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Dossier / Familles : nouvelles réalités, nouveaux regards

Ethnographie de la parenté
Entretien avec Florence Weber


par Nicolas Duvoux , le 27 mars 2009


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L’anthropologue et sociologue Florence Weber invite à appréhender la parenté sous le registre du quotidien, des arrangements pratiques et symboliques grâce auxquels nous donnons forme et sens à nos liens les plus proches. Dans cette démarche, les grandes questions de l’anthropologie sont ressaisies à partir d’enquêtes menées sous nos latitudes.

Florence Weber est Professeur des universités, Directrice des études au département de sciences sociales de l’ENS.

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La Vie des idées : Florence Weber, vous êtes sociologue et anthropologue, professeur des universités à l’Ecole Normale Supérieure où vous avez formé des générations de chercheurs à l’enquête de terrain et à l’enquête ethnographique. Nous voudrions évoquer avec vous vos travaux, notamment ceux portant sur la parenté quotidienne et de manière plus générale la famille telle que vous l’avez appréhendée. Pour ouvrir cette discussion, je voudrais citer une phrase très belle que vous avez énoncée dans un entretien il y a quelques années. Pour résumer votre démarche, vous dites qu’il s’agit de « faire de l’ethnographie contre la philosophie, faire de l’anthropologie contre le structuralisme et faire de l’ethnologie de la France contre l’ethnologie exotique ». D’où ma première question : qu’est-ce que cela peut vouloir dire, faire de l’anthropologie de sa propre société ?

F. W. : Cela me paraît un point extrêmement important. Quand je suis entrée en anthropologie, j’avais l’intention de travailler sur des sociétés matrilinéaires et en particulier sur les Touaregs d’Afrique du Nord. J’avais rencontré un certain nombre d’anthropologues originaires de ces sociétés et il m’avait semblé important de leur laisser la place, ce qui était assez naïf, mais en même temps c’est ce qui m’a poussée à revenir travailler sur la France. C’est d’ailleurs un mouvement qu’ont fait beaucoup d’anthropologues, même un peu plus âgés que moi. Faire ce mouvement, c’est importer sur nos sociétés un regard formé par toute l’histoire anthropologique, c’est-à-dire par l’expérience que les anthropologues ont eue des sociétés différentes. Il s’agit d’une façon de se décaler par rapport à l’évidence qu’on éprouve quand on vit ici. Je pense que c’est cela le point de départ par rapport à d’autres disciplines : on se décale non pas avec les statistiques ou avec un certain nombre de techniques ou de méthodologies relativement protocolaires mais on se décale parce qu’on a une espèce de connaissance éloignée, comme si on était soi-même originaire d’une autre société et qu’on arrive en France ; c’est un peu « comment peut-on être Persan ».

La Vie des idées : Actualiser les Lettres persanes de Montesquieu, être un étranger dans sa propre société, procéder à un décentrement, cela serait le point commun de votre démarche avec l’anthropologie telle qu’on la connaît en France, notamment l’anthropologie structurale. Mais du côté des différences avec cette anthropologie, « contre le structuralisme » comme vous l’avez énoncé dans votre phrase, il y a peut-être une attention beaucoup plus grande à la singularité des cas et des configurations voire même une méfiance par rapport aux systèmes et aux grands modèles explicatifs, notamment en ce qui concerne la parenté ?

F. W. : J’ai l’impression que cela aussi est un effet de génération, c’est-à-dire que dans les années où j’ai commencé à travailler, nous étions fatigués de ces grands systèmes. Le point de départ de l’ethnographe est de partir du terrain, des rencontres, donc de partir des gens, de ce qu’ils disent et de ce qu’ils font. Peut-être est-il possible de tendre vers un modèle, mais on ne peut pas partir d’un modèle. Pour le dire vite, si l’anthropologue part sur le terrain avec un modèle à l’esprit, il ne trouvera jamais rien d’autre que ce modèle sur le terrain. Pour moi c’est une des erreurs que les étudiants ethnographes font quand ils arrivent sur le terrain avec déjà dans la tête tout le système qu’ils veulent y retrouver.

Il y a donc un élément de découverte dans la recherche de terrain, il y a la question de la surprise : si on arrive sur un terrain et qu’on n’est pas surpris par ce qui se passe, il y a peu de chances que l’on en fasse ressortir quelque chose. C’est la surprise qui fait avancer la connaissance.

La Vie des idées : Finalement cette attention à la rencontre et à la singularité des situations sur le terrain, cela revient à faire passer le terrain avant la théorie, c’est une démarche totalement inductive.

