Recensé : Nicolas Mariot, Histoire d’un sacrifice. Robert, Alice et la guerre, Paris, Seuil (« L’univers historique »), 2017, 434 p., 25,00 €.
François Simiand, aîné de Hertz à l’École normale supérieure et chef de groupe des « durkheimistes », était très ferme sur ce point : il n’y a pas de science du singulier, car « le phénomène individuel n’a pas de cause ». Sans doute la sociologie a-t-elle pris depuis divers chemins, mais il est clair que celui sur lequel Nicolas Mariot s’est aventuré avec Histoire d’un sacrifice diverge fort de l’approche d’un Simiand [1]. Car l’ouvrage a pour ambition de rendre compte de ce qui a pu conduire un individu, Robert Hertz, à prendre une décision très singulière : celle d’un sacrifice, sur le front de la Grande Guerre, qui ressemble fort à un « suicide altruiste » [2].
Un sous-officier durkheimiste
Robert Hertz (1881-1915), normalien trop fortuné pour avoir besoin d’enseigner la philosophie aux potaches, rentier anglophile, alpiniste, hygiéniste et fidèle du Groupe d’études socialistes, auteur de divers travaux sur les faits religieux, était un membre tout à fait atypique de l’ « école sociologique ». Stéphane Baciocchi et Nicolas Mariot ont édité récemment son « Saint Besse, étude d’un culte alpestre », fondé sur des observations de 1912, et des « Contes et dictons » recueillis auprès de poilus en 1915 — ces textes étant accompagnés de rigoureuses et passionnantes enquêtes sur les conditions de leur production [3]. La seconde étude s’essaie déjà à une ethnographie des tranchées sur le front de Meuse, là où Hertz est tombé le 13 avril 1915.
Histoire d’un sacrifice se présente de façon inhabituelle pour un livre de sociologie : il raconte une histoire, il n’y a pas de notes de bas de page, il est agréable à lire. L’auteur, surtout, n’impose pas à son sujet d’ « objectivation » en surplomb. La principale source de l’étude est la correspondance entre Robert, mobilisé, et son épouse Alice, restée à l’arrière avec leur petit garçon et l’imposante famille Hertz. L’ouvrage peut être décrit comme « une longue promenade dans une forêt de mots fébrilement jetés sur le papier » (p. 37). Point crucial, les lettres de l’épouse ont été conservées [4] et, cette fois, elles sont lues — alors qu’elles ont été négligées dans l’édition des lettres de guerre de Hertz en 2002 [5]. Ce choix de méthode a été décisif, car c’est lui qui ouvre la voie à une interprétation neuve, fondée non plus sur les seules idées ou convictions du sociologue, mais sur le réseau dense des rapports sociaux dans lesquels il était pris :
Les choix qu’il fait, ceux qu’il repousse, ne se comprennent que dans le dialogue, réel ou imaginaire, qu’il entretient avec toutes celles et ceux qu’il a laissés derrière lui. (p. 42)
Si les lettres ne sont qu’exceptionnellement données in extenso, elles sont constamment et abondamment citées : on apprend de l’auteur que 56 % du texte des lettres de Hertz a fait l’objet d’une citation (p. 371). Ainsi, sont mis sous les yeux du lecteur à la fois l’énigme et les indices qui peuvent la rendre intelligible.
Une construction en puzzle
La construction de l’ouvrage mérite attention : il commence avec une série de retours en arrière, chaque fois à partir d’un document d’archives. En d’autres termes, le cours des événements n’est restitué que pour proposer une réponse à une question posée par les sources : un étonnement des contemporains, un problème interprétatif d’aujourd’hui. On revient ensuite à un ordre chronologique plus sage, les parties étant découpées comme les trois actes d’un drame : le choix de la fuite en avant, les réponses aux mises en question, l’abandon à l’inévitable. Ce découpage est, dit l’auteur, « le principal résultat de [son] travail » (p. 376). Mais surtout, chaque chapitre est conçu de façon à ajouter une nouvelle question et apporter du matériel pour l’éclairer : une construction « en puzzle » inspirée de The House of Wittgenstein d’Alexander Waugh (p. 369).
