Dans La fabrique de la radicalité, les sociologues Laurent Bonelli et Fabien Carrié nous invitent à pénétrer sur un terrain inédit pour mieux comprendre les logiques sociales de la « violence politique à référence islamiste ». Pour ce faire, les deux auteurs ont pris le parti de travailler sur 133 dossiers de mineurs signalés à la Protection Judiciaire de la Jeunesse (PJJ) pour implication dans des affaires de terrorisme ou pour « radicalisation ».
Tout commence par une opportunité qui en dit long sur le contexte d’une mobilisation étatique tous azimuts. Dans le cadre du plan gouvernemental « de lutte contre la radicalisation violente et les filières terroristes », la PJJ est invitée à répertorier de manière systématique les « phénomènes de radicalisation » – ce qui a permis aux auteurs de signer une convention en 2016 afin d’exploiter ces 133 dossiers (96 garçons, 37 filles).
Ceux-ci se composent, pour large partie, de rapports écrits par des travailleurs socio-judiciaires ou des psychologues. Afin d’« objectiver [leurs] stratégies d’écriture et de mise en récit » majoritairement centrées sur un « tropisme familialiste » (les problèmes familiaux expliqueraient tout) et une explication psychologisante par « l’emprise » sectaire, les auteurs interrogent une soixantaine de professionnels ayant produit ces rapports, assistent à six audiences relatives aux dossiers suivis et consultent une quinzaine de rapports ad hoc émanant du Tribunal de Grande Instance de Paris. Le croisement de toutes ces sources nous permet d’entrer de plain-pied dans la « fabrique de la radicalité », c’est-à-dire dans la (dé)construction d’un étiquetage institutionnel.
De la radicalisation à la radicalité
En délimitant ainsi les contours de leur objet, les auteurs prennent aussi soin d’apporter une importante précision de vocabulaire. Ils refusent en effet d’utiliser le terme de radicalisation pour décrire les phénomènes observés dans ces dossiers en rappelant que, malgré sa popularité, ce terme ne renvoie ni à une catégorie d’analyse véritablement opérante ni à un objet sociologique clairement constitué.
Comme l’ont souligné de nombreux travaux, ce mot est plutôt une catégorie de classement et un objet de l’action publique qui, dans le contexte post 11 septembre 2001, a essaimé dans le monde académique et chez les professionnels ayant vocation à encadrer « la jeunesse » ou « les quartiers » [1]. Il est dès lors mobilisé par des acteurs confrontés à des problèmes bien distincts et à des injonctions souvent irréconciliables, ce qui rend de facto toute tentative de définition illusoire [2]. Si les deux auteurs rappellent qu’il existe de nombreux travaux de synthèses sur « la radicalisation », ils soulignent que l’adoubement académique de ce mot donne surtout à voir une circularité évidente puisque la majorité des papiers consiste en des commentaires de papiers commentant d’autres papiers ou des faits relatés dans des coupures de presse – un point que les spécialistes de terrorism studies n’ont pas manqué de remarquer [3]. C’est bien ce qu’un officier du renseignement résume avec ironie quand il confie aux auteurs que « la radicalisation, il y aura bientôt plus de gens qui en vivent que de radicaux ».
A contrario, parce que le terme de radicalité est aujourd’hui moins investi, il leur paraît plus facile de se l’approprier pour gagner en précision et en clarté.
Si [le terme de radicalité] n’est pas totalement satisfaisant, il reste moins brouillé. Par ce terme, nous entendons à la fois des actes, des faits ou des comportements qui transgressent des normes établies et la réaction à ces transgressions de la part des institutions qui y voient une menace de subversion pour l’ordre politique, social et politique dont elles sont les garantes (p. 16).
Définir la radicalité comme un jeu de transgressions/réactions, c’est tenter de tenir ensemble l’analyse d’une « fabrique » objective (quels processus mènent aux comportements déviants d’un ensemble d’individus ?) et d’une « fabrique » subjective (quid de la réaction collective face à ces comportements ?) en adoptant une perspective relationnelle. L’enjeu consiste à contextualiser la coproduction d’un ensemble de déterminations et de classifications qui résultent de relations, de processus et de réactions réciproques.
De la radicalité aux radicalités
L’échantillon de l’enquête résulte d’une « construction contrôlée » et n’a, de ce point de vue, aucune visée représentative. D’abord parce qu’il s’agit de mineurs signalés – ces dossiers traduisent donc sans doute plus la perception de la radicalité que la nature des phénomènes répertoriés. Ensuite parce que les auteurs n’ont pas cherché à respecter les proportions relatives des différents types de signalements. Si un peu plus de la moitié des 133 dossiers concerne des mineurs jugés pour des départs vers la zone irako-syrienne et des tentatives d’attentat sur le territoire national, il s’agit là de la totalité des dossiers ayant entraîné une poursuite judiciaire au moment de l’enquête mais, aussi, d’une minorité de cas parmi l’ensemble des signalements.