F. W. : De ce point de vue, oui. Cela dit, ce n’est pas seulement la rencontre avec la singularité, c’est aussi la façon dont les choses se passent. Ainsi, quand on comprend ce qui s’est passé sur le terrain, on n’atteint pas seulement la singularité du moment, on atteint quelque chose qui est de l’ordre du processus et ce processus, lui, est généralisable. Ce qui veut dire que nous ne sommes pas enfermés dans ces singularités du terrain : il y a des choses que reviennent, y compris les erreurs du terrain, les difficultés d’entrer, la façon dont certaines portes se ferment et d’autres s’ouvrent. Il y a là des processus qu’il est possible de connaître, qui se retrouvent et qui permettent de comprendre ce qui s’est joué sur le terrain, c’est-à-dire de savoir qui nous a pris pour un allié et qui a considéré que surtout il ne fallait pas qu’un étranger vienne regarder ce qui se passait. C’est cette connaissance des processus liés à l’arrivée d’un observateur extérieur qui nous permet de ne pas être complètement manipulés par les enquêtés. Un des grands risques de l’enquête ethnographique, c’est précisément d’être manipulé par certains qui veulent diriger notre regard et nos interprétations.

La Vie des idées : Ce qui appelle à une attention, une grande vigilance par rapport aux stratégies, y compris celles des enquêtés dans la relation d’enquête. En rebondissant sur ce mot de stratégie nous pouvons dire que c’est un concept que Bourdieu a beaucoup utilisé et il y a peut-être certains de ses travaux qui ont eu une importance pour vous. Je pense notamment à vos premiers travaux qui ont porté soit sur des villes, des petites villes, des petits villages ou des villes moyennes et dans lesquels vous étudiiez les relations que les travailleurs d’usine avaient en dehors de l’usine. Dans ces travaux, ou peut-être même avant, vous avez pu mobiliser ce que Bourdieu avait décrit notamment dans Le bal des célibataires sur les stratégies de reproduction des groupes des paysans. Est-ce que ce Bourdieu-là, qui est en phase de redécouverte, a eu une influence sur votre vision du métier d’ethnographe ?

F. W. : Je pense que le Bourdieu ethnographe a eu sur moi une énorme influence. Pour « le célibat paysan » c’est une évidence. C’était aussi ce qui permettait de comprendre sur le terrain des questions de parenté, des questions de famille qui sont devenues par la suite centrales dans mon travail. Très vite, je suis arrivée à des questions autour de la culture ouvrière, de la culture populaire. C’était une époque où j’étais plus influencée par Michel Pialoux que par Bourdieu qui n’avait pas fait lui-même de terrain en milieu industriel.

La Vie des idées : Parmi les premiers travaux que vous avez publiés, certains portaient sur le « travail à-côté » et toutes ces formes de semi-loisirs que sont le jardinage, le bricolage etc., que les ouvriers faisaient en dehors du temps passé à l’usine et aussi en dehors du temps contrôlé par leurs épouses ou leurs mères dans le cadre de la famille. Peut-on dire que c’étaient les marges de liberté dans le monde ouvrier que vous cherchiez à saisir par ces enquêtes ?

F. W. : Au départ, je voulais simplement comprendre comment ces ouvriers vivaient quand ils étaient en dehors de l’usine, en dehors de la contrainte patronale. Je voulais regarder ce qu’étaient les ouvriers quand ils n’étaient pas des ouvriers. D’abord j’ai découvert que, souvent, quand ils n’étaient pas des ouvriers, ils avaient une vie extrêmement riche et active en dehors de l’usine.

Dans un deuxième temps, je me suis intéressée à ce travail à-côté, en particulier parce que je m’intéressais aux hommes. Mon enquête portait sur une usine masculine et ces hommes cherchaient à être libérés non seulement des contraintes de l’usine mais aussi des contraintes de la famille et de l’espace domestique. Ce n’était pas ce que je cherchais au départ mais j’ai découvert au fur et à mesure qu’ils avaient des tiers-espaces. Il ne fallait pas non plus imaginer que c’était si simple pour eux, car ils avaient toujours conscience de ces contraintes familiales et professionnelles mais ils avaient ce que Richard Hoggart appelait une « niche de vivabilité » : ils avaient des possibilités de rendre leurs vies supportables, c’est-à-dire un espace où ils étaient à la fois très actifs, très productifs avec une très forte sociabilité à la fois masculine et familiale. Je pense qu’ils étaient heureux dans ce tiers espace, alors que les gens qui n’étaient pas d’origine ouvrière imaginaient toujours que les ouvriers étaient malheureux. Cela choquait beaucoup les historiens d’origine ouvrière, comme Richard Hoggart ou, plus tard, Gérard Noiriel, qui eux, savaient que les ouvriers avaient des moments de détente, de loisir et de plaisir.

