ce soit l’avènement d’une société de surveillance, en Chine comme Occident, ou la volonté des milliardaires américains de raviver la conquête spatiale et de forger un destin extra-terrestre à l’humanité. La concentration du pouvoir paraît en définitive loin de s’effondrer.
De sorte que les voies de sortie esquissées en fin d’ouvrage paraissent bien dérisoires. Couper les vivres aux multinationales, certes, mais pourquoi se laisseraient-elles faire ? Fonder une économie sur le bien commun, qui s’y opposerait ? Surtout pas les capitalistes qui prétendent y contribuer plus que les autres. Répudier les dettes et taxer les riches, très bien, mais les créanciers risquent de mal le prendre. Et alors que la violence est un des moteurs du récit de Fabian Scheidler, elle disparaît quasiment lorsqu’il considère comment s’extraire de l’emprise de la mégamachine. En refermant l’ouvrage, on s’effraie à penser que la mégamachine, la destruction de la nature et la domination de l’homme par l’homme ont de beaux jours devant elles. À moins de retenir un autre récit de l’histoire du monde.
Fabian Scheidler, La fin de la Mégamachine, Sur les traces d’une civilisation en voie d’effondrement, traduit de l’allemand par Aurélien Berlan, Éditions du Seuil, 2020, 624 p., 23 €.