Quant à l’autre moitié de l’échantillon concernant des mineurs ayant été condamnés pour apologie du terrorisme ou suivis pour avoir adopté des attitudes jugées inquiétantes, elle correspond à la majorité des dossiers traités par la PJJ. Ces signalements les plus récurrents entretiennent un lien purement discursif avec la violence politique islamiste. Sans contenu idéologique marqué, ils ne prennent sens qu’en contexte, obligeant à analyser les paroles comme les actes de défiance en situation. La logique de la construction de cet échantillon est donc ici guidée par un zoom sur la population qui s’est objectivement montrée la plus dangereuse : les mineurs passés à l’acte (via le départ vers une zone de guerre) ou ayant matériellement tenté de le faire (via une tentative d’attentat avérée mais ayant échoué).
Pour faire parler ces dossiers sociologiquement, les auteurs reviennent aux fondements de la discipline en retenant de Weber l’idée qu’il faut chercher à comprendre des quêtes de sens et des voies de salut, et de Durkheim l’idée qu’il existe des régularités cachées dont il s’agit de comprendre la logique. Ils reprennent les catégories classiques utilisées dans Le Suicide – à savoir le défaut/excès de régulation ou d’intégration – en envisageant la régulation comme l’intensité du contrôle social exercé par la famille et l’intégration comme le degré de sociabilité dans des groupes de pairs. Ainsi organisée, « la » radicalisation des dossiers n’existe plus et quatre formes distinctes de radicalités se dessinent.
Il y a d’un côté les cas où la famille est peu présente. Une radicalité apaisante peut se développer quand les autres cercles de sociabilité sont peu investis : l’observance stricte de préceptes religieux et l’identification à de nouveaux idéaux visent à se protéger du monde extérieur. L’ « identification à un universel alternatif » est là systématique. Ces cas, majoritairement féminins, sont peu signalés à la PJJ – ce qui laisse supposer l’existence d’un biais de perception genrée.
En miroir, la radicalité agonistique (32 %), majoritairement masculine, semble mobiliser une plus grande attention. Elle concerne des jeunes intégrés à des petites bandes repérées par les institutions : le recours verbal à la menace islamiste constitue ici « une ressource efficace pour déstabiliser ses parents ou ses professeurs » dans des rapports interindividuels déjà très conflictuels. L’identification à un universel alternatif est rare : il s’agit là moins d’une projection politique que d’une opposition in situ – la rhétorique islamiste étant devenue un moyen particulièrement efficace pour faire vaciller l’autorité des adultes.
De l’autre côté, quand les parents sont très présents, la radicalité rebelle (8 %) est une option pour les mineurs avec une faible sociabilité extérieure : le répertoire islamiste vise alors à s’opposer frontalement aux parents plus qu’aux éducateurs ou aux professeurs, apparaissant surtout comme le symptôme de conflits familiaux plus ou moins latents.
Reste celle de la radicalité utopique (56 %) qui concerne les mineurs ayant tenté de rejoindre le terrain irako-syrien ou élaboré des projets d’attentat. Plutôt masculine, elle repose sur un fort engagement idéologique, un recours assumé à la violence pour faire advenir un projet politique et une intégration forte dans des petits groupes d’interconnaissance.
Ces mineurs « utopiques » sont avant tout des enfants qui ont grandi dans les fractions stables des classes populaires où le projet d’ascension via l’école est au cœur des stratégies familiales. Le chemin est récurrent : des investissements explicites, une bonne volonté scolaire remarquée, une pression intellectuelle intense – de sorte que le passage au lycée devient un moment de rupture, quand trouver sa place semble soudainement impossible. Le départ vers la Syrie permet alors de régler de façon presque instantanée un ensemble de problèmes touchant à l’autonomie vis-à-vis des parents, à la sexualité ou au sens de la vie.
Comme le soulignent les auteurs, on entrevoit ici le déploiement des « contradictions de l’héritage » mises en évidence par Pierre Bourdieu [4]. Elles renvoient ici aux conséquences psychologiques de l’incapacité à satisfaire les injonctions contradictoires que charrie l’épreuve subjective du déclassement en situation d’ascension. Le marqueur de l’entrée au lycée n’est pas anodin. Ces jeunes semblent vivre un même désespoir ritualisé, perçu comme un révélateur de leur valeur sociale. Et c’est précisément parce que cette expérience du déclassement est une expérience répétée et partagée par un même groupe de personnes qui deviennent, les uns pour les autres, de véritables inconnus similaires, qu’il existe une logique sociale sous-jacente dans le recrutement djihadiste [5]. La cause islamiste fonctionne comme un ciment et comme une réhabilitation collective d’un statut de « petit intellectuel » déchu, individuellement peu assumé – et presque indicible. La cause islamiste ne devient cause que parce qu’elle donne sens et consistance à un sentiment partagé d’absurdité. Elle est, en cela, proprement politique.
