Recension Philosophie

Espérer à l’ère de la crise climatique

À propos de : Mara van der Lugt, Hopeful Pessimism, Princeton


par , le 10 septembre


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À une époque qui donne beaucoup de raisons d’être pessimiste, une philosophe nous invite à reconsidérer les liens entre espoir, optimisme et engagement.

Comment continuer à espérer lorsque notre optimisme est mis en échec ? Hopeful Pessimism conteste la dichotomie traditionnelle entre l’espoir et le pessimisme, et propose un « pessimisme empreint d’espoir » pour sortir de la passivité et motiver la tendance à l’action. Il s’agit de penser une nouvelle approche de l’activisme et de l’engagement, en naviguant entre les impasses de la résignation, de la panique aveugle ou des faux espoirs. Cette entreprise prend son sens à une heure où l’horizon du réchauffement climatique met à l’épreuve les vertus et les valeurs morales censées nourrir notre combativité et notre lucidité. Maître de conférences en philosophie à l’Université St Andrews, et autrice d’un premier livre paru en 2024 [1], Mara van der Lugt propose ici une réflexion centrée sur la crise climatique. Différentes catégories d’espoir sont passées en revue, notamment « l’espoir vert » par opposition à « l’espoir bleu ».

Un des enjeux centraux de l’ouvrage est de montrer comment des concepts qui semblent s’opposer dépendent en réalité les uns des autres. Ainsi, le désespoir est nécessaire à l’espoir, le pessimisme à l’activisme, le deuil à la résistance, etc. Le choix est fait de traiter l’espoir comme un concept pluriel et d’explorer les propriétés qui lui sont associées : l’autrice défend notamment qu’il relève d’une certaine ferveur morale.

La réflexion tire sa force dialectique de l’iconographie de l’espoir, et notamment d’une curiosité picturale. Entre 1885 et 1886, George Frederic Watts peint successivement deux versions du tableau « Hope ». Toutes deux semblent représenter une scène de désespoir. Tandis que la première figure est nimbée de vert, le tableau plus tardif tire vers le bleu. Pourquoi cette seconde version ? L’autrice sonde de manière ingénieuse le mystère de cette évolution chromatique pour dépeindre, à son tour, deux modes de l’espoir.

De la valeur du pessimisme à l’espoir bleu

Le premier geste philosophique consiste à reconnaître au pessimisme des qualités qu’on ne lui soupçonne pas. Contrairement à ce qu’on peut penser, le pessimisme exhorte à l’action, dans la mesure où le pessimisme n’est qu’une évaluation des possibilités futures, mais ne voit dans cette évaluation aucun destin immuable. Il n’est pas affaire de reddition ni de passivité. Le véritable ennemi, en ce sens, est le fatalisme qui désamorce tout engagement. Présenté comme l’allié de l’activisme, le pessimisme se voit attribuer une valeur (p. 44) qui contredit ses associations courantes avec la pusillanimité et la faiblesse. Le lecteur se familiarise aussitôt avec un système de références efficace bien qu’hétéroclite (Albert Camus, Mary Shelley, Greta Thunberg, etc.) qui fait une des forces de l’ouvrage.

L’autrice reprend le concept « d’espoir radical » (Lear 2006) de Jonathan Lear et son cas d’étude de la tribu native d’Amérique du Nord « the Crow » forcée de migrer dans une réserve durant les années 1880. Cet ouvrage de 2006 esquisse déjà une correspondance entre l’espoir et le pessimisme. Lear décrit une situation de dévastation culturelle dans laquelle les valeurs se vident de leur substance normative et où la perte conceptuelle va de pair avec un effondrement de l’horizon moral. Dans ce contexte, où l’enjeu pour la population est de retrouver du sens, d’insuffler de nouvelles valeurs et de nouveaux concepts à l’existence, Lear voit chez le chef de « the Crow » et chez ses membres, la manifestation d’un espoir radical. Cette forme d’espoir se démarque d’une conception plus classique et dominante de l’espoir (qui sera appelé « espoir vert »), où ce dernier est compris comme un regard évaluatif sur le futur qui constate non seulement une incertitude vis-à-vis de l’avenir, mais qui déploie aussi une confiance en l’issue finale (p. 130). L’autrice y voit une limite : si l’espoir se base sur des probabilités quant à une issue positive dans le futur, et que les probabilités jouent contre nous, comment maintenir notre espoir sans être dans l’illusion ou le déni ? Comment reconnaître que l’optimisme n’est plus de mise, et continuer à espérer malgré tout ? Cette impasse nous condamne aux faux espoirs ou au désespoir.