La Vie des idées : Et de très forte sociabilité parce qu’un des points qui permet de voir la continuité de votre recherche avec les travaux que vous avez menés par la suite et qui portent plus spécifiquement sur la question de la parenté, c’est qu’il y a différents types d’échanges. Évidemment la notion d’échange est fondamentale pour les anthropologues et les sociologues depuis Marcel Mauss entre autres. Est-ce à travers l’étude de ces formes d’échange et des relations marchandes ou non marchandes entretenues par les ouvriers que vous en êtes venue à travailler sur la parenté à partir de ces premiers travaux ?

F. W. : Ce qui m’intéressait dans le travail à-côté c’étaient effectivement les échanges : décrire ces échanges, décrire le code des cadeaux, le code des saluts, etc.

Dans cette recherche, je m’étais rendue compte qu’il existait une diversité d’échanges. Il y avait des échanges de type « réciprocité simple » : par exemple un agriculteur prête son terrain pour le méchoui qu’organise le comité des fêtes composé d’ouvriers et en échange il est invité. Il s’agit d’un échange relativement clos. Les choses commencent ici, avec ce premier geste, et finissent là, avec ce deuxième geste. Or il y avait un autre type d’échange qui était très différent et que j’ai appelé « la spirale des cadeaux » où les gens étaient pris dans des situations très longues et dans lesquelles on ne pouvait jamais savoir qui avait commencé, à quel moment cela pourrait s’arrêter. C’est un système qui ne s’arrêtait pas et où on était de plus en plus pris. Dans ces systèmes d’échange, si on devait s’arrêter, cela devenait un conflit, une rupture.

Je pense que ces deux types d’échange, je les ai retrouvés quand j’ai travaillé sur la parenté puisque le premier type d’échange, la réciprocité simple, ce sont les liens de parentèle et le deuxième type d’échange en spirale correspond à ce que j’ai ensuite appelé la maisonnée. Je n’étais pas partie de la question de la parenté, ce qui veut dire que quand j’y suis revenue, ce que j’ai vu d’abord c’est ce qui n’était pas officiel. C’est ce que j’ai appelé la parenté pratique, c’est-à-dire des types de relations qu’on pouvait avoir avec des voisins très proches, avec des gens qu’on connaissait depuis toujours mais qui n’étaient pas un fils, une fille ou même un neveu. Je ne suis donc pas partie de la parenté officielle.

La Vie des idées : C’est peut-être d’ailleurs un des intérêts de votre travail que d’avoir étudié la parenté avec un point de départ extérieur. Ainsi, l’anthropologue développe un regard qui n’est pas du tout formé ou prédéfini par la façon dont les institutions sociales au sens large définissent la famille, la régulent, l’encadrent et lui donnent ses significations et ses normes. C’est l’intérêt du travail ethnographique de se placer en amont ou peut-être à côté, d’adopter un point de vue qui n’est justement pas celui des institutions ?

F. W. : Je dirais même de l’autre côté, c’est-à-dire que les institutions fabriquent une espèce de chose qu’elles appellent les familles et puis elles imposent cette définition des familles aux personnes dont elles traitent. Je pense surtout aux cas des personnes âgées et dépendantes ou aux cas des personnes malades à l’hôpital : quand vous êtes malade et hospitalisé l’obsession de l’hôpital est de trouver votre famille et trouver votre famille c’est trouver une personne qui va pouvoir répondre de vous et qui sera l’interlocuteur de l’institution. Et cette définition de la famille par l’institution peut être très éloignée de ce que vivent les gens même si je ne dis pas que c’est toujours le cas ! Cette imposition d’une définition peut être d’une extrême violence de la part de l’institution. Je prends l’exemple d’un vieux monsieur qui est accompagné d’une jeune femme et l’infirmière demande à celle-ci : « mais vous êtes qui ? Vous êtes sa fille ? » Et si cette jeune femme n’est pas sa fille mais une personne qui s’occupe de lui au quotidien et qu’il considère comme sa fille, cette question est extrêmement violente. Il y a une sorte de rappel de la parenté officielle de la part des institutions, qu’elles soient hospitalières ou sociales.

