En proposant un examen de la profondeur historique des liens entre science et capitalisme, Gabriel Galvez-Behar ouvre des perspectives de recherche stimulantes pour l’analyse critique de l’économie politique de la connaissance.
En proposant un examen de la profondeur historique des liens entre science et capitalisme, Gabriel Galvez-Behar ouvre des perspectives de recherche stimulantes pour l’analyse critique de l’économie politique de la connaissance.
Nombre de problèmes contemporains, de l’accès aux vaccins contre le Covid-19 au financement de la recherche universitaire, posent la question de l’appropriation des connaissances scientifiques. En entreprenant une étude historique des liens entre science et capitalisme, l’ouvrage de Gabriel Galvez-Behar, Posséder la Science, offre une perspective stimulante pour élaborer un regard critique sur la question de la propriété économique de la connaissance. Cette critique déplace le combat un peu trop simple entre « autonomie de la science » et « privatisation des savoirs » en mettant en évidence différentes configurations qui, du milieu du XIXe siècle à l’entre-deux-guerres et des deux côtés de l’Atlantique, ont organisé à la fois la production scientifique et les conditions de son appropriation. Galvez-Behar insiste ainsi sur un argument crucial : comprendre l’histoire économique des sciences (et l’histoire des sciences plus généralement) ne peut se faire qu’en liant « les dimensions symbolique et matérielle de la science » (p. 27) : « il n’y a pas de science sans une économie de la science, qui n’est pas qu’une économie symbolique, mais qui suppose aussi des ressources matérielles et laisse entrevoir des profits pécuniaires » (p. 281). Au cours du livre, de nombreux exemples illustrent bien ce lien étroit, comme ceux de Pasteur, du chimiste Liebig (qui transforme son nom en marque commerciale) ou encore du physicien Kelvin pour qui les activités scientifiques ne sont jamais très éloignées des projets industriels. Mais la position analytique va plus loin. L’ouvrage nous montre que ce n’est pas en dépit des liens économiques que la science progresse, mais avec eux. La connaissance s’inscrit sur différents types de supports, de la publication scientifique au brevet, et l’autonomisation graduelle du métier scientifique va avec l’implication forte de la production de savoir dans les rouages des industries qui se développent tout au long du XIXe siècle. Il n’y a pas de connaissance sans une économie de la connaissance.
D’où l’intérêt de poser la question des rapports entre science et capitalisme. Gabriel Galvez-Behar s’intéresse en particulier au « capitalisme industriel » et à la façon dont « les acteurs scientifiques ont pu utiliser – ou pas – les dispositifs relevant d’une propriété intellectuelle au sens large » » que l’ouvrage désigne par les termes « propriété scientifique », pour « produire, diffuser, protéger, valoriser les connaissances. » (p. 28) Galvez-Behar étudie les revendications des acteurs scientifiques eux-mêmes engagés dans la reconnaissance des formes de propriétés, pour associer valeur symbolique et valeur matérielle de la connaissance. Dans l’histoire tracée ainsi, depuis le début du XIXe siècle jusqu’à l’entre-deux-guerres, des scientifiques associent étroitement l’activité de production de connaissance à la revendication de la propriété. Cette revendication est d’abord liée au problème de l’attribution de la priorité des connaissances – l’ouvrage revient sur quelques cas célèbres, dont la controverse sur la découverte de Neptune, pour montrer que les querelles de priorité sont aussi des révélateurs des organisations scientifiques de l’époque, mais aussi des enjeux économiques. Elle se poursuit dans la mise en place progressive de droits de la propriété scientifique qui s’inscrivent dans des configurations nationales.
Ainsi, les débats décrits dans l’ouvrage illustrent la mise en place de modèles nationaux de la science, qui eux-mêmes sont imbriqués dans des formes de capitalisme industriel. En Allemagne ou aux États-Unis, par exemple, « la propriété intellectuelle est un levier important dans la construction de la position monopolistique des grandes entreprises. » (p. 150). Aux États-Unis ou en Grande-Bretagne, le brevet devient un instrument privilégié, qui contribue à organiser les entreprises et leurs rapports avec les mondes de la recherche universitaire. La France est un cas de passage progressif d’un régime individualiste à un régime institutionnalisé de la propriété scientifique, dans un contexte de forte centralisation de la politique de la science. À partir de l’analyse de la mise en propriété de la science, l’ouvrage donne ainsi à voir des ressorts des organisations nationales non seulement de la recherche scientifique, mais aussi de l’économie. Gabriel Galvez-Behar peut ainsi repérer trois régimes de propriété scientifique : le régime de « captation », dans lequel les grands industriels contrôlent la propriété, le régime « institutionnalisé », qui voit des institutions réguler le partage de la valeur, et le régime « individualiste », dans lequel la propriété scientifique fait l’objet de négociations individuelles.