C’est l’aporie de l’espoir vert que Watts dépeint en 1885 et que Mara van der Lugt met en mots à partir d’un parallèle original avec l’œuvre de Tolkien. Dans Le Seigneur des Anneaux, deux types d’espoir sont mentionnés : Amdir et Estel. Le premier est l’espoir comme attente envers le futur, tandis que le second est une foi en un pouvoir supérieur. L’autrice voit là, en germe, la distinction qu’elle souhaite développer. Il faut substituer à l’espoir vert une autre conception de l’espoir, qui ménage sa place au pessimisme sans endiguer l’action ni la résistance, mais qui lui trouve un autre principe de motivation. Il s’agit de « l’espoir bleu », qui émane de la deuxième peinture de Watts. Ce dernier obéit à un sens de justice ou de devoir, le sentiment qu’ « il fallait le faire » (« It had to be done », p. 141). Il ne s’accommode pas d’attentes sur le futur. Au contraire, il prend racine dans l’incertitude la plus totale. Ainsi, lutter contre le réchauffement climatique peut être réexaminé comme possédant une valeur en soi. L’injonction « il faut lutter » (sens du devoir, de la nécessité) s’affranchit de toute spéculation sur le futur (le sentiment que la lutte est vouée à la défaite). Pour parvenir à un « pessimisme empreint d’espoir », il faut donc déjà faire place à l’espoir bleu.

Le réchauffement climatique n’est pas seulement l’objet paradigmatique de cet espoir, il incarne aussi un combat paradoxal. C’est un infime changement de degré, à la fois lointain et irréversible. C’est ce que l’autrice appelle le « labyrinthe » (p. 61) : il est facile de se perdre dans une myopie ou une hypermétropie temporelle ; nier les effets à très long terme ou ne pas réaliser que les effets sont déjà présents. Ce double ajustement de la vision illustre la singularité de l’objet d’espoir que constitue le réchauffement climatique.

Deuil, désespoir et clairvoyance : les nouvelles ressources de l’espoir

L’espoir bleu devient compatible avec une gamme d’émotions comme la peine et le chagrin. À l’iconographie succède un nouveau support dialectique : les essais poétiques de Thomas de Quincey [2]. Il y décrit les trois sœurs de la tristesse, en commençant par le chagrin. L’autrice rejoint Lear sur l’aspect bénéfique du chagrin de deuil pour la formation d’un espoir radical. Un tel chagrin se retrouve justement dans le deuil écologique. Ce chagrin semble constituer une réponse appropriée à l’égard de la perte d’un futur que l’on espérait préserver. Il permet de discerner la valeur de ce qui a été perdu, et de mettre en place un plan d’action pour sauver ce qui peut encore l’être. Le désespoir, au contraire, est alimenté par un refus de pleurer l’irrécupérable. Pourtant, la résistance peut être ardemment désespérée si on reconnaît au désespoir (deuxième sœur) une vigueur sans commune mesure.

Il est possible d’appréhender la lutte contre le réchauffement climatique sans espoir, comme le préconise Greta Thunberg, mais avec la panique et la terreur vive du désespoir. Mara van der Lugt nous invite à voir dans le désespoir un indicateur de vérité et à le penser comme une condition latente, intimement liée à l’espoir : il est le signe que nous prêtons attention aux enjeux importants du présent. Malgré cela, nous ne pouvons pas nous contenter de la panique. Comment concilier concrètement la motivation de l’action et la vision éclairée du défi qui nous incombe ?

La troisième sœur dont rêve de Quincey est « Notre-Dame des Ténèbres » (p. 184). Cette sœur est celle de la clairvoyance. L’acuité du discernement suppose de regarder l’obscurité dans les yeux, et cet horizon des terribles évènements représente l’occasion de se découvrir de nouvelles vertus. Cette idée d’une éthique des vertus, qui se démarque d’un simple calcul des conséquences, est chère à l’autrice. Elle observe malgré tout un conflit entre la temporalité longue de l’acquisition d’une vertu (le temps d’une vie) et l’éthique de l’urgence propre à la menace climatique : nous n’avons pas le temps de développer ces vertus [3]. Pour pallier ce lent développement des vertus, l’autrice propose une philosophie de l’épiphanie. Nous sommes susceptibles d’être transformés par des épiphanies : ces expériences culminantes qui nous fissurent brutalement et changent, de manière irrévocable, la vision que nous portons du monde. Ces révélations qui nous frappent dans notre contemplation du danger, ces « sombres épiphanies », incarnent l’opportunité de changer pour le mieux face à l’urgence. Entendons par là l’opportunité d’acquérir la vertu du pessimisme et de l’appliquer spontanément à l’engagement dont nous percevons l’appel avec lucidité. L’autrice mobilise le lexique des vertus morales, pourtant la vision lucide semble renvoyer à une vertu épistémique (ou du moins, intellectuelle) puisqu’elle nous permet de nous représenter plus adéquatement le futur.

Un bon pessimiste est-il vertueux ?