Pour ma part, j’ai essayé de voir ce qui se passait de l’autre côté, c’est-à-dire de comprendre comment les gens arrivent devant les institutions avec leurs propres réseaux de relations, avec leurs propres idées de ce que c’est la famille parce que peut-être qu’ils n’ont pas vu leur mère depuis quarante ans et que pour eux, cela n’a aucun sens qu’on leur dise « mais enfin occupez-vous de votre mère, elle ne va pas bien ». Ils vont dire « mais oui mais ma mère ça fait quarante ans que je ne l’ai pas vue et quand elle mourra, je n’irai pas à son enterrement. » Ce sont des choses que les institutions ne voient pas ou plus exactement qu’elles ne veulent pas entendre, qu’elles condamnent. Je dirais même que les sociologues qui travaillent sur la famille ont tendance à reprendre un discours normatif qui est très, très prégnant parce que la famille est quelque chose d’extrêmement normé, et encore une fois, pas seulement par les institutions.

La Vie des idées : La société est toujours en avance sur le législateur ou sur les institutions parce qu’elle est beaucoup plus mobile, mais sur la question de la famille c’est particulièrement vrai : la pluralité, la pluralisation des modes d’existence familiale fait que les parents qui s’occupent des enfants ne sont pas toujours ou pas forcément leurs parents biologiques, ça peut être des parents de même sexe etc. Toutes les configurations possibles et imaginables semblent exister aujourd’hui et on voit qu’il y a un retard ou un décalage très fort entre ces pratiques qui s’inscrivent dans le quotidien et donc dans le vécu, dans l’affect, dans les relations entre les personnes et leur non-reconnaissance soit sociale, soit juridique et fiscale. Peut-être y a-t-il sur ce terrain particulier une vraie pertinence non seulement sociale mais aussi politique du travail ethnographique lorsque celui-ci permet attirer l’attention sur des phénomènes qui ne sont pas appréhendés ou pas reconnus comme tels par les institutions sociales ?

F. W. : Je dirais que cela dépend des institutions, certaines d’entre elles se sont adaptées beaucoup plus vite. Prenez l’école par exemple. Cette institution a fait des efforts et parfois même au-delà de ce que les gens pouvaient comprendre. Elle a fait des efforts pour reconnaître que les enfants vivaient dans plusieurs ménages et que ce n’étaient pas leurs parents biologiques qui s’occupaient d’eux. Quand on regarde les formulaires de l’école, on se rend compte qu’ils peuvent aller dans beaucoup de détails et y compris exiger que plusieurs signatures soient apposées plutôt qu’une. Par contre, il y a d’autres institutions pour lesquelles la prise en compte de ces phénomènes est plus complexe à prendre en compte. Si l’on prend par exemple la définition du foyer fiscal, c’est à la fois relativement souple puisque c’est une déclaration où on laisse aux gens le soin de dire qu’ils vivent ou non dans le même foyer. En même temps, ce n’est pas souple du tout parce que si vous avez à votre charge quelqu’un qui n’a pas de lien de parenté avec vous, qui n’est pas votre concubin mais le concubin de votre fille par exemple, ou si plusieurs personnes dans le foyer fiscal ont des liens de parenté inhabituels, comme un frère salarié qui entretient son père et ses deux sœurs au chômage, l’administration fiscale refusera de les inclure dans le même foyer fiscal, avec des conséquences financières potentiellement dramatiques pour les personnes concernées.

La Vie des idées : En fait, vous avez un peu condensé votre réflexion sur la parenté dans un ouvrage qui est paru il y a quelques années qui s’appelle Le sang, le nom, le quotidien. Il s’agissait d’une manière de développer les différentes dimensions de la parenté en montrant que ces dernières n’allaient pas toujours de pair. C’est l’objet du livre de présenter des cas où il y a des formes de décrochage entre ces dimensions biologiques et ces dimensions de relation. Est-ce que vous pouvez nous présenter la démarche et peut-être l’illustrer en quelques mots ? Peut-être pourriez-vous commencer en nous expliquant ce que signifient ces situations de décalage entre ce qui est attendu, c’est-à-dire une parenté complète, globale et la réalité de situations qui ne s’y conforment pas toujours exactement et ce que vous pouvez en tirer, vous, en tant qu’observatrice et analyste ?