Tout en se centrant sur le rôle des scientifiques eux-mêmes dans la mise en place de ces modèles, Gabriel Galvez-Behar insiste également sur des propositions d’alternatives. Un épisode, décrit dans le chapitre 6, est parlant à cet égard. Pendant l’entre-deux-guerres, un projet de convention internationale vise à assurer que « tout découverte scientifique ouvre à son auteur à l’égard des usagers un droit à rémunération » (p. 214). Le projet implique des chercheurs de renom comme Henri Bergson ou Marie Curie, qui déplore le fait que « la découverte [du radium] est immédiatement tombée dans le domaine public et profite à des entreprises commerciales, tandis que l’Institut du radium n’arrive à vivre qu’avec la plus grande difficulté » (cité p. 200). Le projet de convention s’appuie sur un rapport écrit par le juriste italien Francesco Ruffini en 1923, qui conteste la distinction entre découverte et invention au cœur du droit des brevets pour « rompre avec la scandaleuse coutume de considérer le trésor de la science comme une mine gratuite » (cité p. 202).
Gabriel Galvez-Behar décrit en détail les rebondissements de la campagne en faveur d’une convention internationale organisant les droits de la propriété scientifique qui aurait été fondée sur le rapport Ruffini, et qui donne lieu à de nombreux développements. On envisage par exemple un mécanisme assurantiel permettant à des acteurs privés de se prémunir contre le risque de versement de droits de la propriété scientifique. Cette campagne échoue, en grande partie du fait de l’opposition des États-Unis et de la Grande-Bretagne, où le système des brevets est bien établi et institutionnalise la répartition des droits entre scientifiques et industriels. En France, la propriété scientifique ne parvient pas à s’imposer comme nouvelle forme juridique, mais contribue à faire évoluer l’organisation et l’institutionnalisation de la recherche scientifique, notamment en engageant le « tout nouveau CNRS sur la voie d’une utilisation des brevets d’invention » (p. 280).
Le récit de l’échec de la convention internationale que trace Gabriel Galvez-Behar est particulièrement intéressant, car il met au jour non seulement la force des configurations nationales organisant les relations économiques entre science et industrie, mais aussi des tentatives pour inventer des configurations alternatives. Le projet de convention avortée montre que le capitalisme industriel aurait pu être structuré différemment que par le droit des brevets et par la distinction entre découverte et invention, ensuite reprise par des catégories comme « recherche fondamentale » et « recherche appliquée » qui sont à la base de ce qui sera désigné dans la deuxième partie du XXe siècle comme le modèle linéaire de l’innovation.
La tentative manquée de création d’une propriété scientifique pendant l’entre-deux-guerres invite ainsi le lecteur à poser des questions d’une grande actualité : comment peut-on ré-ouvrir les possibles de l’appropriation de la science ? Peut-on concevoir une appropriation collective et non pas individuelle ? Peut-on ré-inventer les rôles respectifs des scientifiques, de l’État et des acteurs économiques dans la mise en œuvre de la propriété scientifique ? Ces questions sont celles de nombreux acteurs de l’ouvrage de Galvez-Behar. Ce sont celles des défenseurs malheureux de la convention internationale sur la propriété scientifique, mais aussi d’Arago pensant l’attribution de la priorité des résultats en lien avec leur publicisation et leur utilité sociale (chapitre 2) ou encore des participants aux nouveaux régimes de régulation des rapports entre science et industrie en temps de guerre, alors que la collaboration accrue entre scientifiques et industriels renforce l’intérêt pour la propriété des résultats (chapitre 5). Chacun de ces acteurs propose des réponses différentes au problème de la propriété scientifique, et, ce faisant, à celui des rapports entre production de la connaissance et distribution de la valeur économique. Mais ces tentatives invitent aussi le lecteur intéressé par les défis posés à la recherche scientifique contemporaine à se pencher lui-même sur ces problèmes. Sans confronter explicitement le matériau historique à la situation contemporaine, l’ouvrage invite à se lancer dans une telle entreprise.