La volonté d’axiologiser le pessimisme et l’optimisme s’expose à quelques objections. Comme l’indique l’autrice, le pessimisme est une manière d’évaluer les probabilités futures en percevant des scenarii non souhaitables, sans pour autant figer l’avenir. On reconnaît que la tentation de prendre ses désirs pour des réalités (wishful thinking), présente dans l’espoir, peut biaiser cette évaluation des probabilités (Bovens 1999) ; mais cette dernière part tout de même d’une base évidentielle minimale, sans quoi notre rapport au futur ne semblerait pas rationnel. Or, l’ouvrage défend la lucidité et le discernement vis-à-vis de l’avenir. Si le pessimisme est une vertu, alors il nous invite à estimer le futur comme ayant une valeur négative indépendamment des croyances adaptées aux faits et de l’évaluation rationnelle, sacrifiant ainsi la lucidité que l’espoir est censé impliquer. Mais si le pessimisme est une évaluation des probabilités qui présage le pire à partir des preuves à disposition, alors c’est une simple faculté de la raison et non une vertu [4].
Une solution serait d’interpréter le pessimisme comme un ensemble de vertus (une idée que l’on retrouve p. 193), morales pour certaines : le courage moral, la désobéissance juste, l’altruisme ; et épistémiques pour d’autres : le discernement, ou encore l’honnêteté intellectuelle qui est suggérée.

L’espoir collectif : un concept omniprésent qui n’est jamais nommé

Il est courant de distinguer l’espoir individuel (attribué à une personne) de l’espoir collectif (attribué à un groupe de personnes). Les deux ne sont pas équivalents : leurs caractéristiques divergent. Par exemple, l’espoir collectif ne présuppose pas le même type de subjectivité ni d’agentivité que celles que l’on reconnaît aux individus (Stockdale 2021). Dans son traitement de l’espoir, Mara van der Lugt prend comme point de départ les caractéristiques de l’espoir individuel, et les attribue à l’espoir collectif sans motiver son geste. Or, l’espoir collectif constitue l’objet d’étude principal du livre : il est question d’espoir communautaire, national, mondial, etc. Il semble problématique de supposer que des collectifs de personnes manifestent des états mentaux (espoir, optimisme ou chagrin de deuil) similaires à ceux qui s’observent chez les individus. Cette omission est dommageable dans la mesure où « l’espoir bleu » et « le pessimisme empreint d’espoir » sont censés éclairer la façon dont nous devrions espérer ensemble.

Conclusion

On peut facilement présumer de l’actualité d’une telle réflexion qui n’est pas sans rappeler la question de Kant : « que m’est-il permis d’espérer ? ». Il est vrai que la conjoncture climatique constitue un défi sans précédent pour notre capacité à espérer. L’espoir bleu n’est pas animé par une confiance probabiliste dans le futur, mais il voit dans les agissements qui lui sont liés leur propre raison d’être. Cette caractéristique permet à l’espoir bleu de s’arrimer à ce moteur lucide de l’action qu’est le pessimisme. À partir de l’espoir bleu, nous parvenons ainsi à penser le « pessimisme empreint d’espoir » que Mara van der Lugt nous enjoint à adopter en cette époque de crise. Le réchauffement climatique appelle à une lutte, mais nos chances de victoire sont faibles. Un regard porté vers le futur ne peut pas constituer un incitatif suffisant pour le passage à l’action. Il faut une raison en dedans de l’espoir : le sens que l’engagement est nécessaire même si l’issue nous apparaît tragique.

Mara van der Lugt, Hopeful Pessimism, Princeton, Princeton University Press, 2025, 280 p., 22€.

par , le 10 septembre

Aller plus loin

 Bovens, Luc. « The value of hope ». Philosophy and Phenomenological Research, vol. 59 n°3, 1999, p. 667-681.
 De Quincey, Thomas. Suspiria de Profundis [1845-91]. In Confessions of an English Opium-Eater and Other Writings, ed. Grevel Lindop, p. 87-181. Oxford, Oxford University Press, 1989.
 Lear, Jonathan. Radical Hope. Cambridge, Harvard University Press, 2006.
 Meirav, Ariel. « The nature of hope », Ratio, vol. 22, n°2, 2009, p. 216-233.
 Stockdale, Katie. « Hope, Solidarity, and Justice », Feminist Philosophy Quarterly, vol. 7 n°2, 2021, p. 1-23.

Pour citer cet article :

Vincent Rochelle, « Espérer à l’ère de la crise climatique », La Vie des idées , 10 septembre 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Esperer-a-l-ere-de-la-crise-climatique

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Notes

[1Son premier livre (van der Lugt 2024) explore ce que la décision d’avoir des enfants signifie à notre époque. Il est paru également aux Presses universitaires de Princeton.

[2Thomas de Quincey. Suspiria de Profundis [1845-91]. In Confessions of an English Opium-Eater and Other Writings, ed. Grevel Lindop, 87-181. Oxford : Oxford University Press, 1989.

[3Ces vertus ne sont pas explicitement mentionnées, mais elles font bien allusion au courage, à la persévérance et à l’humilité qui sont censées accompagner un engagement dans la lutte climatique. Le développement de ces vertus orientées vers l’action révèle l’acquisition de la vertu du pessimisme.

[4Dans la mesure où les critiques classiques contre le volontarisme doxastique montrent que nous n’avons qu’un contrôle limité sur le savoir évaluatif que nous tirons des faits et des preuves. Une vertu suppose d’être exercée par la volonté.

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