Du « profil » aux configurations sociales
L’objectivation des ressorts de cette radicalité utopique ne devrait pas induire le lecteur pressé en erreur. Il ne s’agit pas ici d’élaborer un profil djihadiste et encore moins de découvrir les signaux d’une succession d’étapes menant au passage à l’acte. Les auteurs prennent soin de rappeler que le raisonnement par profil sociographique tient de l’impasse quand il conduit à la stigmatisation de tout un groupe social et que le passage à l’acte reste minoritaire. Quant à pouvoir anticiper une suite logique menant à la violence politique, c’est un projet voué à l’échec : les observations de terrain fouillées montrent que c’est seulement une configuration relationnelle et une succession d’affinités qui, par auto-renforcement, conduit au passage à l’acte. Un tel cheminement ne peut être reconstitué qu’après coup. Un tel constat ne condamne pas pour autant les sciences sociales à l’impuissance car en soulignant l’enchevêtrement des logiques sociales à l’œuvre, elles mettent justement le doigt sur ce qui est historiquement produit par une société donnée – et donc sur ce qui pourrait changer.
On comprend alors mieux l’intérêt d’éclairer, comme le font les auteurs, les motivations de ces mineurs utopistes à la lumière de nombreux mécanismes établis par des enquêtes en sociologie de l’éducation, sociologie urbaine, sociologie de la jeunesse, sociologie de l’immigration, sociologie de la mobilité sociale ou encore en sociologie de la famille. « Sociologiser » la radicalité revient ainsi à retrouver dans ces dossiers une série de phénomènes tangibles et à les raccrocher à des dynamiques historiques connues pour mieux ancrer le présent au passé et à ce qui pourrait advenir.
De la radicalité aux guerriers
Ayant adopté dans mes propres travaux une posture épistémologique comparable [6], celle-ci me semble nécessaire pour sortir des raisonnements tautologiques et pour se départir des approches visant à établir des typologies descriptives ou des définitions-inventaires autour de la notion écran de radicalisation qui ne fonctionne jamais mieux qu’« à chaud ». De fait, les résultats de cette enquête, combinés à ceux d’autres enquêtes récentes, permettent d’ouvrir des pistes de réflexion stimulantes.
Ces jeunes à la trajectoire d’ascension interrompue sont en effet aujourd’hui dans une situation inédite puisque l’augmentation de leur surveillance et de leur prise en charge en France rend illusoire un exit vers les zones de guerre. Mais les contradictions de ces expériences répétées de déclassement qui avaient pu les pousser au départ, elles, subsistent et demanderont bien, à terme, à être résolues.
Il faudrait aussi ajouter les contradictions que vivent les majeurs coincés dans l’économie parallèle et qui, à l’orée de la trentaine, se sentent enfermés dans une autre forme d’impasse, avec des dispositions tout à fait différentes. Les utopistes dépeints par les auteurs sont des mineurs qui ont réussi à quitter la France mais qui ont échoué dans leurs plans d’attentats – et ce n’est pas surprenant. Jusqu’à récemment, partir nécessitait relativement peu de ressources et de compétences spécifiques mais supposait d’avoir de bonnes raisons de vouloir adhérer à un nouveau projet [7]. Comme j’ai pu l’indiquer dans mes propres travaux, réussir à organiser un attentat-suicide et aller jusqu’au bout nécessite plutôt d’avoir de bonnes raisons de vouloir sublimer et mettre en spectacle une impasse biographique, obligeant à posséder des dispositions, des ressources et des qualités d’un autre genre. Elles renvoient sans doute moins à la fabrique de la radicalité qu’à la fabrique du guerrier. Cette fabrique française du guerrier a son histoire nationale – celle de la constitution d’une seconde zone chez une petite frange de la jeunesse des quartiers populaires – et une histoire irako-syrienne, avec toute l’incertitude qui entoure aujourd’hui ce que sont devenus les « revenants » [8]. Se posent alors d’autres questions, liées à une socialisation prolongée dans des contextes de violences traumatiques et à son impact sur le cycle de vie des individus. Au regard de cette enquête, elles interrogent le possible continuum entre radicalité agonistique et radicalité utopique à mesure que le temps passe pour des jeunes nécessairement amenés à vieillir.
De ce point de vue, les récents appels émanant de Daech à commettre des attentats solitaires de proximité (et de fortune) ne font que révéler une adaptation aux contraintes effectives qui jouent désormais pour les jeunes occidentaux dans le passage de la radicalité à la guerre. Elles témoignent sans doute d’une réduction objective des options terroristes mais leur succès montre qu’il existe toujours un auditoire préparé à les entendre. En rendant visible leur fabrique sociale, les enquêtes sociologiques comme celles de Laurent Bonelli et Fabien Carrié nous rappellent qu’il existe, ici et maintenant, de multiples leviers d’actions touchant, en amont, à nos comportements collectifs et au fonctionnement de nos institutions.
Laurent Bonelli, Fabien Carrié, La Fabrique de la radicalité. Une sociologie des jeunes djihadistes français. Le Seuil, 2018, 312 p., 20 €.