F. W. : Je pense que je suis partie de la souffrance des personnes qui étaient confrontées à des situations où elles-mêmes n’arrivaient plus à penser ce qui se passait, justement à cause du fait que les différentes dimensions de la parenté, je vais juste prendre le cas de la paternité, n’était pas superposées. Du coup, elles ne savaient même plus comment il fallait nommer les gens et quels étaient les sentiments qu’elles devaient ressentir. Le cas que j’ai pris était un cas de procès en contestation de paternité légitime, c’était le cas d’une jeune femme que j’ai appelée Bérénice et qui avait un père biologique dont elle ne savait rien et qui avait disparu tout de suite ; un père juridique qui portait son nom disait-elle et qu’elle n’avait jamais connu non plus mais qui avait été le mari de sa mère à sa naissance ; et son papa – puisque c’est la personne qu’elle appelait papa – son père au quotidien, avec lequel elle n’avait pas de lien juridique. Elle souffrait à la fois de cette absence de lien et d’avoir ce père juridique qui est revenu quand elle a eu 30 ans pour lui faire un procès en contestation de paternité.

Ce qui était intéressant c’était que ce découpage entre les trois dimensions avait des effets en termes de souffrance psychologique parce qu’en jeu, il n’y avait pas seulement la question de droit qui n’était pas bien adaptée, mais aussi parce que Bérénice elle-même ne savait plus comment penser et comment ressentir la situation.

La Vie des idées : Finalement, cet enchevêtrement de dimensions de la parenté crée une grande richesse d’échanges, un écheveau de relations à la fois monétaires, non monétaires et affectives en terme de soin et effectivement beaucoup de souffrance. Comment est-ce que ces différentes dimensions de la parenté que vous avez observées se greffent sur un certain nombre de débats politiques et sociaux ? Et pour rester encore sur cet ouvrage Le sang, le nom, le quotidien, si on prend la première dimension le sang, on a l’impression d’assister à une réduction de la paternité à une dimension tout à fait biologique. Comment interprétez-vous ce retour à une recherche d’un fondement biologique de la paternité qui semble en décrochage total avec ce qui se passe dans la société ?

F. W. : Je dirais que c’est justement parce que les choses sont devenues compliquées socialement que les gens, et en premier lieu les juges, se raccrochent à la biologie. Cela a d’abord été une pratique de ces derniers, et non pas du droit dans le code civil, quand ils avaient à juger des affaires compliquées. Lorsque les choses étaient trop compliquées, trop instables, trop provisoires pour ce qu’il leur paraissait être pensable, ils se sont raccrochés à la biologie. Il y a donc eu véritablement un retour à la biologie qui est apparue comme une sorte de réponse à ce désordre du quotidien, des émotions et des sentiments. Les juges se sont dit qu’après tout, ce qui reste, ce qui est stable, c’est la biologie. J’étais d’ailleurs très surprise de constater le poids de l’idéologie du sang non seulement chez les juges mais aussi chez certains de mes enquêtés. Puisque même le contrat de mariage, avec cette idée qu’on s’engage à s’occuper d’un enfant, est quelque chose qui risque d’être remis en cause, alors on s’accroche au sang parce que c’est la seule chose qui ne va pas bouger.

La Vie des idées : C’est la seule chose qui finalement a une sorte de fixité générale.

F. W. : C’est une espèce de rêve de la stabilité et je pense que cela a beaucoup de conséquences en retour, en particulier sur le fait que les engagements du quotidien deviennent apparemment moins importants alors qu’en réalité, en tout cas dans les expériences enfantines ces engagements sont premiers. L’idéologie du sang n’est pas quelque chose qui vient de l’expérience enfantine, c’est quelque chose que les parents et la société imposent alors que le quotidien est quelque chose qui est tout de suite là dans l’expérience enfantine.

La Vie des idées : En tout cas ce quotidien marqué par ces formes d’idéologie et ces ancrages à la fois concrets, relationnels et symboliques est aussi travaillé très fortement par des institutions. Vous observez en permanence ces interrelations entre institutions et situations quotidiennes prolongées. De manière générale on a souvent tendance à dire que le modèle social français, si on peut employer ce terme, a un fondement familialiste c’est-à-dire qu’il donne un poids à la famille. Est-ce que cette image pour vous est vraie, est-ce qu’elle correspond à un mythe et au-delà du diagnostic que vous portez, est-ce que ce modèle de protection sociale vous semble adapté aux situations que vous observez, ou est-ce qu’il y aurait des aménagements, voir des changements plus profonds à effectuer ?