Car il s’agit bien de rendre compte d’un mystère, de lui faire rendre raison. Le livre s’ouvre sur la mort du héros, inévitable, dans un combat « perdu d’avance ». À Paris, quelques jours plus tard, la famille et les proches s’assemblent pour un dernier hommage et Alice donne lecture de quelques lettres de Robert où il affirme, dans une exaltation patriotique sans limites, désirer le sacrifice suprême. Émile Durkheim et le normalien Paul Dupuy en sortent troublés : mais pourquoi donc ce « détachement exagéré » (selon le mot de Durkheim, cité p. 34) ? N. Mariot épouse cette question : ainsi commence l’enquête. Du même coup, un problème est discrètement posé : Hertz, normalien et sociologue, n’est pas compris par certains de ses pairs. Qu’est-ce qui le rend différent ?
Trois clefs
La lettre du 2 avril 1915 où, peu de jours avant la fin, Hertz énonce ses raisons, constitue une des charnières de l’étude (p. 133). Il avait demandé son affectation à une compagnie qui montait au feu et venait de l’obtenir. Lorsqu’Alice l’apprend, elle faiblit : oubliant la ferveur guerrière qui l’animait jusque-là, elle s’interroge sur le bien-fondé de la décision de son époux et l’exhorte à la prudence. Elle se reprendra bientôt, imposant le silence à sa colère et à sa peur, mais Robert juge nécessaire de lui expliquer — peut-être pour raffermir sa propre détermination — pourquoi il veut « donner un peu plus que [son] dû » : comme juif — né allemand et naturalisé à l’âge de 12 ans —, comme socialiste, comme sociologue. Autorisé par l’intéressé lui-même, Nicolas Mariot s’empare alors de ces trois clefs pour entreprendre un voyage rétrospectif dans ces diverses dimensions de la biographie de Hertz. Il pratique une description parcimonieuse de la formation de manières d’être et de penser, qui nous épargne les exposés de « contexte ».
Le « désir de sacrifice » de Hertz (comme le dit Alice, citée p. 190) n’est toutefois pas le produit de facteurs biographiques qui détermineraient un processus inexorable : il est formé et maintenu vivant par des interactions sociales constantes. Il y a un monde, en effet, entre les discours que l’on a pu tenir à Paris avant la guerre et l’expérience que Hertz fait après sa mobilisation : l’attente, l’ennui, la déception pendant les longs mois où il est confiné à l’arrière, accompagnés des premières victimes proches. La correspondance permet à Nicolas Mariot de décrire les interactions fines qui entretiennent la flamme et interdisent, en quelque sorte, de reculer.
Il s’agit d’abord de la pression constante d’Alice pour que son héros reste ce qu’il lui dit être depuis le début. Certaines phrases font froid dans le dos : « je t’ai donné à la France » (citée p. 265) ; ou, après coup : Robert « est mort sans regret, en acceptant pleinement, avec un bonheur parfait, son destin » (citée p. 31). La posture initialement prise au sein de la famille, la ferveur des femmes, la rhétorique guerrière des proches embusqués à Paris, tout interdit à Hertz de faiblir.
Mais il y a aussi autre chose : le normalien s’attendait à ce que son amour de la patrie soit partagé par la troupe. Il n’en était rien : tous n’étaient pas « unis dans la tranchée ». Non seulement les hommes prenaient la guerre, au mieux, avec résignation, mais ils regardaient leur sergent — ce bourgeois un peu excité — avec méfiance. La distance de classe était immense. Nicolas Mariot tire ici profit d’une enquête sur un vaste corpus de correspondances et récits du front, qui lui a permis de décrire les rapports, contraints et difficiles, entre intellectuels et hommes du peuple mobilisés côte à côte dans la Grande Guerre [6]. Pour Hertz, comme pour les autres, cette réalité conduit l’intellectuel, gradé de surcroît, à un isolement pénible. Le sociologue essaya de le surmonter en observant certains aspects du « folk-lore » de ces paysans mal dégrossis, mais, au fond, plus humains que la littérature des réformateurs sociaux ne le laissait croire. Il fallait aussi donner un sens à cette immense différence entre lui et eux : la solution trouvée par Hertz passait par une affirmation patriotique redoublée.