Le travail de Gabriel Galvez-Behar peut contribuer à une analyse critique des modalités contemporaines de la propriété scientifique, une entreprise que les évolutions actuelles de nombreux domaines allant des politiques sanitaires à l’organisation de la recherche rendent cruciale. Pour élaborer cette analyse critique, sans doute faudrait-il poursuivre les explorations proposées par Gabriel Galvez-Behar en ajoutant d’autres composantes à l’investigation. Une première de ces composantes a trait aux instruments du capitalisme. À l’heure du capitalisme financier, la propriété scientifique est liée à des modèles économiques, qu’ils soient ceux des éditeurs scientifiques ou bien des entreprises pharmaceutiques. Ces modèles économiques reposent sur des outils juridiques inscrivant la connaissance dans des opérations d’appropriation privée, tels ceux qui sont analysés par Philip Mirowski dans le cas de l’université américaine [1], mais aussi sur des dispositifs de calcul qui produisent la valeur économique elle-même et, ce faisant, le type de connaissances à produire – par exemple lorsque les flux de revenus futurs sont calculés pour déterminer la valeur dans le présent d’une molécule [2]. Les dispositifs et outils sur lesquels l’appropriation de la science repose déterminent l’action individuelle jugée souhaitable pour les scientifiques, mais aussi la nature des connaissances à produire et la façon de fabriquer et d’attribuer la valeur économique. On retrouve la triple dimension « morale, épistémique et économique » (p. 28) dont l’ouvrage montre qu’elle est au cœur du contrôle de la propriété scientifique. On comprend aussi que ce triptyque ne peut être recomposé qu’en intervenant au niveau des dispositifs et mécanismes qui déterminent pratiquement la propriété, mais aussi en s’interrogeant sur les possibilités de contrôle de ces outils : qui les construit ? Par qui sont-ils promus et utilisés ? Qui les subit ? Les trois régimes de propriété scientifique (« captation », « institutionnalisé », « individualiste ») présentés à la fin de l’ouvrage montrent que la négociation du partage de la valeur peut se dérouler de diverses manières, et de façon plus ou moins asymétriques entre acteurs scientifiques et industriels. Le contrôle des outils de la propriété apparaît ainsi crucial dans le monde scientifique contemporain, où l’appropriation de la connaissance est un enjeu pour de multiples acteurs, non seulement scientifiques et industriels, mais aussi financiers.
Les trois dimensions morales, épistémiques et économiques doivent sans doute encore être complétées pour comprendre l’ampleur de la question de la propriété scientifique et ses ramifications depuis les terrains historiques de l’ouvrage jusqu’au monde contemporain. La comparaison que propose Gabriel Galvez-Behar entre la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni et les États-Unis montre bien que les configurations de la propriété scientifique s’appuient sur des organisations administratives, sur des façons de penser l’État, et, au bout du compte, sur des moyens institutionnalisés de définir ce qui fait problème. Cette dimension politique est largement visible aujourd’hui, alors que la réponse à la pandémie de Covid-19 pose la question de la nature de l’expertise scientifique légitime et met en lumière les forts enjeux de la propriété des vaccins – autant de problèmes qui reçoivent des réponses différentes dans différents contextes nationaux et internationaux. Le droit des brevets des organisations vivants est une autre illustration du fort lien entre les systèmes de la propriété scientifique et la définition des problèmes publics : ce droit dépend de la façon d’identifier des priorités éthiques ou sanitaires, qui elle-même diffère fortement en Europe et aux États-Unis [3]. Dans ce cas comme dans beaucoup d’autres, le contrôle de la propriété scientifique ne va pas sans un gouvernement des affaires publiques que les développements scientifiques sont censés régler, tout en étant bien souvent à leur origine. Aux trois dimensions « morale, épistémique et économique » sans doute faut-il ajouter une dimension politique, pour rendre compte du rôle central de la science dans la mise en forme et le traitement des problèmes publics. C’est ainsi qu’il sera possible d’analyser comment les règles de la propriété scientifique contribuent à façonner la vie démocratique, rendant encore plus nécessaire la critique des configurations qui déterminent l’appropriation de la connaissance.
par , le 4 octobre 2021
Brice Laurent, « Quelle économie politique de la science ? », La Vie des idées , 4 octobre 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Quelle-economie-politique-de-la-science
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[1] Mirowski, P. (2011). Science-mart. Harvard University Press.
[2] Doganova, L. (2015). Que vaut une molécule ? Formulation de la valeur dans les projets de développement de nouveaux médicaments. Revue d’anthropologie des connaissances, 9(9-1).
[3] Parthasarathy, S. (2017). Patent politics. University of Chicago Press.