F. W. : Alors, d’abord il y a vraiment famille et famille ! Pour l’instant on n’a pas trop parlé de classes sociales mais j’ai pu observer que selon les classes sociales, la famille, cela ne veut pas dire la même chose. Les familles qui ont du patrimoine, c’est assez simple : la famille pour ces individus, c’est l’héritage, ce sont des liens de filiation, c’est se raccrocher à un passé qui est à la fois efficace économiquement et très important symboliquement. Donc pour les familles du haut de la société, la famille c’est cet ancrage dans la lignée. En revanche, là où le modèle social français est familialiste, c’est qu’il s’intéresse aux ménages, à une économie domestique, il ne pense pas que l’individu est tout seul, et dans ce domaine, je pense qu’il y a vraiment des choses à améliorer ou même tout simplement à repenser.

Nous vivons sur un système inventé juste après la deuxième guerre mondiale où les deux points importants étaient le travail et la famille, dans la mesure où les individus étaient soit rattachés directement au travail, soit ayants droit d’un travailleur. Cela a vraiment explosé à la fois parce qu’il y a eu du chômage de masse mais surtout parce que le concept même d’ayant droit d’un travailleur est devenu problématique, et cela, même si les institutions sociales ont toujours considéré que ce n’était pas la peine d’être marié pour former un ménage. Donc elles ont tout de suite repéré le concubinage et dit que le concubin sans travail est un ayant droit du concubin travailleur, mais même cela c’est insuffisant aujourd’hui. La question des familles monoparentales est évidement prise là-dedans - c’est-à-dire qu’aujourd’hui soit les mères doivent elles-mêmes travailler pour que tout le monde soit assuré, soit elles ne sont rien parce qu’elles n’ont pas de concubin qui travaille.

La Vie des idées : D’ailleurs, c’est un point sur lequel je suis très heureux de discuter avec vous : vous montrez le déni du statut de parent ou en tout cas l’emprise tutélaire paternaliste des institutions sociales sur les familles monoparentales et les femmes qui ont peu de ressources économiques. Cela est vrai en général dans le cadre de l’assistance sociale : celle-ci est toujours un cadre stigmatisant du point de vue symbolique et infantilisant pour les personnes. Comment avez-vous observé ce déni de parentalité et qu’est-ce que vous en tirez comme remède éventuel pour restaurer la dignité de ces personnes, leur statut socio-économique ?

F. W. : Je suis, là encore, partie de la souffrance des personnes que j’ai rencontrées, de la souffrance de ne pas être reconnues comme mères. Dans certains cas, l’idée même de l’autorité maternelle est contestée, par exemple dans le cas où le père est absent et où la mère n’a pas de revenus propres mais des revenus de l’assistance sociale. Ce déni, cet espèce de sentiment que cette femme n’avait pas l’autorité parentale non seulement parce qu’elle n’était pas le père mais parce qu’en tant que mère, elle n’avait pas fait son devoir, c’est quelque chose de très violent. Par exemple, une femme à qui on a dit au moment où elle accouchait qu’elle pouvait accoucher sous X, alors pour elle, c’était d’une violence incroyable simplement de lui proposer ça, c’est-à-dire de ne pas attendre que ce soit elle qui dise « je ne veux pas de mon enfant ». C’est comme si, par définition, dans l’état dans lequel elle était, elle ne pouvait pas vouloir de son enfant. C’est quelque chose qui lui est arrivé tout le temps dans sa vie, dans toutes les situations où elle était en relation avec des institutions. Les représentants de ces institutions sont toujours de bonne volonté, ce sont toujours des femmes de classe moyenne, toujours persuadées qu’il n’y a qu’une seule façon d’être mère et que c’est la leur. Cela, c’est quand même quelque chose qui est très présent dans les institutions.

La Vie des idées : Ce que vous décrivez est une forme d’ethnocentrisme de classe, d’ailleurs c’est une réflexion que vous avez développée sur d’autres thèmes. Vous n’êtes pas la seule d’ailleurs, Stéphane Beaud l’a fait aussi. Vous avez montré cette désorientation complète des classes populaires depuis une vingtaine d’années en France : la perte de l’ensemble des repères politiques, symboliques et des espaces de liberté que vous aviez étudiés. Cette désorientation se cristallise dans ces situations là, où il y a une perte d’autonomie presque totale face à des institutions qui ont récupéré leur bonne volonté ou à tout le moins leur bonne conscience à imposer un certain nombre de normes à des populations perçues comme marginales et très dépendantes finalement.