Ainsi, les « raisons » de se sacrifier avancées par Hertz ne suffisent pas à rendre compte du passage à l’acte : il fallut aussi que se mît en place un réseau serré d’interactions réelles et de paroles dites qui ne l’étaient pas moins, jusqu’à l’irréversible. N. Mariot met ici à profit son travail antérieur pour opérer une discrète mise en série de la correspondance de Hertz. Celui-ci, comme la plupart des autres bourgeois patriotes, est passé par des moments d’hésitation : n’aurait-il pas mieux servi comme interprète auprès des Britanniques, plutôt qu’en menant ses hommes au feu ? Ces doutes affleurent plus d’une fois, aussi bien chez Robert que chez Alice, avant comme après la décision, sans retour possible, de monter au front. Ainsi, cette description processuelle soigneuse de la marche vers l’abîme établit que des bifurcations se sont présentées. Mais les engagements familiaux dits et répétés, redoublés de la nécessité de se convaincre d’une supériorité morale peu assurée sur les hommes du peuple, finirent par refermer le piège.
Sociologie et micro-histoire
Ce récit, qui restitue autant que possible le quotidien des protagonistes, évite le recours à des effets de réel, pourtant bien tentants, en dépit de quelques exceptions : « les enfants étaient déjà couchés » (p. 153) ou « Alice relit sans relâche les feuillets au goût moisi venus du front » (p. 314). Il était surtout confronté à un piège majeur : « reconstituer le vécu » au point d’imaginer ce que les acteurs pensaient, sur des sujets ou à des moments cruciaux, quand les traces de ces pensées font défaut. Les exemples de cette tentation sont multiples au fil de l’ouvrage, mais l’auteur est, chaque fois, prudent et habile. Il suggère qu’il est possible qu’il en ait été ainsi, que cela viendrait à l’appui du raisonnement, mais qu’il n’y a aucune certitude. Ainsi, l’effet de conviction est produit sans tomber pour autant dans l’un des pièges classiques de la biographie : l’omniscience de l’historien.
L’ouvrage se conclut sur un exposé des « dessous du récit », où le chercheur, finalement, se montre et expose la façon dont il a procédé et comment ses choix de méthode se situent dans les débats actuels des sciences sociales. C’est ainsi, me semble-t-il, qu’un travail scientifique se reconnaît : il laisse voir l’échafaudage qui a permis de construire la maison, il dévoile la façon dont le peintre est dans le tableau. On voit ici un sociologue voyager parmi les auteurs de la micro-histoire pour glaner plus que des façons de faire : des règles de méthode. Rien à voir avec un discours pieux sur l’interdisciplinarité, mais simplement le constat de l’unité des sciences sociales lorsqu’elles s’efforcent d’être réflexives. La matière historique est faite de singularités et la sociologie n’a pas renoncé à s’y confronter – s’écartant ainsi des convictions nomothétiques de Simiand et de ses amis, avec lesquelles Robert Hertz sociologue avait d’ailleurs eu maille à partir. À quelles conditions peut-on mettre en rapport le vécu immédiat et « les structures invisibles selon lesquelles ce vécu est articulé » ? La question, posée par Carlo Ginzburg et Carlo Ponti, deux micro-historiens cités par Nicolas Mariot (p. 380) [7] est désormais partagée par un courant fécond de la sociologie. Celui-ci gagne beaucoup à entretenir, sur ce point crucial, une conversation soutenue avec ceux-là. Voilà, en tous cas, une des leçons que suggère Histoire d’un sacrifice, un très beau livre de sciences sociales.