F. W. : Il y a toujours un soupçon sur les pauvres en général mais quand ce soupçon se porte sur les parents, sur les pauvres en tant que parents, sur les mères et les pères, cela a des effets peut-être plus affectifs sur les personnes sur lesquelles il porte. Ce soupçon n’est pas seulement moral ou symbolique, on leur dit vraiment qu’ils sont de mauvais parents. Certes, on a dit la même chose à des gens qui n’ont pas des problèmes économiques et qui ne sont pas soumis à l’assistance, c’est le côté de la culpabilité des parents : nous vivons là-dedans quel que soit le niveau social. Mais évidemment le problème, quand on est soumis aux institutions de l’assistance, c’est qu’il peut y avoir des conséquences beaucoup plus graves que si on vous explique simplement que vous êtes une mauvaise mère sans pour autant aller jusqu’à toucher à vos enfants.

La Vie des idées : Rassurons-nous, il n’y a pas que les parents qui sont culpabilisés, il y a aussi les enfants qui ne s’occupent pas de leurs parents dépendants. De cette manière, nous pouvons rétablir un peu la symétrie dans la culpabilité. Un des travaux que vous menez en ce moment dans une équipe de recherche avec des collègues, des doctorants et des docteurs porte justement sur les formes d’aide qui sont apportées pour approcher au quotidien ce qui se passe dans les familles et dans les relations de proximité. Une partie de ce programme de recherche qui est en cours porte sur le traitement de la dépendance, c’est-à-dire la façon dont les familles sont impliquées dans la prise en charge des personnes âgées dépendantes, ce qui veut dire des personnes qui ne sont plus concrètement en état de subvenir à leurs besoins fondamentaux.

On sait que c’est aussi un enjeu de politique publique absolument fondamental étant donné la démographie de nos sociétés. Ma question sera très naïve : est-ce que vous pensez que ces relations de proximité, cette entraide, cette solidarité qui reposent sur la famille ou sur les proches vont être suffisantes pour gérer ce problème de la dépendance qui se présente et se présentera d’une façon toujours plus aiguë avec les années ?

F. W. : C’est pour répondre à ce type de questions que je me suis intéressée à la parenté, en regardant comment cela fonctionnait vraiment et pas simplement en déplorant que les solidarités familiales disparaissent ou en espérant qu’elles reviennent. Je pense que la première chose à faire, c’est de reconnaître ce que font les proches lorsqu’ils le font. Je pense qu’il y a des formes d’aide qui ne sont pas suffisamment reconnues d’un point de vue de politique sociale et donc en termes de droits sociaux. De ce point de vue, donner un statut social, des droits sociaux aux personnes qui aident leurs proches, qu’ils soient malade, âgé ou handicapé, c’est déjà une première chose. Reconnaître que ça existe quand ça existe, ce n’est pas du tout évident. Prenons l’exemple de l’hospitalisation à domicile. Vous rentrez chez vous, vous êtes très malade et vous avez une équipe médicale qui vous suit. Le premier réflexe de l’institution est de vérifier si vous pouvez aller à domicile et donc de voir si vous avez de la famille pour s’occuper de vous. Il y a là une institution qui repose sur la famille, qui le sait et qui fait attention à cela.

Si vous êtes une personne âgée dépendante, que vous vivez toute seule et que vous demandez des subventions etc., à ce moment là, le premier réflexe des travailleurs sociaux qui viennent vous voir, c’est de considérer que votre famille n’existe pas, qu’elle n’est pas sympathique avec vous et que si elle est là c’est juste pour vous embêter et pour embêter les travailleurs sociaux. Donc vous voyez bien que selon les institutions, il va y avoir des représentations très différentes de ce que font les familles ; or bien sûr il y a une grande diversité dans ce que font les familles et puis il y a une grande complexité pour décider sur qui va se retrouver en charge de la vieille dame, « pourquoi moi plutôt que mon frère ou ma sœur ? », « parce que je suis en chômage, je n’ai pas d’enfant, je suis une femme, etc. » Toutes ces choses doivent d’abord être prises en compte et une fois que c’est fait, elles doivent être reconnues comme quelque chose de spécial que font les gens et qui a une dignité y compris le cas échéant en terme de droit à une rémunération et de droits sociaux.

C’est un point sur lequel j’insiste parce qu’il y a encore des travailleurs sociaux qui pensent que quand c’est rémunéré et que c’est reconnu, les gens font ça non pas par affection mais par intérêt. Avec ce type de raisonnements, on est perdu.

Ce que je veux dire par là, c’est que si on commence à dire : si je suis reconnu pour ce que je fais pour ma mère cela veut dire que je ne l’aime pas et que je fais cela pour l’argent ou pour mon intérêt personnel, alors on n’avance plus.

La Vie des idées : D’une manière générale, vous montrez dans l’ensemble de vos travaux qu’on a tout intérêt à aller au-delà de cette sorte de frontière étanche entre affection et intérêt ou relation monétaire. Peut-être pour le mot de conclusion est-ce que pour vous ces deux dimensions de la vie ou des échanges ont toujours partie liée ?

F. W. : Je ne dirais pas qu’elles sont nécessairement liées, mais il ne faut pas croire non plus qu’elles sont incompatibles. Vous pouvez parfaitement faire quelque chose à la fois par intérêt et par passion ou par affection. Une chose toute bête, j’ai organisé un stage de terrain pendant vingt ans et au début mes collègues refusaient de me rémunérer, voire de me défrayer en me disant que je faisais cela pour mon plaisir. Il me semble que c’est caractéristique. Oui, nous travaillons et sommes salariés et oui, nous aimons le travail que nous faisons et dans ce cas, nous avons de la chance quand les deux sont compatibles. C’est pour cela que je vous dis que parfois ça ne marche pas, parfois on a un travail alimentaire qu’on déteste, ça fait partie des choses possibles, mais à partir du moment où vous faites quelque chose affectivement, passionnément, que vous êtes impliqué, et alors que l’on vous dise que ce n’est pas la peine qu’on vous rémunère pour ce travail, je trouve cela vraiment scandaleux. Il faut encore se battre pour faire admettre que oui, ces deux dimensions sont bien compatibles.

Propos recueillis par Nicolas Duvoux.

Retranscription : Sonia Lakehal.


Vous pouvez également écouter l’entretien :

Entretien avec F. Weber


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Entretien avec F. Weber
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par Nicolas Duvoux, le 27 mars 2009

Aller plus loin

Dossier : Familles : nouvelles réalités, nouveaux regards

Bibliographie :

 Le travail à-côté. Une ethnographie des perceptions, Nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Editions EHESS, mars 2009.

 Manuel de l’ethnographe, PUF, « Quadrige », 2009.

 L’ethnographie économique (avec C. Dufy), La Découverte, Paris, 2007.

 L’économie domestique (entretien avec J. Ténédos), Aux Lieux d’Être, Paris, 2006.

 La Fortune de Karol (avec L. Feller et A. Gramain), Ecole française de Rome, Rome, 2005.

 Le Sang, le nom, le quotidien, Aux Lieux d’Être, Paris, 2005.

 Charges de famille (avec S. Gojard et A. Gramain), La Découverte, Paris, 2003.

 Guide de l’enquête de terrain (avec Stéphane Beaud), La Découverte, Paris, 2003.

 Max Weber, Les textes essentiels, Hachette Supérieur, Paris, 2001.

 Le travail à côté. Etude d’ethnographie ouvrière, Editions de l’EHESS, Paris, 2001.

 L’Honneur des jardiniers, Belin, Paris, 1998.

Liens web :

 Le site de l’équipe MEDIPS « Modélisation des économies domestiques ».

 Agnès Gramain, Laure Lacan, Florence Weber, Jérôme Wittwer "

Économie domestique

et décisions familiales dans la prise en charge des personnes âgées

dépendantes. De l’ethnographie à la formalisation microéconomique

", MEDIPS.

 Face à la dépendance : familles et professionnels, Retraite et Société n° 53, numéro spécial, 2008/1

 La page de Florence Weber sur ethnographiques.org

http://www.ethnographiques.org/...

 La page de Florence Weber sur le site des PUF

 Voyage dans l’oeuvre de Marcel Mauss, par Florence Weber, PUF.com

 Jean-Hugues Déchaux, « Les études sur la parenté : néo-classicisme et nouvelle vague », Revue française de Sociologie, Volume 47 2006/3.

 Comptes-rendus à propos de Florence Weber, Le Sang, le nom, le quotidien. Une sociologie de la parenté pratique :

 Note de lecture à propos de « L’Économie domestique. Entretien avec Florence Weber », IDEES.

 Compte-rendu de l’ouvrage Le travail au noir : « Le travail au noir, question de survie ? », par Sarah Abdelnour, Nonfiction.fr, 6 mai 2008

 Interview de Florence Weber, auteur de Le sang, le nom, le quotidien, Parent-solo.fr.

Pour citer cet article :

Nicolas Duvoux, « Ethnographie de la parenté. Entretien avec Florence Weber », La Vie des idées , 27 mars 2009. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Ethnographie-de-la-parente

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